Persida Lazarević Di Giacomo Università degli Studi G. d’Annunzio, Chieti-Pescara, Italie
LA LITTÉRATURE SERBE À VENISE (fin du XVIIIe et première moitié du XIXe siècles) : ENTRE EXIL ET LUTTE PATRIOTIQUE
Résumé Cet exposé étudie la présence de la littérature serbe à Venise à la fin du XVIIIe siècle et au cours de la première partie du XIXe siècle. Ce sont là deux périodes différentes du passé littéraire serbe : à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles, Venise représente pour les hommes de culture serbes une forme d’exil, une plate-forme culturelle d’où transmettre au peuple serbe tout ce qui lui est utile. C’est la période au cours de laquelle sont à l’œuvre à Venise Zaharija Orfelin, Pavle Solarić et Dositej Obradović. La situation de la littérature, néanmoins, se modifie par la suite : pendant les années 1840 et, surtout, les deux années révolutionnaires 1848 et 1849, Venise devient le centre du combat des patriotes italiens qui, afin de le mener à bien, voient dans la littérature populaire serbe, et sud-slave en général, une source d’inspiration qui incite à traduire, refondre des textes, et à en écrire d’autres, originaux. C’est l’époque où s’activent à Venise quelques-uns parmi les principaux noms du Risorgimento italien et, en premier lieu, Niccolò Tommaseo.
Mots-clés Littérature serbe à Venise, Lumières, Orfelin, Dositej, Solarić, Risorgimento, littérature populaire, Tommaseo.
Dans la préface à Мудрољубац индијски [Le Philosophe indien] qu’il fit paraître à Venise en 1809, et s’adressant à madame Sofija Teodorović (l’épouse de l’un des mécènes des écrivains serbes à Trieste), l’écrivain, poète et philosophe serbe Pavle Solarić (1779-1821) s’exprime en deux langues, le français et le serbe[1] :
Chez nous Européens, ou tantôt l’Eglise prédomine le Gouvernement, et veut qu’on méprise tout ce qui est de la terre, et la vie temporelle même – partie de notre existence éternelle – et qu’on ne songe qu’aux choses celestes, incompréhensibles ici-bas; tantôt le Gouvernement foule aux pieds l’Eglise, n’idolâtre que le sehour mondain, et se soucie peu du Ciel; chez nous, dis-je, par cette même réciprocité frequente du pouvoir de la Politique et de la Religion, il subsiste, en quelque manière, cet équilibre naturel perdu, et par-là il regne une liberté plus grande dans notre éducation, une franchise dans nos pensées, et une noblesse dans nos actions. – Car la Divinité et la Constitution ont été de tout tems les deux pilotis, sur lesquels posent les premiers materiaux de l’éducation, se rangent selon leur proportion, et selon leur qualité produisent des Citoyens. –
Je devois m’étendre sur cette matièere pour que personne ne fût surpris lorsqu’il lira que je vous dis, MADAME, avec tran sport: Heureux les tems, et les Pays, où nous vivons! Pays – où VOTRE sexe ausssi, moitié charmante du genre-humain, peut cultiver et développer tous les talens heureux dont il est doué, et s’égale au mien pour la sagesse et pour les productions de l’esprit même; Tems – dans lesquels cette possibilité se montre aussi dans notre chérie Nation Serbienne dans un grand nombre d’individus, et y russi déjà réellement en quelquesunes, comme VOUS en étes un exemple, MADAME.
Notre Nation, autant que je la connois, a du génie, de la curiosité et du goût pour des connoissances utiles, elle a même cette honte naïve de l’ignorance, qui lui ha inspire de l’humilité. J’en ai des preuves parlantes dans une grande partie de Serbiens, dans lesquels, malgré l’éducation inepte ou monastique, qu’on donne malheureusement jusqu’à présent à tous nos enfasi en général, on voit néanmoins des rayons suffisans de la lumière pure pénétrer à travers toutes les ténèbres des préjugés et les obscurités de la superstition, et rendre enfin témoignage public à l’excellence de leur naturel. Et d’ailleurs, notre Nation pourroit – elle porter dignement le prénom de SLAVE, si dans ce qui est le grand point, elle manquioit de gloire (Slave signifie Glorieux).
У нас Европеаца, гди сад Церква преотме мах Царству, и оће да све земно, и привременни живот – част существованïя нашега вѣчног – презиремо, и само непостижима са землѣ небесна мудруствуемо; сад опет Царство Церкву погази, овдешнѣ токмо бищïe светопочитуе, и за Небо се мало брине; у нас, велим, истим овим взаимним честим колебанïем Политике и Богочестïя содержавасе, на неки начин, оно изгублѣнно природно равновѣсïе, и тако тим влада већа свобода у воспитанïю, вольност у мислима, и благородство у дѣянïями нашими. – Ибо, Божество и Царство, всегда су била два исподня столба, на кое се перва градьа воспитанïя насланя, по соразмѣрïю их располаже, и по качеству их Фраждане производи. –
Ово сам предпослати морао, да се нитко не зачуди читаюћи, кад я к' ВАМИ, ГОСПОЖЕ МОЯ, с' восхищенïем велим: Блажено време, у коему, и Землѣ, где ми живимо! Землѣ – гди и ВАШ нѣжни пол, половина сирѣч лѣпша Рода Человѣча, сва своя красна богоданна свойства унищомити и развити може, и полу моему даже у мудрости, и у произведенïями духа верстан эст; Време – у коему та возможност и у нашем милом Сербском Роду многолично показуесе, и већ дѣйствирелно у некима преуспѣва, као и у – ВАМИ.
Род наш, колико га я познаем, има талент, има любопитство и охоту к' полезним знаням, има даже онай благодатни стид од незнанства кои му смиренномудрïе вдихава. Я к' овому имам у великой части Сербаля жива доказателства, у коима, при свему невѣжливом, или монашеском воспитанïю, кое се несречом до данас вообще свой дѣци нашой приподае, кроз све магле предразсужденïя и мраке суевѣрïя найпосле опет довольне луче чистога свѣта пробïяю, и о изрядству явно свидѣтелствую ныова природства. Пак би-ли се Род наш СЛАВЕНСКИМ достойно прозивати могао, кад би му у овом, що е перво, недоставала слава?
Ce genre de propos pouvait être tenu justement par Pavle Solarić qui vivait alors en Europe, plus précisément à Venise, une sorte d’exil culturel. Et il n’est en rien surprenant qu’après l’invitation à revenir en Serbie que lui avait lancée le propagateur serbe des Lumières Dositej Obradović (1739-1811) et malgré l’assurance que seraient menés à bien les plans que tous deux avaient formés et que l’un comme l’autre tenaient à voir réaliser – en premier lieu, la création d’une école et d’une imprimerie quelque part en Serbie – malgré tout cela, donc, il n’est guère surprenant que Solarić ne soit pas rentré en Serbie, mais demeuré à Venise. À la différence de Dositej, il n’était pas grand voyageur et, à Venise, avait à disposition tout le bien-être de l’Europe occidentale et, avant tout, les livres (les plus récents) et les imprimeries.
Venise était l’endroit idéal pour les imprimeurs et, par voie de conséquence, présentait un grand attrait pour les Serbes qui, à l’époque, n’avaient pas leur propre imprimerie (malgré leurs requêtes sans cesse réitérées auprès de Vienne). Vu ses airs démocratiques, Venise offrait un point d’appui et un refuge idéal aux écrivains serbes de la nouvelle génération qui y vivaient dans une sorte d’exil culturel, très vraisemblablement dans le quartier de Castello peuplé majoritairement de Grecs et d’Illyriens.
Dans l’ensemble, et très objectivement, les Vénitiens facilitèrent la venue en Europe des Slaves – concrètement, des Serbes – du fait de leurs imprimeries et au respect qu’ils manifestaient pour les spécificités de la culture spirituelle serbe[2]. Jusqu’au XIXe siècle, les centres culturels des Serbes se situaient hors des frontières géographiques de leurs territoires d’alors (le mont Athos, Sremski Karlovci et Novi Sad, Budapest, Vienne), Venise représentant le point le plus occidental de la culture serbe. On sait que dès le XVIe siècle, alors que nombre d’étrangers s’installaient à Venise, à leurs yeux, l’endroit idéal où prospérer, le Monténégrin Božidar Vuković (1466-1539) avait ouvert quelque quarante ans auparavant une imprimerie dont Vikentije, son fils, allait poursuivre l’activité, puis d’autres repreneurs encore après lui. En l’occurrence, on procédait toutefois à l’impression d’ouvrages à caractère liturgique.[3]
La période suivante est toutefois liée à la naissance de la nouvelle littérature serbe : en 1758 s’ouvre à Venise l’imprimerie du Grec Dimitrije Teodosije qui édite des livres en grec, arménien et turc (en alphabet grec), puis se procure des caractères cyrilliques et sort des livres destinés aux orthodoxes illyriens/slaves.[4]
Il est un point qu’il ne faut pas perdre de vue : les écrivains serbes – en réalité, peu nombreux – liés à Venise constituent un point de référence essentiel dans la périodisation de la littérature serbe. Dès le XVIIIe siècle, l’activité de la figure la plus marquante des lettres serbes se rattache de fait à Venise : Zaharija Orfelin (1726-1785) est le premier poète qui ait souhaité publier ses œuvres ; à cette fin, il prit le chemin de Venise, La Mecque, à l’époque, du livre serbe.[5]
Les poèmes de Zaharija Orfelin ne sont bien évidemment pas les premiers imprimés chez Dimitrije Teodosije. Le premier livre serbe à l’être à Venise fut sans doute un psautier, et ce en avril 1761. Cette même année furent édités d’autres livres de prières tels le Требник [le Rituel] et Молитвослов [le Bréviaire], peut-être l’ouvrage le plus magnifique de tous ceux qui sortirent de presse à Venise entre 1761 et 1813. L’éventualité que Zaharija, en tant qu’éditeur, ait poussé à leur publication, n’est pas à exclure. Nous savons avec certitude qu’à son arrivée à Venise où il devait faire un séjour – certes, entrecoupé de quelques interruptions – d’environ huit ans, Orfelin trouva à s’employer dans l’imprimerie de Dimitrije Teodosije en tant que correcteur d’épreuves, et l’on peut avancer l’hypothèse que la suggestion faite à Dimitrije d’imprimer des livres serbes ne pouvait émaner que d’un bon connaisseur de la littérature serbe, à savoir Orfelin en personne.
En cette année 1761, Dimitrije Teodosije publie un autre poème d’Orfelin, cette fois écrit en langue russo-slave, Горестни плач славнија иногда Сербији [Pleurs attristés de la jadis glorieuse Serbie]. Conçu sur le thème de pleurs collectifs, ce poème sort l’année suivante dans sa version serbe Плач Сербији [Pleurs de la Serbie] : c’est le tout premier livre de la littérature serbe dans lequel la douleur éprouvée face à l’infortune du peuple se mue en lutte contre l’assujettissement intérieur et étranger auquel il est soumis.
On suppose qu’Orfelin a préconisé d’autres éditions dont le Краткое введеније в историју происхожденија славено-сербскога народа [Court aperçu des événements historiques survenus au peuple serbe] de Pavle Julinac – Julinac ou Đulinac (1730-1785). Historien et traducteur, consul de Russie à Naples, il fit paraître en 1765 son Aperçu dédié à Simeon Černojević. Sans grande qualité historique ni littéraire à cause, surtout, de son caractère de compilation, mais en tant que tel, justement, cet ouvrage est le premier livre serbe du genre : voilà ce qui donne à son auteur son importance et fait par ailleurs la grande utilité que ce livre eut pour les Serbes compte tenu de sa valeur patriotique. Au demeurant, l’objectif que visait Julinac en l’écrivant n’était autre que de faire connaître aux Serbes leur passé.
Toujours en présence, selon toute vraisemblance, d’Orfelin, mais cette fois en tant qu’éditeur d’ouvrages scolaires, est imprimé à Venise en 1764 Новаја сербскаја аритметика [Nouvelle arithmétique serbe] de l’écrivain et sénateur Vasilije Damjanović (1735-1792), natif de Sombor ; c’est le premier manuel de ce genre à paraître chez les Serbes. Il sera suivi par le premier livre serbe destiné à l’enseignement secondaire : truffé de mystifications, il devait faire l’objet de plusieurs révisions après sa publication en 1767 ; écrit en 1741 par Dionisije Novaković (1705-1767), qui était natif, lui, de Kotor, Епитом или краткаја сказанија свјашченаго храма [Aperçu ou court récit du saint temple] donnera lieu à plusieurs rééditions (1768, 1783, 1803) après le décès de son auteur qui composait des textes religieux, enseignait la philologie et la théologie à Novi Sad, tout en étant aussi un prédicateur apprécié en Croatie et à Buda.
Outre l’histoire des Serbes de Julinac, Dimitrije Teodosije devait, toujours en 1765, publier Мелодија к пролећу [Mélodie au printemps], son Песн историческа [Chant historique] et, cette fois en russo-slave, Правила молебнаја свјатих србских просвјетителеј [Les Vraies prières des saints éducateurs serbes] – le célèbre Србљак [Anthologie des offices dédiés aux saints serbes]. Ces trois éditions confirmèrent alors l’intérêt sans cesse croissant pour les thèmes historiques dans la littérature serbe du XVIIIe siècle.[6]
Mais le livre le plus important publié par Orfelin chez l’imprimeur vénitien est, en 1772, Житије и славнија дјела Государја Императора Петра Великаго [La Vie et l’œuvre glorieuse du souverain et empereur Pierre le Grand], un ouvrage d’envergure en deux volumes qui connut deux éditions et marque, selon Milorad Pavić, les débuts du roman historique serbe moderne.[7] Néanmoins, ce pour quoi on conservera le souvenir d’Orfelin est un événement de grande portée pour les lettres serbes et slaves du Sud de l’ère nouvelle : la parution en 1768 du Славено-сербски магазин [Le Magazine slavo-serbe]. Première revue scientifique et littéraire à voir le jour chez les Serbes et les Slaves du Sud, calqué sur le magazine russe Eжемeсячныя сочинњия [Compositions mensuelles], le Славено-сербски магазин est important aussi parce qu’il fait d’Orfelin le promoteur de la presse périodique chez les Slaves du Sud. Bien que cette publication n’ait connu qu’un seul numéro, on souligne toujours le rôle qui fut le sien dans les lettres sud-slaves vu sa volonté de diffuser la culture, vu, aussi, qu’elle présentait toutes les caractéristiques d’un véritable magazine riche en critiques et recensions littéraires.
À Venise, Orfelin entendait par ailleurs fonder une société savante des lettres slavo-serbes, ce que nous rapportent Pavel Josif Šafařik et Dimitrije Ruvarac.[8] Ce fait de l’historiographie littéraire reste de nos jours encore toujours à confirmer, mais sans que cette hypothèse doive être écartée.
Quelques années seulement après le séjour d’Orfelin à Venise, le grand écrivain de la nouvelle littérature serbe, Dositej Obradović, parcourut l’Italie et dans une lettre adressée à « l’aimable Haralampije »[9], le curé résident de l’église Saint-Spiridon de Trieste, écrivit ce qui suit :
Sais-tu la façon dont tu m’as dirigé quand, pour la dernière fois, je suis passé par Trieste ? « Va à Venise, m’as-tu dit, puis reviens-en, et nous agirons de telle ou telle sorte ». Je t’ai cru, sur toute la ligne. Qui ne croirait pas un Serbe ? Puis je suis allé me promener dans la ville sur l’eau ; puis j’ai dépensé tous mes avoirs ; puis je suis revenu sans plus rien, aussi nu que le petit doigt, mais la bourse remplie d’espérance. La suite, tu la sais, inutile de te la conter. Et si la fortune ne m’avait pas amené monsieur Varlaam, je serais passé là où je n’avais pas idée d’aller.[10]
Dositej Obradović vint à Venise à plusieurs reprises : ainsi dans Живот и прикљученија [Vie et aventures] dans la partie qui décrit son départ de Corfou pour Venise, il dit que cela faisait « dix-sept jours qu’ils naviguaient vers Venise avec, la plupart du temps, un vent faible ou contraire »[11], puis qu’il gagna la Dalmatie, Zadar, avant de repartir à Venise :
À Venise, les choses ne se concluent pas rapidement ; je pars à Zadar attendre la fin. Ici, ils savaient déjà pour mes prêches en Dalmatie et mon activité à Venise.[12]
Dositej séjourna à Trieste aussi en 1779 où il fit la connaissance de l’archimandrite russe Varlaam ; en tant qu’interprète et professeur d’italien, il l’accompagna en Italie et visita, entre autres villes, Venise pendant le temps du carnaval.
Depuis que Trieste est de saison, monseigneur l’archimandrite russe Varlaam ne pouvait venir m’y chercher à meilleur moment. Il promet de payer pour que je l’accompagne et lui enseigne l’italien. Je ne recherche nulle gratification ; je l’assure que je resterai auprès de lui tout l’hiver, si seulement il m’envoie au printemps de Livourne à Carigrad où je sais que les leçons de français et d’italien, spécialement pour qui peut les enseigner avec le grec, sont bien payées. […] À Trieste, nous commençâmes, lui à me prendre en charge et moi à l’instruire. À cette belle activité nous consacrerons tout le jeûne de Noël, et un si beau jeûne ne devrait pas être haïssable toute une vie durant. Noël passé, à Venise c’est le carnaval. Folie ce serait de rester à Trieste ! Vite, à Venise ! Que nous passâmes là aussi un bon moment, chacun ne le sait que besoin soit de le lui dire.[13]
Quoique Dositej ait publié la majeure partie de ses livres à Leipzig (de même que, par exemple, Emanuil Janković), ceux édités à Venise ne sont pas à négliger. Selon Jovan Skerlić, parut en 1796 la traduction de Толкованија воскресних евангелији [Interprétations des Évangiles de la résurrection] que le métropolite Stefan Stratimirović avait interdite en Serbie. Nous savons qu’en 1803 sortit de l’imprimerie de Pan Teodosije Етика или философија наравоучителна [Éthique ou philosophie morale], la traduction ou, plus exactement, la refonte de Instituzioni di Etica du philosophe italien Francesco Soave. Nous savons encore que Dositej séjourna à Venise d’avril 1803 à avril 1804 et qu’il y publia cette même année son Пјесна на инсурекцију Сербијанов [Poème sur l’insurrection des Serbes]. Quatre ans plus tard devaient paraître ses poèmes dédiés à Alexandre Ier, ainsi que d’autres dédiés à l’émissaire russe Konstantin Konstantinovitch Rodofinikine : Стихи на Новији Год 1808, сочинени в Белград от Србов, Великому Государју Царју и Самодержцу Всеросискому Александру Павловичу [Vers pour la nouvelle année 1808, composés à Belgrade de la part des Serbes à l’adresse du grand tsar et autocrate de toutes les Russies Alexandre Pavlovitch] ; Ини стихи Александру Павловичу [Autres vers à l’adresse d’Alexandre Pavlovitch] ; Ини стихи Високопревосходителнеишему Господину Генералу Родофиникину [Autres vers à l’adresse de Son Excellence monsieur le général Rodofinikine]. À cette époque, précisément, Dositej fit la connaissance d’un autre Serbe de Croatie, Pavle Solarić, arrivé lui aussi à Venise et probablement en 1803 ; le 10 décembre de cette même année, Dositej, Solarić et Anatasije Stojković se rencontrèrent dans la ville voisine de Padoue et, au terme de ces deux jours passés en compagnie du géant de la culture serbe, Solarić décida de se consacrer à la littérature.
Dès lors – dès 1804, donc, et avec quelques interruptions –, Solarić résidera à Venise jusqu’à sa mort. Il y éditera ses œuvres, treize titres aux thématiques différentes. Il sera au centre d’échanges culturels intenses, côtoiera d’autres Serbes dont Dositej Obradović qui collaborera à son Ново гражданско земљеописаније [Nouvelle géographie citoyenne]. Daté de 1804, ce livre se rapporte en fait à la géographie politique de l’ère nouvelle et fut publié par Solarić comme traduction de l’ouvrage d’Adam Christiano Gasparri. Dositej considérait la Géographie de Solarić comme leur œuvre commune tant fut étroite leur collaboration. Date probablement de cette période vénitienne le projet de Dositej de fonder, conjointement avec Solarić, un institut au sein de la communauté serbe. Selon Jovan Skerlić, c’est hors des frontières de la Serbie que Dositej lança l’idée d’union nationale des Serbes de tous les pays, qu’ils fussent de Hongrie, de Turquie, du Monténégro, ou encore les citoyens de la république de Venise.[14] Dositej quittera Trieste le 13 juin 1806 pour rejoindre les insurgés en Serbie, ce sera la dernière fois où Solarić et lui se verront mais, dès lors, ils resteront en contact épistolaire.
Solarić continuera néanmoins à faire paraître ses livres à Venise : en 1809, trois traductions, et en 1810 Поминак књижески, un catalogue de tous les livres slaves édités à Venise jusqu’alors, un ouvrage à dire vrai bien mince au regard de l’avant-propos de Solarić qui vaut surtout par les concepts philologiques contradictoires de son auteur.
Venise reçoit aussi la visite de l’archimandrite de Dalmatie Gerasim Zelić (1752-1828) qui, de même, était en contact avec Solarić et s’opposa résolument à la première tentative d’uniatisme en Dalmatie. Tout comme Dositej, Zelić souhaitait prendre l’avis de Solarić sur ses écrits et, dans le cas présent, de Житије [Hagiographie] qui devait néanmoins paraître à Buda en 1823 ; faute de temps, Solarić ne put parcourir le texte, l’amender, et encore moins le publier.
Zelić était venu solliciter du métropolite de Venise Kutubales (1780-1790)[15] la dignité d’archimandrite vu que les orthodoxes de Dalmatie étaient placés sous sa juridiction.
Après la sainte Épiphanie, je quittai Trieste pour Venise où je passai tout le temps du carnaval jusqu’à la semaine du carême. Je présentai au dit métropolite les documents du patriarche Avraam et le priai de viser ceux-ci afin que chacun dans son diocèse me tînt pour archimandrite. Mais le fait étant que ledit archimandrite et vicaire Skočić avait avant moi adressé une lettre à Venise dans laquelle, colportant d’injustes ragots, il conseillait à monsieur Kutovali de ne pas viser mes documents, et il n’en a rien fait. Après la semaine sainte, je m’en retournai de Venise à Zadar et, de là, au monastère de Krupa 1786 […][16]
À Venise, Solarić eut l’occasion de faire la connaissance d’un autre écrivain originaire de Dalmatie, le secrétaire de l’évêque orthodoxe Kiril Cvjetković (1791-1857) qui, durant son séjour, put le rencontrer au moins une fois par jour, ce qu’il le rapporte dans son autobiographie.[17]
À Solarić, Zelić, Cvjetković, ainsi qu’aux autres Serbes qui résidèrent plus ou moins longtemps à Venise, se rattache – indirectement – la première tentative d’uniatisme en Dalmatie, et ce en liaison avec le premier évêque orthodoxe dalmate, l’episkop Venedikt Kraljević.[18] D’origine obscure et aux impulsions et motivations aussi peu claires, arrivé en Dalmatie en 1808, Kraljević s’établit comme episkop ; très vite il fut accusé par les Serbes de Dalmatie de vouloir instaurer l’uniatisme, ce qui fut la source de multiples désagréments et conflits avec l’épicentre de Šibenik. À cette époque, Solarić était en relation avec Zelić, l’archimandrite du monastère de Krupa, qui lui disait dans ses lettres la situation en Dalmatie et les efforts de Kraljević pour entraîner les Serbes sur la voie de l’uniatisme. Un attentat fut même perpétré contre Kraljević qui put toutefois lui échapper mais, de terreur, s’enfuit à Venise (Zelić et Cvjetković relatent cet événement, mais aussi Spiridon Aleksijević) où il demeurera une quarantaine d’années, côtoyant les groupes illyriens qui résidaient dans le quartier de Castello.
À Venise, Kraljević allait se lier avec Niccolò Tommaseo (1802-1874), l’écrivain, linguiste et patriote italien originaire de Šibenik. De retour en Italie, Tommaseo décida de se fixer à Venise où il continua à publier ses œuvres dont les deux premières versions de son roman Fede e Bellezza, considéré comme son chef d’œuvre. Il fut arrêté à Venise avec Daniele Manin, puis libéré en mars 1848 lors du soulèvement de la ville contre les Autrichiens. Et après la proclamation de la république de Saint-Marc, il occupa d’importantes fonctions au sein du nouvel État.
La présence et l’activité de Niccolò Tommaseo devaient grandement modifier la situation des lettres serbes à Venise. Depuis les années 1840, l’atmosphère littéraire et politique avait changé : c’était l’époque où, en Europe, les nations se constituaient, et aussi le temps de l’union des Slaves du Sud dont les efforts, en ce sens, seront une source d’inspiration pour les Italiens, la littérature populaire serbe, surtout, étant tenue pour une manifestation de combativité et de volonté d’union. La tradition populaire illyrienne, à cet instant, insuffla aux Italiens le désir de se battre. Et l’on sait que Venedikt Kraljević, ainsi que de nombreux amis de Dalmatie, d’Istrie et d’Italie du Nord, collectait les poèmes populaires serbes pour Tommaseo qui, suivant alors la mode littéraire de l’Europe, cherchait à faire la preuve de la qualité de la tradition populaire illyrienne.[19] À la vérité, il ne se sentait pas formidablement bien à Venise, il éprouvait une sorte de vague à l’âme, mais il n’en demeure pas moins qu’à la différence d’Ugo Foscolo, il avait choisi cette ville comme lieu de résidence, l’endroit, à ses yeux, idéal où être au cœur des événements et coordonner l’activité de ses collaborateurs, qu’ils fussent à Venise ou à Trieste.
En cette première moitié du XIXe siècle, et sous l’influence de Tommaseo et de Giuseppe Mazzini, des intellectuels italiens et slaves (originaires, pour la plupart, de Dalmatie et d’Istrie) s’étaient regroupés autour de la revue La Favilla. Suivant l’exemple littéraire de Tommaseo, et aussi parce qu’ils l’avaient rejoint à Venise, ces jeunes gens cherchaient à rapprocher les peuples illyriens et l’Italie. Transmit une impulsion significative à cette importante activité la publication à Venise par Tommaseo – en traduction italienne – de poèmes populaires sud-slaves sous le titre Canti popolari toscani corsi illirici greci, vol. IV, 1841-1842. Dans un « Avertissement » aux lecteurs, Tommaseo précise que ces poèmes illyriens sont extraits du recueil réuni par Vuk Stefanović Karadžić et qu’à certains endroits des variantes viennent en complément du texte ; il remercie ses collaborateurs pour leur aide dans la collecte des poèmes dalmates, permettant ainsi la publication de certains jusque-là inédits en Dalmatie. Dans l’« Avant-propos », il donne un aperçu de l’histoire de la Serbie du Moyen Âge, mais pour ce qui est des faits historiques, on ne saurait dire qu’il se montre systématique, ni qu’il fait preuve de précision, voire d’objectivité. Hormis l’histoire, il évoque les caractéristiques fondamentales des Serbes en tant que peuple dont il présente une image idéalisée, en harmonie avec le rousseauisme romantique typique de cette période ; il cherche dans l’histoire nationale serbe des exemples qui aiguillonneront de nouvelles luttes sociales et politiques, une renaissance au sens moral et culturel du terme. C’est dans cette optique qu’il faut considérer son exaltation de l’épopée du Kosovo et des exploits chevaleresques de Marko Kraljević. Dans les prises de position de Tommaseo, à maintes reprises « nous percevons, semble-t-il, l’écho de certaines conclusions – audacieuses, mais pas toujours fondées – tirées par Adam Mickiewicz dans les célèbres conférences sur la poésie populaire serbe »[20] qu’il donna en 1840-1841 à Paris, au Collège de France. Ces conférences firent grand bruit en Europe et dans les Balkans, de même, du reste, que le livre très important d’Ami Boué La Turquie d’Europe, un document jugé authentique par les Serbes, très acceptable en Occident sur l’existence des Slaves du Sud, et dont Tommaseo fait de fréquentes citations dans son avant-propos. Entre autres, Tommaseo décrit les poèmes populaires illyriens, émet des hypothèses quant à l’époque de leur composition et à leur possible réunion en un cycle, observe que beaucoup de ces poèmes ont pour héros Marko Kraljević mais chantent de même les exploits des haïdouks. Cette poésie, poursuit-il, s’accompagne en Serbie et en Bosnie de chants et de danses. Il fait ensuite l’historique de la collection de ces poèmes, précise que le tout premier à s’y être attelé est Andrija Kačić Miošić mais que le plus grand mérite revient à Vuk Stefanović Karadžić qui a fait paraître un recueil de poésie populaire, des proverbes serbes et un dictionnaire. La Serbie, dit-il encore, n’est pas en panne de chanteurs populaires comme, par exemple, Filip Višnjić, ni d’auteurs composant de la poésie artistique comme Sima Milutinović Sarajlija. Et, au final, il conclut : « Les Slaves ont beaucoup œuvré pour l’état moral et politique de l’Europe […] Sans doute le pourront-ils beaucoup encore. Que leur œuvre soit celle de l’esprit et de la vérité. »
Le poesie eroiche chiamansi Tavorie, da Tavor, l’antico dio della guerra. E le eroiche tengono dell’epopea molto più che le greche: talune passano i mille versi. Quelle che s’aggirano intorno alle glorie e alle sventure del secolo decimo quarto, composte forse nel seguente, e variate e rinfrescate di poi, fanno come una serie di canti ciclici, ai quali giova quasi che manchi unità di poema. Molte (e più recenti le più) versano intorno a Marco Cralievic, accarezzato dall’ammirazione quasi famigliare del popolo, non come servitore de’ Turchi ma come bastonatore loro. Ed appunto come l’ultima forza resistente all’odiato infedele, molti de’ canti celebrano le prove, tra fiere e magnanime, degli aiduchi o banditi. Ma questa è poesia di seconda mano, e quasi eco languida dell’antica armonia: vanto senza dolore, odio senz’ affetto. Del resto ogni menomo fatto è a’ Serbi materia di canto, e così ai Bossinesi: ed amano il canto, tuttochè scompagnato da suono. Ballano e cantano [(1) Boué, III, 162, 480 – II, 194, 116.]; ballano verno e state, e più pure danze che in Grecia: cantano ballando, filando, mietendo; e i vicini aiutano al mietere, e si rallegrano in celie innocenti. E nel Sirmio fanno bandiere delle pezzuole, e ritornano a casa cantando. Festa la vendemmia, festa al tosatura.
Primo a raccorre i canti serbici nella metà del passato secolo, fu un Dalmata, un frate, il Cacich Miossich, degni perciò di gratitudine rispettosa, ancorchè lo facesse senza quegli avvedimenti che il tempo insegnò. Ma l’uomo che si resa della poesia popolare sopra tutti forse gli uomini europei benemerito, è Vuco Stefanovich, il quale nato non lontano dal Montenegro, ebbe in Serbia un uffizio a’ tempi di Giorgio il Nero; indi abitò Vienna, abitò Pietroburgo. Ebbe pensione da Milosio; poi lo lasciò, ligio, pare, alla Russia. E diede un dizionario della lingua, una raccolta de’ proverbi serbici; e, frutto di venti e più anni d’indagini, una corona di canti popolari pe’ quali la sua è collocata tra le più poetiche nazioni d’Europa.
Non mancheranno fino a’ giorni nostri alla Servia i rapsodi. Filippo Visencich di Zvornic in Bossina, cieco, andò co’ figliuoli in Serbia ad aiutare alle salvatrici battaglie di Giorgio il Nero; e sul moto di quella guerra compose un poema: e nell’ardore della zuffa cantava, e tra le palle gridava: «picchiateli come farei io se cieco non fossi.»
Poeta d’arte, il più illustre ch’abbia finora la Serbia, è Simone Milutinovic, nato in Serájevo nel 1791; che combattè sotto Giorgio, fu per cinu’anni maestro al vescovo di Montenegro; e tra Milosio e lui portava imbasciate in abito d’accattone. L’arte ne’ suoi versi è troppa; e per amore di novità è fatto forza a questa lingua, già possente da sè. La quale delle più nobili tra le indo-persiche, tiene più del sanscrito insieme colla greca, così come l’alemanna tien più dello zendo. Lingua oratoria e posata la dice il Boué [(2) II, 37. 142. 414. Aucune discussion dans une langue européenne ne nous a rappelé davantage la convenance et l’éloquence des discours anglais, que ceux tenus dans la langue serbe. Toute la différence est que l’anglais est trop souvent phlegmatique, et que l’âme du Slave turc est réchauffée par le soleil du midi. On y remarque, il est vrai, quelques mots de trop quelquefois: mais ces superfluités prennent si peu de temps, la construction des phrases est si simple, les Slaves ont tant de bon sens et di précision, leur imagination est si pittoresquement orientale, chacun parle si convenablement à son tour, qu’on ne peut que’admirer leur langue, comparée à celle, si souvent trop ampoulée ou trop pleine de fleurs de rhétorique, des Français et des Italiens.]: e la posata facondia di quella gente reputa accomodata alle civili adunanze.
Troppo forse li esalta Boué, troppo certamente li spregiarono finora i Greci fratelli chiamandoli χοντροκεφαλοτ. Ma noi rammentando che di Tessalonica vennero alla Serbia con Cirillo e Metodio la fede e l’alfabeto, compatiremo al greco orgoglio; come a malattia troppo già duramente punita dalla ingiusta diffidenza de’ popoli. Di que’ cinque milioni di Serbi che vivono sparsi nella Turchia, nell’Ungheria, nel Sirmio, e Schiavoni, e Croati e Dalmati, uno segue la credenza turca, uno il rito latino, il greco tre [(1) II, 11]. Desiderando l’unione delle lacere membra, e che ubbidiscano tutte spontanee ad una volontà sola, io desidero insieme la gloria e di Grecia e di Serbia, due elette parti dell’umana famiglia. Molto poterono gli Slavi sullo stato politico e morale d’Europa [(2) I, XIII]; molto forse potranno. Sia l’opera loro in ispirito e verità.[21]
La poésie populaire serbe sera un instrument utile dont les patriotes italiens useront dans leur lutte contre l’Empire autrichien. Si, dans la période précédente, les souffrances du peuple serbe exprimées poétiquement se transformaient en lutte contre l’assujettissement intérieur et étranger, la manifestation poétique de la lutte du peuple serbe contre ces asservissements devient désormais le vecteur des conceptions littéraires de la lutte collective du peuple italien. Par la traduction et le travail sur la poésie populaire serbe, les Italiens vont raviver leur littérature que Francesco Dall’Ongaro, l’un des proches collaborateurs de Tommaseo, qualifiait de « stérile » ; bienvenus sont pour elle, disait-il encore, les vers de la poésie populaire serbe. À Trieste vont y travailler Valussi et Dall’Ongaro, Somma, Gazzoletti, Catarina Percoto, mais aussi Kaznačić et Medo Pucić et d’autres collaborateurs dalmates et istriens moins connus. À partir de 1842 précisément, leur activité se concentrera de manière plus systématique sur les Slaves, La Favilla publiant au cours des deux années suivantes des études (Studi sugli Slavi) qui exposeront à grands traits l’histoire, la littérature, les us et coutumes des Slaves, un accent particulier étant mis sur la poésie populaire serbe qui, du reste, figurera aussi dans le travail de réécriture qu’effectueront Francesco Dall’Ongaro en vers et Caterina Percoto en prose – ce, sans jamais perdre de vue la figure de Marko Kraljević qui cadrait de la meilleure des manières avec la représentation de l’Italien dans la lutte héroïque des peuples illyriens contre l’oppresseur. Tout ce qui dérangeait les Germaniques dans le personnage de Marko Kraljević, en premier lieu ses contradictions, trouvait en Italie un terrain fertile et une adhésion.[22] La poésie épique serbe, par sa force, parvint donc à gagner les patriotes italiens et à les inciter à tenir bon, notamment pendant les deux années révolutionnaires 1848-1849 lorsque le groupe de Trieste rejoignit Venise pour se tenir aux côtés de Tommaseo et de Manin.
De la place Saint-Marc, Tommaseo en appelait à un autre Marc, Marko Kraljević, pour symboliser les idées qu’il promouvait, et à travers le titre de la revue qu’il fonda à Venise manifesta la conception que, de longue date, il défendait : « Fratellanza delle Nazioni », la fraternité des nations, c’est-à-dire la lutte conjointe des peuples – dans son esprit, surtout – italiens et slaves du Sud contre le joug étranger.
La question se pose : quelle est donc la différence essentielle entre les deux présences des lettres serbes à Venise ? La périodisation littéraire est certes, de ce point de vue, importante car dans la première phase, de la fin du XVIIIe au début du XIXe siècle, est clairement visée une mission d’édification : l’élévation culturelle du peuple. Et les écrivains qui vivent alors à Venise une sorte d’exil culturel choisissent de manière rationnelle les modèles européens « pour le bénéfice » du peuple serbe, reprenant certains textes de la littérature européenne qu’ils traduisent et adaptent pour les besoins des Serbes. Ils suivent en cela l’exemple de Dositej Obradović. Venise est la Mecque de la culture, ce dont il faut alors tirer bénéfice ; de Venise, les écrivains serbes se tournent vers la mère patrie.
Solarić meurt à Venise en 1821. Si l’on considère la teneur et la qualité de son œuvre, on ne peut aucunement le comparer à Dositej Obradović, mais par l’amplitude de sa thématique et son éclectisme, il n’en demeure pas moins un auteur très estimable de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. Stanko Korać abonde dans ce sens et affirme que Solarić a introduit dans l’esprit serbe de nouveaux contenus, qu’il a élargi les horizons de la culture serbe et œuvré pour le rattachement spirituel de la Serbie à l’Europe.[23]
Après Pavle Solarić, le dernier civilisateur de la lignée de Dositej Obradović, Venise ne compte plus aucune figure marquante occupant une place importante dans la littérature et la culture serbes. Car après la perte définitive de sa primauté en matière d’imprimerie (du simple fait que, depuis 1770, le monopole de l’impression est entre les mains de Joseph Kurzböck à Vienne), Venise n’exercera plus un tel attrait pour les promoteurs de la culture serbe qui avaient besoin d’imprimeries disposant de caractères cyrilliques. En substance, dès la première partie du XIXe siècle, Vienne devient pour les Serbes le principal centre culturel hors des territoires qu’ils peuplent.
On observera qu’au XVIIIe siècle, la Serbie pouvait s’enorgueillir de compter une vingtaine de personnes qui, d’une manière certaine, se consacraient à la littérature et à la science.[24] Ce petit nombre d’érudits s’était fixé comme objectif la promotion de la culture spirituelle des Serbes et leur entrée dans les cadres européens ; la Serbie pouvait être fière d’eux mais, à ce propos, il faut absolument souligner le rôle primordial que joua Venise en tant que centre de la culture serbe : parmi cette vingtaine d’hommes, les plus en vue séjournèrent et travaillèrent justement dans cette ville.
Il faut préciser un autre fait, nullement négligeable : l’art vénitien de l’impression a marqué l’art typographique serbe de son empreinte également pour ce qui est des aspects extérieurs du livre[25], et cela au moment où la typographie serbe entra dans sa seconde phase. Plus précisément, c’est au XVIIIe siècle que le livre serbe tomba de nouveau sous l’influence de la mode vénitienne en matière d’imprimerie. Mais en dépit de l’adoption de certains éléments vénitiens, il parvint à préserver son caractère propre, ce que confirme Laza Ćurčić :
Avec le retour de l’impression de livres serbes à Venise à partir de 1761 s’exerça une nouvelle fois l’influence directe de l’expérience et de la mode vénitiennes et celle, indirecte, de l’Europe occidentale. L’influence de Venise fut assurément plus déterminante, substantielle, décisive. Le livre serbe depuis toujours absorbait là-bas les influences et modes du temps tout en restant parfaitement lui-même. Aux XVIe et XVIIe siècles à Venise, il s’était imprégné, imbibé de la mode de la Renaissance, adoptant la forme des lettres, initiales, fanions, vignettes, gravures – tout ce qui ne rompait pas avec les traditions vénitienne et serbe de fabrication d’un livre. Tout à la fois produit de la Renaissance, le livre imprimé serbe ne fit siennes ni la page de titre, ni la numérotation des feuilles, ni la pagination, et, de la sorte, conserva son caractère propre en demeurant fidèle au livre manuscrit serbe et byzantin.[26]
En conclusion, on peut affirmer qu’à commencer par son aspect formel, et en dépit de l’influence vénitienne, le livre serbe n’a pas quitté le cadre byzantin, et avec lui, au demeurant, l’ensemble de la littérature des Serbes en leur « exil vénitien ». Si, d’une part, les Serbes ont absorbé l’influence de l’Europe – en réalité, de Venise, centre culturel de l’impri-merie et carrefour séculaire des échanges culturels européens –, les mêmes promoteurs de la culture serbe ont, d’autre part, œuvré pour satisfaire les besoins, pour « le bénéfice » de leur peuple. Toute nouveauté venue d’Europe et susceptible de contribuer à son élévation culturelle était toujours à leurs yeux la bienvenue et appropriée à ses besoins.
Plus tard, au cours de la seconde phase, c’est-à-dire la seconde partie de la présence culturelle serbe à Venise, les années 1840 voient la réception typiquement romantique de la poésie serbe / sud-slave / illyrienne par les patriotes italiens, pour le bénéfice des Italiens et de tous les peuples en lutte pour se libérer du joug autrichien. On suit l’exemple de Tommaseo. Venise est alors une sorte de plate-forme qui permet aux patriotes italiens de regarder de l’autre côté, de se tourner vers les peuples sud-slaves et leurs cultures. En cette première moitié du XIXe siècle, la littérature serbe dans les œuvres des patriotes italiens est identifiée à la littérature populaire. Vue uniquement à travers le prisme de la tradition orale, elle représente dès lors une puissante métaphore dans laquelle se reconnaissent Tommaseo et ses collaborateurs. Tandis que les écrivains serbes dans leur exil vénitien (et triestin) ne communiquent qu’avec le pachalik de Belgrade, sont presque totalement exclus de la vie culturelle à Venise et vivent dans une sorte d’enclave, les patriotes italiens dans leur véritable enclave combattante tournent leurs regards vers l’autre rive : il n’y a plus de noms célèbres, mais des figures historiques, poétiques, au premier rang desquelles Marko Kraljević, le symbole de la lutte contre l’oppression.
Un court texte, reproduit dans l’original français, fait suite à l’avant-propos de Tommaseo à Ilirske pesme [Poèmes illyriens], un appendice, un extrait du récit de voyage d’Adolf-Jérôme Blanqui Voyage en Bulgarie pendant l’année 1841[27], et après cet ajout vient la traduction en italien du livre précédemment cité d’Ami Boué où sont décrits les scènes et héros des chants populaires serbes et, en particulier, les duels ; le texte de Boué repris par Tommaseo et présenté aux lecteurs en traduction italienne évoque avec éloquence la tradition populaire serbe dans l’Europe de ce temps. Le rapport de l’histoire et de la poétique présent dans ces chants populaires est parfaitement adapté à la remise en question de la vérité historique, de la poétique littéraire romantique et des objectifs éthiques que se fixaient les patriotes italiens. Par le truchement de la poésie populaire, la littérature serbe devait contribuer à l’éveil de la conscience nationale et sociale italienne. Dans une période historique de lutte nationale, la poésie populaire devait éduquer les lecteurs dans l’esprit du Risorgimento. En l’occurrence, la littérature serbe représentait la nouveauté et, par le biais de diverses traductions, refonte de textes et écrits originaux, était appropriée aux besoins des Européens.
Traduit du serbe par Alain Cappon
Резиме српска књижевност у венецији : између егзила и патриотске борбе
У овом раду се обрађује присуство српске књижевности у Венецији с краја XVIII и током прве половине XIX века. Ради се о два различита момента српске књижевне прошлости: с једне стране, крајем XVIII и почетком XIX века, Венеција српским културним радницима представља неку врсту егзила, културну платформу са које треба упутити све што је корисно српском народу. Ово је период у коме у Венецији делају Захарије Орфелин, Павле Соларић, Доситеј Обрадовић. Положај српске књижевности се, међутим, потом мења: Венеција, четрдесетих година XIX века, а пре свега у револуционарном двогодишту 1848-49. постаје средиште борбе италијанских патриота који, у народној књижевности Срба и јужних Словена уопште, виде користан материјал, извор инспирација које подстичу на бројне преводе, прераде и оригиналне списе. Ово је период у коме у Венецији делају нека од главних имена италијанског Рисорђимента, пре свега Никола Томазео.
Кључне речи Српска књижевност у Венецији, просветитељство, Орфелин, Доситеј, Соларић, Рисорђименто (Risorgimento), народна књижевност, Томазео.
Summary serbian literature in venice: between exile and patriotic struggle
This paper deals with two phases of the presence of Serbian literature in Venice: the end of the 18th century and the beginning of the 19th century. Serbian writers like Orfelin, Obradović and Solarić lived in Venice in a sort of exile: they translated and adapted the European works of the Enlightenment they found useful for the needs of Serbian people. Later on, towards the end of the first half of the 19th century, Serbian literature will be present in Venice through the translations and adaptations of Serbo-Croatian popular poetry, especially by writers and patriots of the Italian Risorgimento like Tommaseo, Dall’Ongaro, Valussi.
Key words Serbian literature in Venice, Enlightenment, Orfelin, Dositej, Solarić, Risorgimento, popular literature, Tomasseo.
NOTES
[1] Mme Persida Lazarević Di Giacomo, l’auteur de ce texte, a souhaité que cette citation et celle, plus loin, de Niccolò Tommaseo soient reproduites dans leur forme originale, sans correction aucune des fautes. (Note du traducteur.)
[2] Lazar Plavšić, Српске штампарије од краја XV до средине XIX века [Les Imprimeries serbes de la fin du XVe au milieu du XIXe siècles], Belgrade, Udruženje grafičkih preduzeća Jugoslavije, 1959, p. 220.
[3] Пет векова српског штампарства 1494-1994 [Cinq siècles d’imprimeries serbes 1494-1994], Mitar Pešikan, Katarina Mano-Zisi, Miljko Kovačević (éd.), Belgrade, SANU, 1994, p. 85-92 ; Simonetta Pelusi, « Il libro liturgico veneziano per serbi e croati fra Quattro e Cinquecento », in Le civilità del libro e la stampa a Venezia. Testi sacri ebraici, cristiani, islamici dal Quattrocento al Settecento, Venezia, Il Poligrafo, 2000, p. 43-52.
[4] Miroslav Pantić, « Штампар старих српских књига Димитрије Теодосије » [Dimitrije Teodosije, l’imprimeur des livres serbes anciens], in Прилози за књижевност, језик, историју и фолклор [Contributions à la littérature, à la langue, à l’histoire et au folklore], 26/3-4, Belgrade, 1960, p. 206-235. Il faut à ce point signaler que de nombreux livres qui sortirent de l’imprimerie vénitienne de Dimitrije Teodosije avaient comme lieu d’impression Moscou, Saint-Pétersbourg ou Kiev. À cause, très vraisemblablement, des impôts, de la censure vénitienne, et, peut-être aussi en partie, parce que le public littéraire serbe recherchait des livres « russes ».
[5] Laza Ćurčić, « Захарија Орфелин и српска књига » [Zaharija Orfelin et le livre serbe], in Књига о Захарији Орфелину [Livre sur Zaharija Orfelin], Zagreb, Prosvjeta, 2002, p. 27-75.
[6] Dinko Davidov, Захарија Орфелин, Belgrade, Narodna biblioteka Srbije, 2001, p. 21.
[7] Milorad Pavić, Историја српске књижевности барокног доба (XVII и XVIII век) [Histoire de la littérature serbe de l’époque baroque (XVIIe et XVIIIe siècles)], Belgrade, Nolit, 1970, p. 348.
[8] Dimitrije Ruvarac, « Захарија Орфелин животописно-књижевна црта » [Zaharija Orfelin, traits littéraires et biographiques], in Spomenik SKA, X, 1891, p. 78.
[9] Љубезни Харалампије [Lettre à Haralampije] est un texte programmatique paru en 1793.
[10] Dositej Obradović, Живот и прикљученија, in Сабрана дела Доситеја Обрадовића [Les Œuvres complètes de Dositej Obradović], livre I, rédacteur Mirjana D. Stefanović, Belgrade, Zadužbina Dositej Obradović, 2007, p. 16.
[11] Idem, p. 111.
[12] Idem, p. 114.
[13] Idem, p. 125.
[14] Jovan Skerlić, Српска књижевност у XVIII веку [La Littérature serbe au XVIIIe siècle], Belgrade, Izdavačka knjižarnica « Napredak », 1923, p. 295.
[15] Dans Житије, le métropolite de Venise apparaît sous le nom de Kutovali.
[16] Gerasim Zelić, Житије, Nolit, 1988, p. 107.
[17] Автобиографија протосинђела Кирила Цвјетковића и његово страдање за православље [Autobiographie du protosinđel Kiril Cvjetković et son martyre pour l’orthodoxie], édition photocopiée, rédacteur Goran Maksimović, Herceg Novi, Gradska biblioteka i čitaonica, 2004, p. 94.
[18] Episkop Nikodim Milaš, Православна Далмација [La Dalmatie orthodoxe], Belgrade, Sfairos, 1989, p. 477-533.
[19] Jože Pirjevec, Niccolò Tommaseo tra Italia e Slavia, Venise, Marsilio Editori, 1977, p. 57-66.
[20] Mirjana Drndarski, Nikola Tomazeo i naša narodna poezija Niccolò Tommaseo et notre poésie poétique), Belgrade, Institut za književnost i umetnost, 1987, p. 75.
[21] Voir : note de bas de page n° 1.
[22] Il faut cependant reconnaître qu’en Italie non plus, la figure de Marko Kraljević n’a pas toujours reçu un accueil positif : ce fut le cas du drame aux titres multiples de Dall’Ongaro – L’Hercule serbe, L’Hercule slave ou, même, Marko Kraljević (qui est resté sous forme de manuscrit).
[23] Stanko Korać, Преглед књижевног рада Срба у Хрватској [Aperçu du travail littéraire des Serbes en Croatie], Prosvjeta, Zagreb, 1987, p. 89.
[24] Dušan J. Popović, Срби у Војводини [Les Serbes en Voïvodine], Novi Sad, Matica srpska, 1957, p. 411.
[25] Laza Ćurčić, Српске књиге и српски писци 18. века [Les Livres serbes et les écrivains serbes au XVIIIe siècle), Novi Sad, Književna zajednica Novog Sada, 1988, p. 203.
[26] Laza Ćurčić, « Повез српских књига штампаних у Венецији, у штампарији Димитрија Теодосија од 1761. године » [Reliure des livres serbes imprimés à Venise dans l’imprimerie de Dimitrije Teodosije à partir de l’année 1761], in Књига о Захарији Орфелину [Livre sur Zaharija Orfelin], op. cit., p. 82-83.
[27] Cet ouvrage fut publié à Paris en 1843, donc, après la sortie des Poèmes illyriens de Tommaseo, mais l’extrait inséré avait déjà paru en traduction à Šibenik en septembre 1842. Voir : Mate Zorić, Carteggio Tommaseo-Popović, II, in Studia Romanica et Anglica Zagabriensia, 1975, p. 254-255.
Publié sur Serbica.fr le 27 juillet 2012
Pour citer cet article :
Lazarević Di Giacomo, Persida, « La littérature serbe à Venise (fin du XVIIIe et première moitié du XIXe siècles) : entre exil et lutte patriotique », in Srebro, M. (dir.), La Littérature serbe dans le contexte européen : texte, contexte et intertextualité, Pessac, MSHA, 2013, p. 97-113.
Document mis en ligne le 27 juillet 2012 sur le site http://www.serbica.fr
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