Lamento pour Belgrade* / Lament nad Beogradom (1962) – Miloš Crnjanski

Lamento


Miloš Crnjanski

 

Études et articles

 

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Crnjanski lit
Lament nad Beogradom

   

Ecrit en 1962 sur une plage anglaise lors de l’exil londonien de Crnjanski, le poème Lamento pour Belgrade est une longue litanie de regrets pour une vie maintenant passée, une énumération passionnée des êtres et des choses vues, une plainte de l’exilé au seuil de la vieillesse qui craint de ne jamais revoir le pays natal et qui dans une vision hallucinante immortalise sa capitale, confrontant, par une suite de contrastes saisissants, strophe après strophe, les brèves joies et maints échecs individuels aux réussites exemplaires de Belgrade, érigée au niveau d’un symbole d’éternité.   

Le poème s’articule sur le contraste du proche et du lointain, sur l’énumération de l’éphémère et la glorification de l’éternel. L’éphémère est de l’ordre du biographique et des destins individuels alors que l’éternel représente les œuvres de l’esprit, les fruits de l’ouvrage humain  aussi bien individuel que collectif – ici symbolisé par la ville de Belgrade.   

Il existe deux versants opposés, deux lignes d’idées représentées par l’agencement des strophes en deux colonnes distinctes : celles de droite sont de l’ordre de la glorification, de l’éloge, du sublime et célèbrent les transfigurations de Belgrade en symbole de beauté, de grandeur, d’éternité. Celles de gauche représentent une réflexion sur la misère et les échecs individuels, sur les destins brisés, les vies ratées. Les deux sont amples et variées et reposent, comme le poème dans son ensemble, sur les principes de l’énumération et du parallélisme. Crnjanski énumère les choses et les êtres proches et lointains (Jan Majen et la Syrmie ; Paris et la Chine, etc.) avant de conclure sur une pointe nihiliste exprimée, notamment, dans les langues étrangères, langues des lieux et contrées qui auront marqué d’une empreinte indélébile sa vie intellectuelle, son cheminement poétique. Reprenant à son compte la technique de Laza Kostić dans son célèbre poème Santa Maria della Salute, il fait rimer ce lexique étranger au lexique serbe afin de souligner l’universalité de l’expérience du néant. A titre d’exemple, ses fameux ništa, ničevo, nada (rien) renvoient, par un superbe jeu de virtuosité intertextuelle, aussi bien à la poésie baroque qu’au très fameux Nevermore d’E. A. Poe.   

Poème métaphysique, méditation sur la vieillesse, la solitude et la mort, poème du regret de la jeunesse et de la découverte de l’altérité, de l’ivresse des échanges et des amours, des rencontres fécondes suivies de brusques disparitions, il s’agit non moins d’un hymne à la joie de vivre, d’une véritable célébration liturgique du monde où l’insoluble paradoxe de l’existence et de la mort inéluctable est résolu par la sublimation et l’abandon de soi dans ce qui le comprend et le transcende, par l’idée d’une ville-monde qui, muée en symbole de pérennité, de vitalisme et d’allégresse, transcende les contingences. A la différence de Stražilovo, Lamento pour Belgrade ne s’achève pas sur un constat de néant mais sur une aspiration à l’extase qui, sans cesse, de strophe en strophe, se renouvelle. Tout au long du poème, l’être et le néant effectuent une danse lexicale, rythmique, poétique sur fond de mélancolie et d’allégresse, élevant la notion même de culture (de la ville comme dépositaire de la culture) au niveau de symbole d’une unité de l’être retrouvée.


♦ Etudes et articles en serbe : 
Petar Džadžić, „Grad sunca ili Lament nad Beogradom“ [La ville du soleil ou Lamento pour Belgrade], in Povlašćeni prostori Miloša Crnjanskog [Les Espaces privilégiés de Miloš Crnjanski], Belgrade, Prosveta, 1993 ; Nikola Cvetković, Pesnička poetika Miloša Crnjanskog [L'Art poétique de Miloš Crnjanski], Priština, Jedinstvo, 1993 ; Novica Petković, Lirske epifanije Miloša Crnjanskog [Les Épiphanies lyriques de Miloš Crnjanski], Belgrade, SKZ, 1996 ; Slobodan Vladušić, Crnjanski, Megalopolis, Belgrade, Službeni glasnik, 2011.


*Traduit du serbe par Slobodan Despot, éd. bilingue, Lausanne, L’Age d’Homme, 1993. 

Boris Lazić