L E N E G R E D ' E U R O P E
par
JEAN-LUC RAHARIMANANA
J.-L. Raharimanana
En ce temps-là je prenais mes décisions de nuit. Si je ne les rêvais pas, je les imaginais éveillé. S'il n'y avait pas d'imagination, des pensées noires et menaçantes s'accumulaient, de celles qui voudraient changer le monde mais ne changent que l'emplacement de l'oreille sur le sommier et la couleur de l'insomnie au temps des pleines lunes.
Ces vers résonnèrent longtemps en mes pensées. C'est un Serbe qui les a écrits. Živko Nikolić. En ce temps-là, je venais de publier mon dernier livre Rêves sous le linceul. Les images du Rwanda hantaient encore mon esprit. Les têtes coupées bondissaient encore sous mon canapé. Les machettes découpaient encore mes vers en fines lamelles. Et voici qu'un ami, Boris Lazić, l'un de ces barbares de cette fin de millénaire, me demandait une préface pour une anthologie qu'il prépare ! Une anthologie consacrée aux autres allumés qui peuplaient ces contrées où mille civilisations se targuaient d'en être la Mère et la Maîtresse, le Maître et le Fils légitime. J'aurai sûrement une chance de clamer ma suprématie si j'émigrais là-bas…
D'autres vers vinrent confirmer mes pensées :
J'entends dire que les Serbes sont aujourd'hui le peuple le plus vil d'Europe des assassins et des barbares, des semi-asiatiques, des bêtes fauves, destructeurs et fossoyeurs, hordes de sauvages impies non encore apprivoisées par l'esprit saint, la civilisation. (Stevan Tontić)
Prostré dans mon canapé, face à la télé, humilié encore par les paroles guerrières de certains intellectuels concernant les bosniaqueries, puis assistant impuissant aux massacres sur mon continent, je savourais mon innocence, buvais à la lie ma mauvaise conscience et me réjouissais des nuages sombres qui s'accumulaient au-dessus de ma tête, juste à quelques centimètres du superbe plafond de mon appartement. Scandale et indignation ! Mes crachats incandescents, infaillibles, nets et sans bavures, ne raterontpas les crânes de ces dictateurs et de ces tyrans, de ces génocidaires et de ces S.S. J'étais puissant ! Fort ! Un plus qu'O.N.U ! Ma pluie réduirait en cendres les noires pensées de toute cette horde ! Et le monde vivra en paix. Et je ne me targuerai même pas d'en être l'inspirateur.
En ce temps-là, j'attendais qu'un poète, qu'un prophète ou qu'importe, un fort en gueule, vienne, bouche contre bouche, raisonner tous ces canons tonnant et pétaradant.
Mais le Pape ne jurait que par la malédiction du préservatif…
Les forts en gueule dans ces contrées sauvages, l'Afrique, les Balkans, ne pensaient, ne pouvaient que changer la couleur de leur insomnie…
Où sont donc nos Aragon et nos Malraux ? Où sont donc les figures héroïques de notre Résistance ? C'est bien ce que je me disais, j'aurai ma chance en ces endroits où règnent la faiblesse et l'impuissance :
Te voyant pleurer aujourd'hui mon peuple je me suis réjoui de ce que tu avais conservé la faculté de pleurer de ce que tu exécutais et transmettais de père en fils l'art de pleurer pour une pitance Comme tu es doué mon peuple malheureux et bouffon de bon Cœur que Dieu n'a rien appris à faire (Stevan Tontić)
La poésie serbe pose la question primordiale de l'engagement du poète. Que sont ses mots face aux bruits des canons ? Que sont les frémissements de ses muscles, de ses mains caressant les feuilles contre les tremblements des immeubles ou des signatures paraphées sur les accords de guerre ?
Quand les bombes tombent autour du passant, pourquoi le solliciter encore pour lire un fort joli poème ?
De toute façon, la poésie peut-elle exister dans un pays si belliqueux ?
Je me souviens d'une pensée de Jean Rostand : « Vous tuez un homme, vous êtes un assassin ; vous en tuez mille, vous êtes un conquérant ; vous les tuez tous, vous êtes un dieu ! »
Dans ces contrées, il n'y a pas d'assassins ! Que des conquérants ! Que des aspirants au stade suprême ! Quant à moi, j'ai lu l'homme qui a vu Dieu !
Dieu est infime. il se débrouille aussi bien dans l'air que dans l'eau. lorsqu'il est sur terre il m'effleure puis s'envole. […] il connaît personnellement tous les grands artistes et cite la plupart sans problème. il ne connaît pas mon œuvre par cœur mais se souvient de mon visage. […] parfois il discute avec moi en un endroit particulier mais n'est pas très enthousiaste lorsque je le rencontre dans la multitude je m'adresse à lui poliment demande de ses nouvelles et repart précipitamment. je le connais bien. je te transmets ses salutations (Jovan Zivlak)
Pour les autres, ne reste que l'incertitude :
Où donc est l'erreur ? dans le vide, le fil à plomb se balance encore, de nuit, le clair de lune s'attaque aux fondations, les fées jettent des sorts : Qu'ai-je bâti où fus-je instruit inexactement ? (Darinka Jevrić)
Qu'est la Parole dans ce monde qui n'est que résonance ? Qu'est la Parole quand elle n'est plus versée dans l'encre des poètes ? Quand un président se joue d'elle, la viole, et nous la redonne troublante. Quand un « occidental démocrate » nous la lance au visage en ignorant les murmures qu'elle a enfantés. Murmures qui se ramifient et qui disent que tout n'est pas si simple que cela. Que tout n'a pas été dit. Ni analysé. D'ailleurs, serait-ce possible ?
En ce temps-là, j'espérais que le monde n'oublierait pas la Parole levée dans les rues de Belgrade, que l'on dissocierait enfin les dirigeants et leurs cliques de ceux qui refusent de sombrer leur pays dans les abîmes sans fin du mensonge. Mais il n'y avait plus de doute, ce peuple était et est définitivement barbare ! Voyez ce qu'il commet au Kossovo ! Mais la Tchetchenie était déjà là ! Passons à autre chose ! Les terroristes s'étaient déjà cachés dans les chiottes. Et Moscou dansa, nous apprit-on ! Que la guerre est populaire, s'exclamèrent les sondages ! Et Poutine dansa avec la Reine d'Angleterre ! L'Europe ne broncha pas ! Les Etats-Unis. Les Nations-Unis…
Mais cette préface est consacrée à la poésie et non à la guerre. Le syndrome du Rwanda a encore frappé ! Je suis un poète et non un révolutionnaire ! Faut-il le concours de la machette pour définitivement de l'esprit m'étêter cette propension néfaste ?
Cette anthologie pour redonner la Parole aux poètes. « Ecoute plutôt » me chuchotai-je :
je t'abandonne lettre minuscule va et erre sans moi où bon te semble […] on n'entend plus ce genre d'histoire à ce que je sache. Ou encore : Ô mon poème, rêve. Terre de lumière. Par de minces toiles d'araignée Tu rayonnes en cette demeure (Jovan Zivlak)
A bannir :
J'écris des poèmes. J'ai mal à la tête. J'écris des poèmes. J'ai mal à l'estomac. J'écris des poèmes. Je vomis. (Voïslav Despotov)
En ce temps-là, je ne comprenais pas pourquoi mon ami est venu me chercher pour parler de sa poésie serbe. Novi Sad chantait déjà si bien, Priština ne fut pas en reste des mois plus tard…
Et moi, j'avais mal en mon île, en mon Afrique…
« Tes livres parlent de mon pays » me disait-il ! Moi qui n'y ai jamais mis les pieds, qui n'ai jamais connu la guerre ! Moi qui n'ai vécu que quelques famines, que quelques misères ! Les bombes feraient-elles les mêmes ravages ?
L'errance nous unit.
Errance à travers ces siècles et ces terres qui n'aimèrent pas choisir entre les cultures6 qui les composaient. Errance à travers ces incursions guerrières visant à tout unifier, à tout aplatir, à effacer les aspérités de la différence. Une seule et même langue. Une seule et une même vision. Vision des choses. Vision de Dieu. Quand la parole s'est oubliée dans la gorge d'un assoiffé de pouvoir qui n'aime tant que contrôler, effacer ou éliminer ce qu'il ne comprend pas.
Mais le poète ne voit que la richesse de ces différentes cultures. Ne s'exalte que de ces choses inconnues, de ces sons étranges qui l'étonnent, qu'il apprend de l'autre :
Je ne m'engage solennellement à ne servir aucune des parties à n'aimer un visage offert taillé ou une quelconque image […] à n'oublier la différence et tout ce qui nous sépare entre ce qui nous semble être nous-mêmes ce que nous avons été et ce que nous serons (Branko Maširević)
Errances à travers ces mots qui parlent de soi, à travers ces images fabriquées sur soi. Car l'esprit dit, proclamé cartésien ne supporte de multiplicité dans une seule figure. L'être est original et originel. Différent, unique et pur ! Ne peut être à la fois oriental et occidental ! Chrétien et infidèle ! Juif, orthodoxe, luthérien ou je ne sais quoi !
Je suis laid et malfaisant, mon sang est une slivovitz de haïdouk - il se transforme en farine de poudre en s'égouttant ! Je suis un rat qui grignote les chartes royales / impériales et les immenses lavures aux apparences baroques. J'ai peur de me voir si affreux dans un miroir, assoiffé d'un sang d'eau de vie, avec des dents de vampire pareilles à des poignards qui s'écoulent le long de ma gueule ! (Ivan Negrišorac)
Vers qui me rappellent furieusement ceux de Césaire :
C'était un nègre dégingandé sans rythme ni mesure. Un nègre dont les yeux roulaient une lassitude sanguinolente, Un nègre sans pudeur et ses orteils ricanaient de façon assez puante au fond de la tanière entrebâillée de ses souliers (…) Et l'ensemble faisait parfaitement un nègre hideux, un nègre grognon, un nègre mélancolique, un nègre affalé, ses mains réunies en prière sur un bâton noueux. Un nègre enseveli dans une vieille veste élimée. Un nègre comique et laid et des femmes derrière moi ricanaient en le regardant. Il était COMIQUE ET LAID COMIQUE ET LAID pour sûr ; J'arborai un grand sourire complice… Ma lâcheté retrouvée !
Le nègre d'Europe est bien un serbe ! On lui construit une image. On devise sur son humanité. On s'interroge sur son degré de civilisation, sur sa capacité à comprendre la modernité de ce monde. Lui qui est à l'origine de nombre de conflits, de guerres, de génocides de ces derniers siècles…
Pour sûr, il est affreux et malfaisant…A civiliser !
En ce temps-là A coups de gueule de civilisation A coups d'eau bénite sur les fronts domestiqués Les vautours construisaient à l'ombre de leurs serres Le sanglant monument de l'ère tutélaire […] O le souvenir acide des baisers arrachés Les promesses mutilées au choc des mitrailleuses Hommes étranges qui n'étiez pas des hommes Vous saviez tous les livres vous ne saviez pas l'amour (David Diop)
L'errance nous unit, non comme une perdition mais comme une merveilleuse dérive dans toutes les mers. Nous nous limiterons bien sur le même horizon, nous alignerons bien sur ce trait inaccessible parfois rougi par un disque couchant.
Je lis.
EN VAIN CHERCHES-TU TON CHEMIN VERITABLE SUR TERRE CAR TOUS LES CHEMINS MENENT SOUS ELLE... (Zoran Bognar)
*Avant-propos de l’Antologija srpske poezije na francuskom jeziku [Anthologie de la poésie serbe en langue française].Traduit et présenté par Boris Lazitch.
In : www.tvorac-grada.com
|