Lyrique d'Ithaque (La)* / Lirika Itake (1919) – Miloš Crnjanski

Crnjanski - Ithaque


Miloš Crnjanski

 

A lire :

   

La Lyrique d'Ithaque appartient à un corpus littéraire qui, outre cette poésie lyrique, comprend deux longs poèmes, Stražilovo (1921) et Serbia (1926), un drame, Maska / Le Masque (1918), un recueil de nouvelles, Priče o muškom / Récits au masculin (1920) et le roman Dnevnik o Čarnojeviću / Journal de Tcharnoïévitch (1921). Toutes ces œuvres expriment, en tant que cycle, par une unité thématique évidente et un foisonnement de procédés littéraires, l'expérience de la guerre et du retour de la guerre (entrée dans la vie amoureuse, littéraire, politique). Elles synthétisent, dans le même temps, l'expérience politique et culturelle des jeunes Serbes d'Autriche-Hongrie à l'heure de la chute de l'empire des Habsbourg.

Crnjanski entre en littérature au moment de la fondation d'un Etat commun aux Slaves du Sud : le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes. Il appartient à  la génération du révolutionnaire Gavrilo Princip et des écrivains modernistes ou d'avant-garde tels Ivo Andrić, Rastko Petrović, Stanislav Vinaver, Momčilo Nastasijević, Todor Manojlović, Boško Tokin, Tin Ujević, qui assistent à la réalisation d'un rêve d'unité nationale pluriséculaire et y participent pleinement. Défaitisme et critique sociale forment le socle de ce corps littéraire de Crnjanski, qui fonde le modernisme serbe. Originaire du Banat, officier austro-hongrois, Crnjanski exprime l'absurde de la guerre dans une perspective existentielle. Son œuvre poétique, qui est aussi un dialogue lyrique entre les cultures, à la fois s'inscrit dans une tradition pleinement occidentale et s'en distingue : il y célèbre déjà, de manière critique et lucide, la serbité. Par ailleurs Crnjanski, dès son entrée en littérature, dialogue non seulement avec l'ensemble de l'héritage européen, mais aussi avec les cultures lointaines. Il œuvre, dans un même mouvement, au renouveau national et à la recherche de l'altérité. La Lyrique d'Ithaque pose les premiers jalons de ce qui va devenir une poétique de l'extase intellectuelle et qui se révèlera pleinement dans ses œuvres de la maturité.

Si le défaitisme de Crnjanski, au cœur de Lyrique d'Ithaque, renie l'idéal de la grandeur féodale, du passé étatique, de la raison d'Etat – en particulier dans les poèmes : « Grotesque », « Ode aux potences », « Poème du soldat » – il rend éloge à la figure révolutionnaire de Princip. Le paradoxe n'est qu'apparent. Sa poésie politique refuse et condamne la violence étatique quelle qu'en soit la forme. Il s'agit d'un lyrisme de type anarchique, individualiste emprunt de nihilisme et de nostalgie, peinture exacte de la défaite de l'homme, de l'humain dans la guerre. Son Ulysse est meurtri, désabusé, il chante sa blessure. Princip, en revanche, y représente la figure archétypale du haïdouk, du libérateur auquel il faudrait – le poème renvoie à un fait contemporain – bâtir le Mémorial du Kosovo.

Crnjanski définira son mouvement, le sumatraisme, par les mots suivants : "On écrit en vers libres, ils sont la conséquence de notre teneur... on donne la forme d'une extase à l'état pur." S'il consacre, dans l'édition des commentaires (1959), un chapitre entier à l'énumération quasiment épique des ancêtres (nous savons à  quel point furent importantes les lectures du soir que lui faisait sa mère des recueils de poésie de geste de Vuk Stefanović Karadžić) prêtres ou officiers, lecteurs, orateurs ou poètes, c'est qu'il se prête déjà au jeu des marqueurs, des jalons. Bien qu'il dise "J'ai toujours été mon propre ancêtre", c'est une affirmation à prendre au conditionnel tant il fait appel aux diverses influences littéraires ou extra-littéraires exercées par tel ou tel parent et puisqu'elle clôt un chapitre consacré au passé familial (situé dans l'histoire culturelle, sociale et politique des Serbes de Voïvodine et d'Autriche-Hongrie). Mais affirmation ô combien exacte à la lumière de sa carrière littéraire. Le goût des avant-gardes, le goût des cultures non européennes, s'exprime chez Crnjanski par des poèmes programmatiques tels "Sumatra" et surtout par diverses traductions d'auteurs classiques de la poésie chinoise ou japonaise, recueillies dans deux anthologies qui feront date. Crnjanski s'intéresse à  la métaphore, aux images et, en particulier, à l'idée de suggérer le plus possible par le moins d'effets possibles. Une économie de moyens pour un maximum d'effet lyrique. Ces anthologies représentent, en ce sens, une illustration de son propre lyrisme. Une place de choix y est faite à l'intuition et la suggestion. Renouvellement lyrique ne veut donc pas dire refus d'héritage.

La Lyrique d'Ithaque marquera les esprits : on assiste à l'élaboration d'une versification plus dense, plus complexe, plus à même de suivre et d'exprimer le cheminement de la pensée, sa forme digressive, ses interrogations, ses incertitudes, ses supputations et ses thèmes, qui sont nouveaux, aussi bien qu'un enchevêtrement d'émotions diverses voire contradictoires pour lesquelles l'ancienne métrique du monde d'avant-guerre n'est plus de mise : ici le vers est souvent elliptique. Sur le plan du contenu, l'expressionisme de Crnjanski se caractérise par l'épuration de tout didactisme et utilitarisme. Le poème, en ce sens, n'est plus, comme il pouvait parfois l'être autrefois, le reflet de l'idéologie. Sur le plan de la forme, il renonce à la rigueur traditionnelle car il se veut plus souple et plus ouvert aux alternances toniques et rythmiques qui exprimeraient de nouveaux contenus, une nouvelle psychologie, de nouveaux états d'âmes et les traduiraient par autant de formes neuves (sur les traces du vers libre de Laza Kostić et Milan Ćurčin). Nouveau langage, nouvelle forme poétique pour peindre un nouveau monde intérieur, ouvert à l'altérité, expression à la fois du mal-être et de l'aspiration au sublime, à l'extase sur fond d'une harmonie exemplaire entre la réalité extérieure et état d'âme.


♦ Etudes et articles en serbe : 
Mate Lončar, „Obzori sumatraizma“ [Les horizons du sumatraïsme], in Književno delo Miloša Crnjanskog [L’œuvre littéraire de Miloš Crnjanski ], (dir.) P. Palavestra, S. Radulović, Belgrade, Institut za književnost i umetnost, BIGZ, 1972 ; Slobodan Rakitić, „Od Itake do priviđenja“ [De l’Ithaque aux mirages], Ibid. ; Svetlana Velmar-Janković, „Pesnik trenutka koji nestaje“ [Le poète de l’instant qui disparaît], in Miloš Crnjanski Sabrane pesme [Poèmes, Collection complète], Belgrade, SKZ, 1978 ; Nikola Cvetković, Pesnička poetika Miloša Crnjanskog [L'Art poétique de Miloš Crnjanski], Priština, Jedinstvo, 1993 ; Slavko Leovac, „Poetske vizije i melodije Miloša Crnjanskog“ [Les visions poétiques et mélodies de Miloš Crnjanski], Poezija i tradicija [Poésie et  tradition], Belgrade, SKZ, 1995.

*In Ithaque / Poèmes et commentaires, traduit du serbe par Vladimir André Čejović et Anne Renoue, Lausanne, L’Age d’Homme, 1999.

Boris Lazić