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Miloš Crnjanski est considéré comme l’une des figures majeures de la littérature serbe du XXe siècle. Et pour cause : poète à la sensibilité raffinée et romancier au style unique, incomparable, ce fervent adepte d’une esthétique moderniste n’a cessé, d’un livre à l’autre, de réinventer son écriture tout en démontrant que l'on peut aller toujours plus loin dans l'exploration de nouveaux moyens d'expression littéraire. Enfant de son siècle, marqué à jamais par les fureurs de l’Histoire – les guerres et l’exil – cet écrivain, tel un Ulysse moderne, n'a pas cessé non plus, toute sa vie durant, de chercher une Ithaque salutaire au dépit des nombreux naufrages qu’il n’a pas pu ou su éviter. Le fruit de cette double quête est son œuvre qui se présente à la fois comme une puissante méditation sur la misère et la grandeur de l'homme, et comme un univers bien singulier où se côtoient les mondes réel et utopique, l’histoire et la métaphysique. Sous le signe du « hasard comédien » Né à Czongrad en 1893, Crnjanski entre en littérature au lendemain de la Grande Guerre : poète rebelle, fiévreux « hypermoderniste », il est alors perçu, avec Ivo Andrić et Miroslav Krleža, comme l’un des porte-drapeaux de la jeune génération qui s’affirme dans le nouvel État yougoslave. Sa vie, riche en revirements, et sa fortune littéraire diffèrent pourtant ostensiblement de celles de ses deux illustres contemporains. Personnalité controversée à l’esprit vif et frondeur, ce non-conformiste obstiné a dû en effet suivre un chemin hors des sentiers battus, placé sous le signe du « hasard comédien » – métaphore ironique par laquelle il évoquait lui-même l’imprévisible destinée de l’homme et la logique cynique de l’Histoire. Ce sont les deux guerres mondiales qui ont fixé son sort existentiel et littéraire. Originaire de la Voïvodine et étudiant à Vienne à la veille de la Grande Guerre, Crnjanski fut expédié de force sur le front par les autorités austro-hongroises. A cette expérience douloureuse, dont il gardera longtemps des séquelles, s’en ajoutera une autre, vingt ans après, toute aussi traumatisante : celle de l’exil. Diplomate du Royaume de Yougoslavie à Rome, appelé à rejoindre, en 1941, le gouvernement royaliste réfugié à Londres, il fut, après la guerre, mis à l’index par le régime communiste et contraint d’accepter le sort qu’on lui imposait : celui d’un proscrit. Vers la fin de sa vie, l’écrivain fut cependant réhabilité : après plus de vingt ans d’exil, il fut accueilli dans son pays comme un classique vivant. Mais, dans cette gloire soudaine, Crnjanski n’a-t-il pas vu à nouveau la main cynique du « hasard comédien » ? Comblé d’éloges mais las et désenchanté, conscient en outre que ses facultés créatrices commençaient à se tarir, il refusera en 1977 de se nourrir, et s’offrira délibérément à la mort. Un Ulysse désenchanté et la quête de la terre promise Durant sa longue carrière littéraire, Crnjanski a subi plusieurs métamorphoses. Jeune poète révolté, hanté de surcroît par les visions utopistes, il s’impose d’abord comme le chef de file des modernistes serbes tout en prêchant une révolution poétique, conforme à « la nouvelle sensibilité », et un nouvel universalisme qu’il appelle le sumatraïsme. « Nous croyons en une loi et un sens plus profonds, universel », s’exclame-t-il dans « Explication de Sumatra », sorte de manifeste poétique, et il ajoute : « Nous avons libéré la langue de ses chaînes banales, et écoutons comment, enfin libre, elle nous révèle d’elle-même ses mystères ». C’est avec son premier recueil de poésie,La Lyrique d’Ithaque [Lirika Itake,1919], qu’il opère déjà une rupture radicale avec ses prédécesseurs, héritiers du Parnasse et du symbolisme. Mais il n’a pas pour cible les seules règles stériles de la versification : cherchant désespérément son port d’ancrage, le jeune Ulysse désillusionné chante les « odes aux potences » et s’en prend également à toutes les « vérités sacrées », à tous les idéaux et les mythes nationaux. Les sentiments contradictoires qui se dégagent de cette poésie – la révolte teintée de mélancolie, le pessimisme défaitiste traversé par les envolées extatiques – réapparaissent aussi dans Le Journal de Tcharnoïevitch [Dnevnik o Čarnojeviću, 1921]. Dans ce court roman poétique, qui ressemble à un cri déchirant contre l’absurdité de la guerre, l’écrivain règle définitivement le compte des illusions de sa génération trahie et sacrifiée, et clame haut et fort son dégoût d’un monde où règne le chaos et le non-sens. Enfin, cette « nouvelle sensibilité » dont Crnjanski s’est fait le porte-parole, est perceptible également dans ses autres ouvrages publiés à la même époque : dans la comédie poétique Masque [Maska, 1918] et le recueil de nouvelles Récits au masculin [Priče o muškom, 1920], mais surtout dans les longs poèmes Stražilovo (1921) et Serbia (1926). Le plus réussi est peut-être Stražilovo où l'apparition sublimée d'une Ithaque archétypale semble se dessiner à travers l’évocation, tantôt dionysiaque tantôt élégiaque, de la Fruška Gora, un Pays natal à la fois réel, sensuel et spirituel. En 1929, Crnjanski fait paraître le premier volet de Migrations [Seobe] – un roman de grande envergure consacré au destin de la diaspora serbe des Confins militaires autrichiens dont il était issu – qui ne prendra sa forme finale qu’en 1962. Selon la critique, c’est l’un des maîtres-livres de la littérature serbe moderne dans lequel l’écrivain s’est servi de l’histoire nationale comme d’un tremplin pour en faire la fresque saisissante d’une quête utopique : celle de la Terre promise, une Ithaque salvatrice, ici représentée à travers l’image d’une Russie magnifiée et idéalisée. La « résurrection » d'un « poète déjà mort » Curieusement, pendant une trentaine d’années qui séparent la parution des deux parties de Migrations, Crnjanski n’aura publié que deux livres de récits de voyage – L’amour en Toscane (Ljubav u Toskani, 1930) et Le Livre sur l’Allemagne [Knjiga o Nemačkoj, 1931] – et un court roman, Une goutte de sang espagnol [Kap španske krvi, 1932] ! Manque d’inspiration, perte de confiance en soi, crise provoquée par l’exil ? Quoi qu’il en soit, ce fut une raison supplémentaire, aux yeux des acolytes de Tito, pour l’enterrer symboliquement en le traitant de « poète déjà mort ». Mais, ce « diagnostic » malicieux se révèlera bien prématuré. Car, dès la fin des années 1950 et surtout après son retour dans le pays, Crnjanski fera paraître plusieurs ouvrages qui tous – mis à part peut-être ses deux pièces dramatiques Konak (1958) et Tesla (1966) – démontreront que leur auteur, en dépit de son âge avancé, était toujours en pleine possession de ses forces créatrices. Le plus émouvant de ces ouvrages est sans doute Lamento pour Belgrade [Lament nad Beogradom, 1962], un long poème, sorte d'hymne élégiaque, dans lequel le poète exprime, avec une vigueur qui frise l’extase, son inébranlable attachement à sa « ville blanche », à sa Jérusalem qui, vue depuis son exil londonien, ressemble à une Ithaque certes consolatrice mais de plus en plus inaccessible. Le volumineux livre Chez les Hyperboréens [Kod Hiperborejaca, 1966] est plus difficile à classer. Composé de souvenirs, de récits de voyage et de méditations sur l’art et les artistes (Michel-Ange, Strindberg, Kierkegaard, entre autres), ce déroutant « palimpseste narratif » est également empreint de poésie. Le talent du poète s’est surtout exprimé dans l’évocation des images oniriques du Grand nord et d’une Hyperborée, mythifiée et rêvée. Enfin, une place à part dans l’opus de Crnjanski – celle que l’on réserve aux livres testamentaires – appartient au Roman de Londres [Roman o Londonu, 1971]. Dans ce « chant du cygne » qui devait le libérer définitivement des traumatismes de l’exil, l’écrivain revient aux thèmes de l’errance et du déracinement : il se penche, cette fois, sur le sort des émigrés russes, proscrits et déshérités, qui se sont retrouvés, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à Londres, à la merci d’une impitoyable Babylone moderne. Précisément, ce roman est construit autour de l’histoire d’un couple, le prince Repnine et sa femme Nadia, pour se transformer en une épopée poignante sur l’amour et le sacrifice, le destin et le « hasard comédien »…, bref, en une réflexion sur la condition humaine qui peut être lue à la fois comme le miroir de l’odyssée personnelle de l’auteur et comme une allégorie sur l’errance d’Adam et Eve, chassés à jamais de leur Ithaque. ♦ Etudes et articles en serbe : Nikola Milošević, Roman Miloša Crnjanskog [Le Roman de Miloš Crnjanski], Belgrade, SKZ, 1970 ; Književno delo Miloša Crnjanskog [L’Œuvre littéraire de Miloš Crnjanski], (dir.) Predrag Palavestra, Svetlana Radulović, Belgrade, Institut za književnost i umetnost, BIGZ, 1972 ; Zoran Avramović, Politika i književnost u delu Miloša Crnjanskog [Politique et littérature dans l’œuvre de Miloš Crnjanski], Belgrade, Vreme knjige, 1994 ; Novica Petković, Lirske epifanije Miloša Crnjanskog [Les Épiphanies lyriques de Miloš Crnjanski ], Belgrade, SKZ, 1996 ; Milo Lompar, Crnjanski i Mefistofel [Crnjanski et Méphistophélès], Belgrade, Vreme knjige, 2002 ; Knjiga o Crnjanskom [Le Livre sur Crnjanski], (dir.) Milo Lompar, Belgrade, SKZ, 2005 ; Radmila Popović, Crnjanski i London [Crnjanski et Londres], Istočno Sarajevo, Zavod za udžbenike i nastavna sredstva, 2006. Milivoj Srebro |