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Desanka Maksimović <

 
 
 
 
 
 

II

LA POÉSIE CONTEMPORAINE


       DESANKA MAKSIMOVIĆ
 
Trois poèmes
 

À ceux qui trébuchent sur le seuil

[за оне који се спотичу преко прага]

Je demande grâce
pour les candides,
pour leur infini étonnement,
pour les gens qui resteront des enfants,
pour les utopistes,
pour les assoiffés à qui on fait passer la rivière
sans les abreuver,
pour les purs qu'on fait passer par les richesses
sans pouvoir les souiller,
pour celui qui toute la journée fabrique des rêves,
pour les silencieux, pour les mélancoliques,
pour ceux qui ne me ressemblent en rien
et pour ceux qui sont semblables à moi.

Pour les maladroits et les nigauds,
pour ceux qui trébuchent sur le seuil,
qui laissent le verre s'échapper de leur main,
pour ceux qui toujours se mettent dans un coin,
que toute menue chose réjouit,
et que chacun rencontre avec joie,
pour ceux qui marchent perdus dans leurs pensées
comme s'ils tenaient une goutte au creux de leur paume,
pour ceux qui ne sont pas semblables à moi
et pour ceux qui sont semblables à moi.
                                                                              
                                                                                  (1964)

Gra
čanica
[грачаница]
 
Gračanica[1], si seulement tu n'étais pas de pierre,
si tu pouvais dans les cieux t'élancer,
comme les Mère de Dieu de Mileševa et Sopoćani[2],
pour que l'étrangère main ne sarcle l'herbe à tes pieds,
pour que les corbeaux ne piétinent ton parvis.
 
Ou si au moins tes cloches ne résonnaient
comme les cœurs des ancêtres, Gračanica,
ou que de ton iconostase les saints
n'avaient de nos bâtisseurs les mains,
ni les anges le visage de Simonida[3].
 
Si tu n'étais pas si profondément
enraciné dans la terre, et nous-mêmes,
si nous n'étions habitués à jurer en ton nom,
Gračanica, si seulement tu n'étais pas de pierre,
si tu pouvais dans les hauteurs t'élancer.
 
Gračanica, si au moins tu étais pour nous une pomme,
que nous puissions te serrer contre notre poitrine,
ainsi te réchauffer toute froidie de vieillesse,
si au moins sur les champs autour de toi
n'étaient disséminés les os de nos splendides ancêtres.
 
Si au moins nous pouvions te soulever sur la Tara,
dans la cour de Kalenić[4] t'emporter,
oublier les visages entourant ton autel.
Gračanica, si seulement tu n'étais pas de pierre,
si tu pouvais dans les cieux t'élancer.

                                                                 (1971)

Je n'ai plus le temps
[немам више времена]
 
Je n'ai plus le temps
pour les longues phrases,
Plus de temps pour les arguments,
Je dactylographie les messages comme des télégrammes.
Je n'ai pas de temps pour attiser la flamme,
Désormais je couvre de cendres la braise calcinée.
Je n'ai plus le temps pour les pèlerinages,
Soudain se raccourcit la distance à l'estuaire,
Je n'ai plus le temps de regarder derrière et revenir.
Je n'en ai plus pour les broutilles,
Maintenant il faut penser à l'éternel et l'insondable.
Je n'ai pas le temps de réfléchir à un carrefour,
Je ne peux qu'arriver quelque part à côté.
Je n'ai pas le temps d'étudier quoi que ce soit,
Pas de temps maintenant pour les analyses,
À présent pour moi l'eau n'est que de l'eau,
Comme au temps où je la buvais du puits ;
Je n'ai pas le temps de morceler le ciel en fragments,
Je le vois tel que le voient les enfants.
Je n'ai plus de temps pour les dieux étrangers,
Même le mien je n'ai su bien le connaître.
Pas de temps pour agréer à de nouveaux mandements,
De trop me sont déjà les Dix vieux commandements.
Plus de temps pour me joindre à quelque société
Ni à ceux qui démontrent la vérité.
Pas le temps de me battre contre les persécuteurs.
Je n'ai pas le temps de rêver, de lentement marcher.

                                                                               (1973)

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     Notes
[1] Gračanica est l'un des plus importants monastères serbes érigé au moyen-âge au Kosovo et Métochie. Le roi Milutin l'a fait construire en 1321, et l'a dédié à l'Ascension de la Très Sainte Vierge/Mère de Dieu. Avec trois autres monastères serbes du Kosovo, Gračanica est inscrit sur la liste du patrimoine mondial en péril de l'Unesco.
[2] Mileševa (première moitié du XIIIe siècle) et Sopoćani (vers 1260) sont des monastères serbes du moyen-âge dont les fresques La Mère de Dieu et l'Ascension de la très sainte Mère de Dieu sont considérées comme chefs-d'œuvre de la peinture serbe du moyen-âge.
[3] Simonida Nemanjić était la fille de l'empereur byzantin Andronic II Paléologue et l'épouse du roi serbe Milutin selon le vœu duquel une fresque avec son portrait a été peinte à Gračanica vers 1320.
[4] Kalenić : monastère serbe du XVe siècle dédié à l'Ascension de la Mère de Dieu.

Poèmes traduits par
Vladimir André Cejovic et Anne Renoue
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