Sekulić, Isidora (1877-1958)

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DOSSIER SPECIAL  
  ISIDORA SEKULIĆ

 

 

 

 

A l’instar du poète et nouvelliste Veljko Petrović, Isidora Sekulić est l’héritière et le successeur de la tradition littéraire serbe de Voïvodine. Native de Mošorin en Voïvodine, elle a passé la majeure partie de sa vie à Belgrade, où elle s’est établie en 1911.

Enseignante de profession, elle a débuté sa carrière littéraire tardivement, à plus de trente ans, et publié deux livres de prose lyrico-méditative avant la Première Guerre mondiale : Сапутници / Compagnons de voyage (1913) et Писма из Норвешке / Lettres de Norvège (1914). Ces deux œuvres révèlent un écrivain accompli attirant l’attention des critiques les plus éminents de cette époque, Jovan Skerlić et Gustav Matoš. Le premier livre, Compagnons de voyage, est un recueil d’écrits, d’ébauches et d’esquisses impressionnistes où prédominent aphorismes et pensées sur divers sujets. Le livre écrit avec virtuosité a été qualifié par Gustav Matoš de « danse des mots ». Ce style est troublé par le maniérisme, la recherche d’effets, l’affectation, la froideur du ton. Dans les Compagnons, il y a peu d’instantanéité, peu de sentiments, tout est placé sous le signe de l’analyse intellectuelle et de la réflexion plus générale.

Nous retrouvons des traits similaires dans les Lettres de Norvège dans lesquelles prédomine la perception poétique de l’hostile paysage norvégien. Toutefois, dans ce livre, Isidora Sekulić se libère d’un subjectivisme exalté et se tourne vers le monde extérieur. Elle est attirée par ce qui est essentiel, élevé, tragique et grotesque dans la nature. Elle se sent plus proche du Nord que du Sud, des montagnes immenses que des paysages vallonnés ou des plats pays. Les aspirations intellectuelles de l’écrivaine s’expriment dans le livre. Elle se livre à une réflexion sur le lien inébranlable entre la nature et la destinée humaine, sur la nature de l’homme norvégien, sur le caractère ethnique du peuple, sur l’Histoire et la culture norvégiennes. Son œuvre est plus un essai, un récit de voyage sur le pays et son peuple que la relation d’aventures et de rencontres du voyageur avec les habitants.

Dans la période de l’entre-deux-guerres et après la Seconde Guerre mondiale, Isidora Sekulić s’est d’avantage consacrée à la nouvelle et à l’essai. Dans les nouvelles, elle abordait principalement les thèmes de la vie citadine. Ella a accordé une attention particulière au destin des familles des petites villes et la plupart de ses nouvelles représente une sorte d’histoire familiale, de saga. A l’image de Jakov Ignjatović et de Borislav Stanković, par exemple, elle s’attache surtout à la déchéance sociale, à la dégénérescence morale et physique. Le fatum du temps qui passe et de la mort marque particulièrement son meilleur recueil de nouvelles, Кроника паланачког гробља / Chronique d’un cimetière de province (I, 1940, II, 1958). Sa perspective d’observation des destins des individus et familles est originale et symbolique. Toutes les nouvelles, hormis deux, débutent de manière identique : par une image d’un cimetière de province et la description de la tombe du héros principal ou, comme dans la meilleure nouvelle du recueil, « Госпа Нола » / « Dame Nola », par la description des tombes de tous les personnages. C’est le commencement par la fin, par la tombe et non le berceau : ceux dont le destin est raconté sont décédés et oubliés depuis longtemps, ce qui plane dans l’air tout au long de la nouvelle lui attribuant une note fataliste et mélancolique. Les procédés par lesquels les destins des personnages sont façonnés sont également singuliers : même si la narration repose sur une forme de chronique, elle n’évolue pas de manière chronologique mais associative. A la voix du narrateur qui commente plus qu’il ne narre se mêlent les voix collectives, porteuses de l’opinion publique de la bourgade. Par ce procédé, les chroniques se transforment en essais narratifs particuliers, en études des mentalités et caractères provinciaux.

L’essai est la forme principale de l’œuvre d’Isidora Sekulić, une forme vers laquelle tendent d’autres genres qu’elle a pratiqués : l’écrit lyrico-méditatif, le récit de voyage, la nouvelle. Il ne faut donc pas s’étonner si l’essai occupe une place prépondérante dans sa création littéraire dont le diapason thématique reste très large. Elle s’attache principalement aux écrivains, serbes ou étrangers, à divers sujets littéraires. Mais elle aborde aussi d’autres arts tels la peinture, le théâtre, la musique, puis les questions de langue, de morale, de philosophie, ce qui ressort davantage dans son recueil d’essais le plus important, Аналитички тренуци и теме / Instants et thèmes analytiques I-III (1940). De tous les écrivains dont elle parle dans son opus d’essais, Njegoš occupe la place centrale : elle lui a consacré un livre entier au titre révélateur : Његошу књига дубоке оданости / A Njegoš, un livre de profonde dévotion (1951) dans lequel elle parle avec ferveur de l’auteur des Lauriers de la montagne et, plus généralement, du poète. De tous les sujets généraux, elle a surtout traité celui de la langue, dans laquelle elle voyait le fondement de toute la culture d’un peuple et le miroir de l’esprit populaire (Говор и језик, културна смотра народа / Le parler et la langue, revue culturelle d’un peuple, 1956). Son idéal linguistique est romantique, celui de Vuk Karadžić : elle considérait que la langue authentique est celle parlée et crée par le peuple. Elle admirait tout particulièrement la langue utilisée par Petar Kočić et regrette qu’elle ne soit pas devenue la langue de toute la littérature serbe.

Critique, Isidora Sekulić était plus interprète que juge littéraire. Elle portait rarement des jugements de valeur et si elle venait à s’aventurer dans l’évaluation, ses avis étaient toujours remplis de bienveillance et ses reproches formulés avec réserve, de manière indirecte. Sa véritable force demeure dans les interprétations moins fondées sur l’analyse, qui représentent plutôt une libre suite d’idées, de remarques, d’images et d’exemples, tandis que l’écrivain et le livre dont elle traite sont plutôt une incitation à l’écriture qu’un sujet réel. Dans ses essais, nous trouverons une multitude d’associations insolites, de libres variations sur les sujets principaux du texte, dotés de brillantes tournures stylistiques et d’effets d’interprétation de virtuose. Toutefois, manquent à ses essais un système interprétatif qui donnerait de la consistance et de la cohérence au contenu. C’est pourquoi ses textes courts sont toujours meilleurs que ceux de plus grande longueur. Elle en était le maître absolu.


♦ Etudes et articles en serbe. Ivanka Udovički, Esej Isidore Sekulić [L’Essai d’Isidora Sekulić], Belgrade, 1977 ; Slavko Leovac, Književno delo Isidore Sekulić [L’Œuvre littéraire d’Isidora Sekulić], Belgrade, 1986 ; Jovan Hristić, O jedinstvu u delu Isidore Sekulić [De l’unité dans l’œuvre d’Isidora Sekulić], Novi Sad, 1994 ; Mladen Leskovac, Sećanje na Isidoru Sekulić [Souvenir d’Isidora Sekulić], Belgrade, 1998 ; Radovan Popović, Isidorina brojanica [Le Chapelet d’Isidora], Belgrade, 2009.

Jovan Deretić

Traduit du serbe par Milan Djordjević