Maksimović, Desanka (1898 – 1993)

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Trois poèmes

 

 

 

 

 

Avec la disparition de Desanka Maksimović en 1993 se clôt un siècle de poésie serbe, un siècle qui aura gardé le souvenir de plusieurs poètes qui ont atteint le faîte des possibilités créatrices dans leur langue maternelle et sont allés au fond de la mémoire collective nationale. Parmi ceux-ci Desanka Maksimović se distinguait par son style d’une grande simplicité, proche de tous et, par-là même, unanimement appréciée.

Dans ses premiers recueils poétiques qui datent de l’entre-deux guerres – Poésies [Песме, 1924], Le Chevalier vert [Зелени витез, 1930], Festin dans la prairie [Гозба на ливади, 1932], Nouvelles poésies [Нове песме, 1936] – elle chante les sentiments humains fondamentaux, surtout l’amour ou, ainsi qu’elle l’a elle-même dit, « ce qui est essentiel en lui ». Un ton mélancolique domine dans les poèmes qui se présentent souvent telle la recherche ou le pressentiment de quelque chose qu’on ne saurait nommer sans ambages. La poétesse est entièrement plongée dans ce monde, elle l’ausculte, en son for intérieur le retravaille, et avec des mots exprime sa perception. Sa poésie est proche du langage parlé. Prévaut un ressenti panthéiste de la nature, de son indivision, de la beauté et de l’origine divine de tous ses éléments. Immergé dans le paysage une voix évoque la source de toute chose existante. La noble naïveté, la sincérité et la tonalité de confession parviennent à neutraliser le danger de la monotonie d’une poésie chantée « sur le même thème, de la même manière ».

Dans les premières années de l’après-guerre Desanka Maksimović privilégie des thèmes liés au contexte de l’époque tout en donnant libre cours à ses sentiments patriotiques. Le fruit toujours lyrique, mais alors aussi épique, en sont ses poésies qui, vues de notre époque actuelle, représentent un témoignage poétique sur une période difficile de l’histoire plus récente de la Serbie. Dans cette phase nous trouvons cependant des poèmes tels Le conte sanglant [Крвавa бајкa] et La Serbie se réveille [Србија се буди] qui, d’une manière inégalable, pathétiquement rédemptrice, solennellement poétique synthétisent les expériences tragiques et les sentiments patriotiques du peuple de la poétesse.

L’art créatif de Desanka Maksimović atteint incontestablement son apogée dans le trio de recueils que constituent Je demande grâce [Тражим помиловање, 1964], Je n’ai plus de temps [Немам више времена, 1973] et Annales des descendants de Perun [Летопис Перунових потомака, 1979]. En recueillant « les fruits tardifs » de l’imagination langagière, la poétesse a élargi l’échelle expressive et thématique de sa poésie et croisé son lyrisme descriptif avec l’évocation des moments clé de l’Histoire nationale : la mythologie slave et le Moyen Age, mais aussi la contemporanéité qui, progressivement, « se fait histoire ».

Je demande grâce est sans nul doute l’une des œuvres majeures de la poésie serbe du XXe siècle ; comme l’indique le sous-titre, c’est une discussion lyrique avec le Code de l’empereur Dušan mais qui, par son importance, ouvre un débat avec les contemporains. À la strate historique du poème (la première couche du palimpseste) fondée sur le Code de Dušan qui lui-même réactualise les questions liées au pouvoir et à son exercice, à l’arbitraire et au despotisme, Desanka Maksimović apporte sa réponse personnelle, modeste et apaisée, qui apparaît dans les couches plus profondes du recueil tel le résultat de la contestation poétique de tout ce qui menace la liberté humaine. Par son fondement épique, mais aussi par son écriture lyrique, c’est là le fruit d’une concentration et d’une inspiration poétiques ingénieuses.

Je n’ai plus de temps renvoie la poétesse du tourbillon de l’Histoire à elle-même. L’introspection poétique à l’âge adulte où l’on rassemble ses expériences de la vie appelle l’innocence et la pureté des premiers temps de la création quand la poésie venait aussi naturellement que le souffle, que la respiration. Le chemin parcouru n’engendre pas uniquement la mélancolie et la tristesse mais aussi une silencieuse résignation – les interrogations sur la fugacité des choses nous rappellent l’inexorabilité de la fin et nous invite à disposer du temps terrestre qui nous est consenti. Les Annales des descendants de Perun s’annonçaient dans certains poèmes que Desanka Maksimović composa à ses tout débuts. La recherche des racines des peuples slaves dans les Balkans l’avait entraînée dans la mythologie, puis dans l’Histoire. Dans ce recueil composé comme un chant lyrico-dramatique, plutôt que le pittoresque lyrique domine une narrativité qui, ici encore, rappelle le souffle des légendes et histoires ancestrales.

Ignorant tous les courants poétiques de la littérature moderne, la poésie de Desanka Maksimović a vu le jour presque à l’ancienne, ainsi que l’on composait des vers à l’aube de la civilisation et comme on le fera, peut-être, dans le futur. Le mécanisme de cette création est très simple mais, à l’image de Desanka Maksimović, seuls peuvent le mettre en œuvre les plus grands poètes. Sa poésie couvre toutes les décennies du XXe siècle et témoigne indirectement de la persistance des particularités humaines originelles que ce siècle aura férocement et à tout jamais tenté d’effacer. L’évocation de ce que la poétesse vit et pressent se concentre dans un poème qui, petit corps isolé, fait de mots, est tel une boîte remplie de mystères, irradiante d’énergie poétique.

Mihailo Pantić

 Traduit par Alain Cappon