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SALUT À LA SERBIE

par

JEAN RICHEPIN

de l'Académie française

 

Jean Richepin

Jean Richapin (1849-1926)
 photographié par Nadar


Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, à côté de 3000 personnes, le président français Raymond Poincaré et des représentants des pays alliés.
 
Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

 

 

Salut, Serbie !… Hélas ! C’est d’une voix amère,
Le cœur gros des mots vains qui n’en peuvent sortir,
Que je viens à ta croix, pauvre peuple martyr,
T’apporter le salut de la France ma mère.

Hélas! a-t-elle usé pour toi tout son crédit?
Je n’ose la juger. C’est ma mère. Pardonne!
À tous, partout, et sans compter, elle se donne.
Le monde entier est là pour le dire, et le dit.

Et cependant, tandis que tu criais vers elle,
Ton cri désespéré restant inentendu,
Tu peux croire qu’à ta défense elle aurait dû
Accourir avec plus de hâte et plus de zèle.

Serbie, oh! ne dis pas cela, que tu le crois!
Tu sais bien qu’elle fut, pour toi plus que pour d’autres,
Le guerriers des guerriers, l’apôtre des apôtres,
Et le cœur, et le bras, soutiens de tous les droits.

Tu sais bien qu’à son poing toujours fleurit le glaive
Vengeur des opprimés, punisseur des tyrans,
Le glaive de justice aux éclats fulgurants
Et dont la pointe est comme une aube qui se lève.

Tu sais bien qu’aux vaincus et qu’aux déshérités
Cette aube fut toujours celle de l’espérance,
Et qu’elle est la semeuse éternelle, ma France,
Du blé pur ou mûrit le pain des libertés.

Et tu sais bien enfin qu’elle fut la première,
Quand l’orage autour de ton front s’amoncela,
La première à crier dans le ciel: "halte-là!"
Et, contre la ténèbre, à brandit sa lumière.

Mais tu sais bien aussi que, juste a ce moment,
Elle-même, sous des météores d’éclipse,
Assaillie, et par quel monstre d’Apocalypse,
Elle eut à s’en défendre, et seule absolument.

Oui, toute seule ! Car ses amis, pas plus qu’elle
N’étaient prêts, contre cette attaque en trahison;
Et la France eut soudain, dans sa propre maison,
Pillant, brûlant, tuant, Bonnot et sa séquelle.

Ils avaient violé la Belgique sa sœur;
La Russie était loin; l’Angleterre sans hommes;
Les neutres ne parlaient que pour dire: «Nous sommes
Muets.» Et leur silence approuvait l’agresseur.

Et la France avait beau, pied à pied, tenir tête
Aux bandits, dont le nombre allait croissant toujours,
Elle connut alors les lamentables jours
Où le monde avait l’air de croire à sa défaite.

La Belgique, écrasée ! Elle, meurtrie, en sang,
Obligée au recul presque jusqu’à l’enceinte
De son Paris, de son coeur, de la cité sainte,
Elle ne pensait plus qu’aux flux l’envahissant.

Elle l’arrêta net, d’un coup de son génie,
Certes! Ses alliés eurent aussi leur tour.
Mais pendant tout ce temps, ton sinistre vautour,
Ô peuple serbe, usait ton corps en agonie;

Et l’aigle noir venant s’y joindre, et les corbeaux,
Turcs, Bulgares, gésiers affamés, becs voraces,
Ta race de héros, sous les immondes races
Qui te déchiquetaient, s’en allait par lambeaux.

Et comme il t’arrivait enfin, retardataire,
(Non, non, pas tout à fait de notre faute, oh! non,
Ne le dis pas, Serbie au grand cœur, au grand nom!)
Le secours qu’implorait ton héroïque terre,

Le secours qu’elle avait si noblement gagné,
Le secours que nous lui devions plus prompt sans doute,
Ô peuple serbe, tu la quittais, toute, toute,
Pauvre peuple appauvri par tant de sang saigné!

Les quelques survivants de ta lutte farouche,
Soldats encore tout prêts à se battre, et tes vieux,
Tes femmes, tes enfants, des larmes plein les yeux,
Etouffant sous leurs poings les sanglots dans leur bouche,

Et ton roi Pierre, tel le Lear shakespearien,
Ombre percluse et morne errant en houppelande,
La barbe éparse sous les vents froids de la lande,
Tous sans guide, et sans gîte, et sans pain, et sans rien,

Tous, tous, vous la quittiez, votre terre chérie,
Vous disant que ses deuils ne seraient point vengés,
Et qu’à vos derniers jours sur des sols étrangers,
Il ne sourirait plus, le ciel de la patrie!

Ô départ pour l’exil, de tous les maux humains
Le plus atroce, ô mal que jamais on n’oublie,
Tu l’as bu, peuple serbe, et bu jusqu’à la lie,
Dans le calice noir des plus affreux chemins!

Ils en triomphaient, sûrs que, soûle de souffrance,
Cette fois, la Serbie épuisée en mourait.
Toi, mourir! Ils en ont menti. Le voici prêt,
Pour la victoire, enfin, le glaive de la France!

Regarde-le Serbie! Il s’érige à son poing.
Droit, et haut, et terrible, il menace, il flamboie,
Il effare le vol fou des oiseaux de proie
Tourbillonnant autour de toi qui ne meurs point.

Ô Serbie, ô petit pays à l'âme immense, 
Tes lâches assassins sans pitié ni remords
Dansaient sur ton trépas, fait de milliers de morts.
Debout, tes morts! Leur vie immortelle commence.

Tu les honoreras demain chez toi, chez eux,
Dans tes vieilles cités qui te seront rendues,
Belles de toutes les splendeurs qui leurs sont dues,
Sous ton ciel retrouvé, sur le sol des aïeux.

Et tu seras toi-même et par eux honorée,
Pour avoir, indomptable et fière jusqu'au bout,
Et jusque par-delà, su demeurer debout,
Toi qui vivais, dans ta tombe murée.

Avec toi, renaissante, ils ressusciteront,
Ô Serbie agrandie en un peuple plus ample,
À tous les autres, grands, petits, servant d'exemple,
Peuple devenu saint, ton auréole au front.

Pays miraculeux, race vraiment élue,
Dont la vie a jailli du fond de ton cercueil,
Et dont l'apothéose a ce sublime orgueil
Que c'est toute l'humanité qui la salue!


In Jean Richepin,
Poèmes durant la guerre (1914-1918), Flammarion, 1919.

 

Richepin - première page


La photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie"
© Collection de Mme
Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić

  > Dossier spécial : la Grande Guerre

 

Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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