Épîtres poétiques, 1816-1821 (L. Mušicki)

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Les plus beaux textes de Lukijan Mušicki sont des confessions lyriques. Le sujet y expose ses malheurs et tente de déterminer une attitude morale face aux incertitudes de la vie. On a dit que ce poète a composé un journal intime sous forme de vers, de lettres. On peut lire Mušicki ainsi, c'est certain, car deux valeurs ressortent de son œuvre : l'éloge de l'amitié et l'éloge du courage. Il est indicatif, à ce titre, que la plupart de ses correspondants sont par ailleurs ceux auxquels Mušicki dédie ses poèmes les plus personnels, les plus intimes. Mušicki est poète de l'éloge, celui qui rend gloire et s'enivre de beauté parfaite, accomplie. Le mot beauté est compris comme expression de l'éthique stoïque, de l'attitude morale,  de la beauté du caractère, il s’agit d’un concept susceptible d'être saisi de manière rationnelle. 

La lecture de l'œuvre de Mušicki fait apparaître une poésie surgie de la solitude. C'est au plus fort de ses malentendus avec le métropolite Stratimirović que Mušicki produit ses meilleures pièces poétiques (1816-1821). Moine, solitaire, éloigné de la vie urbaine et des grands centres intellectuels, Mušicki pallie son besoin de communication et d'échange d'idées par l'entretien d'une importante correspondance avec les slavistes et les écrivains de son temps. Cette correspondance est loin d'être sèche ou abstraite : si l'écrivain y traite de questions portant sur l'étude de la langue ou d'autres aspects de l'expression artistique en général, chacune de ses lettres porte la marque d'un authentique tempérament poétique. 

Replacés dans leur contexte historique et social, ces vers reflètent l'état exact de la société serbe de l'époque : une nation séparée par plusieurs frontières et notamment au sein de deux empires antagonistes. Toutefois, Mušicki insiste pour démontrer que l'exemple serbe n'est pas unique (les Allemands vivent aussi dans plusieurs états distincts), et que la fragmentation géographique et urbaine d'une communauté n'influe pas nécessairement, ni en bien ni en mal, sur son développement culturel et politique : « La liberté de l'esprit règne déjà… / Le monde viendra aussi en Serbie, au Monténégro. / Voici l'aube venir ! »). Dans un tel contexte social et politique, un des liens privilégiés entre hommes de culture est la mise en valeur et l'entretien de l'amitié. Cette idée de l'amitié, chez Mušicki, comprend la valeur de fidélité. L'échange d'idées et de valeurs éthiques entre esprits éclairés la fermente. Cet échange épistolaire devient le sel de la vie.  

La poésie de Mušicki est une incessante recherche de soi. Comment se positionner face au monde, de quelle manière répondre aux torts infligés et, surtout, se comprendre soi-même. Premier enseignement : hors de soi il n'y a pas de consolation. La souffrance face à la solitude est sublimée en ténacité, en courage face à l'adversité. Lisons les titres des poèmes dans la période allant de 1815 à 1821 où Mušicki analyse et développe les problèmes de la solitude, de la souffrance : « Consolation à Dragutin » ; « Les œuvres de Deržavin » ; « A Prokopije Bolić, archimandrite de Rakovac » ; « A Kopitar » ; « A soi-même » ; « A Kopitar et Stefanović » ; « A Grigorije Geršić » ; « Victoire du cœur serbe sur le mauvais génie » ; « Voix de la harpe de Šišatovac » ; « Ode à soi-même » ; « Ode à la nouvelle de ma délivrance rapide de la misère d'aujourd'hui ». Il y a là une consolation adressée à un tiers, trois à soi-même, une tirée de la lecture d'un classique (en l'occurrence d'un auteur russe), une invocation des Piérides, alors que les autres représentent des lettres versifiées adressées aux amis, ainsi qu’un poème programmatique publié à l’adresse à l'opinion publique.

Autre élément de valeur : la consolation de la poésie, c’est-à-dire, pour Mušicki, la consolation par la lecture d'une certaine tradition poétique. Son maître à penser, comme il a été le maître à penser de toute une génération d'écrivains classicistes (les plus grands des romantiques reprendront d'ailleurs ses vers pour en faire des éloges de leurs propres travaux littéraires, tels Byron ou Puškin), est Horace. C'est avant tout l'attitude d'Horace qui est mise en exergue et prise pour exemple. 

Par moments, la lecture de Mušicki nous rappelle également les vers du poète français Malherbe : il s'agit d'une commune volonté d’abnégation au profit du bien commun, d'un détachement de soi quand bien même le sujet lyrique s'épancherait sur sa propre détresse, d'une invitation à la sagesse, à l'attitude de résignation stoïque, à la consolation par la culture (« A soi-même »). Il s'agit là d'un des meilleurs, d'un des poèmes les plus poignants de Mušicki, d'une véritable pièce d'anthologie, tant par sa beauté formelle, par son expression, que par la teneur de ses idées. Toute la philosophie du poète classique, tout l’héritage d’Horace, toute l'idée de la culture comme élévation, comme recherche de soi et travail sur soi y transparaît. 

Voici d'autres textes de très belles factures liés au mécénat culturel et au prix qu'en payait, en des temps de troubles, un écrivain raffiné : « Franchi mille obstacles, / Mille autres apparaissent… / Dis à nos amis que je leur écrirais beaucoup / Aussitôt que j'aurai recouvré la liberté d'esprit. / Le cygne aux ailes brisées ne vole pas.» (« A Kopitar et Stefanović ») ; « Il trouve sa force en lui-même… / Etant son seul soutien. » (« Victoire du cœur serbe sur le génie du mal ») ; « L'homme se fait dans la lutte. / Que mon pavois vous protège. L'homme cache / en lui beaucoup de vices secrets… / Il est aisé pour ceux des autres… / La plus dure des victoires se remporte sur soi-même » (« Voix de la harpe de Šišatovac »).  

Milorad Pavić affirme : « Vue d'aujourd'hui, son ambition d'écrire de la poésie de circonstance, d'être au service des besoins quotidiens de son peuple, n'apparaît plus comme un manque mais comme une vertu… L'usage de tout un ensemble de nouvelles formes poétiques fait de Mušicki le plus inventif des poètes du classicisme serbe et ses qualités distinctives de chef de file sont indiscutables » (In Милорад Павић, Класицизам, Београд, 1991, p. 116.) 

Boris Lazić