L’ACTION CULTURELLE FRANÇAISE AUPRES DES SERBES AU SEIN DU ROYAUME DES SERBES, CROATES ET SLOVENES (1918–1929)
par
Stanislav Sretenović
Institut d’histoire contemporaine - Belgrade
À l’aube de l’entre-deux-guerres la France envisage un vaste projet de la diplomatie culturelle soutenu par la création au sein du Ministère des Affaires étrangères du Service des œuvres françaises à l’étranger. L’un des objectifs les plus importants est le nouvel État yougoslave dont la naissance après la Première Guerre mondiale poursuit la ligne de l’alliance franco-serbe. La France entreprend la direction des affaires culturelles afin de promouvoir les valeurs de sa culture mais aussi les points principaux de sa politique étrangère.
Mots-clés : France, Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, diplomatie, Service des œuvres françaises à l’étranger, action culturelle
Introduction
À la fin de la Grande Guerre, dans le cadre de son adaptation à la nouvelle situation en Europe, le Quai d’Orsay créa des services spécialisés pour traiter les questions économiques et culturelles dans le monde. La volonté de puissance était indissociable de la volonté du prestige de la France dans le monde. Prenant appui sur les résultats positifs de l’action de la propagande pendant la guerre, le gouvernement français engagea une vigoureuse action culturelle dans les pays nouvellement créés en Europe dont beaucoup avaient été imprégnés pendant des siècles par « le germanisme » comme on disait à l’époque. La prise de conscience de la faiblesse de la France elle-même avait contribué à l’établissement de la politique de l’influence culturelle. Bien que vainqueur, la France, dans l’immédiat d’après-guerre, n’ait plus des moyens financiers et du personnel spécialisé à envoyer à l’étranger comme avant la guerre. Ce manque, aux yeux des hommes politiques de l’époque, pouvait être comblé par une action culturelle de grande envergure.
Le projet était ambitieux et prévoyait l’extension du prestige intellectuel de la France, l’action pour faire « connaître et aimer » la France chez les étrangers avec la conviction que les courants commerciaux et économiques suivraient les courants intellectuels et, agissant ensemble, seraient les supports efficaces de l’influence politique. La concrétisation de cette politique fut l’établissement au sein du ministère des Affaires étrangères du Service des Œuvres françaises à l’étranger, par le décret de A. Millerand daté du 15 janvier 1920. Ce service dépendait de la direction des Affaires politiques et commerciales et centralisait les affaires d’action culturelle et de propagande traitées par les subdivisions géographiques du Ministère ou par des organismes de propagande qui avaient été institués pendant la guerre. Par son organisation en quatre sections, il était conçu comme un organisme important qui couvrait l’ensemble de l’action culturelle française à l’étranger.
En s’appuyant sur des actions culturelles et économiques et sur son image, dans le nouveau Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, c’est bien un objectif politique que la France poursuivait : la constitution d’un allié puissant et fiable au sud-est européen. Pour la France, les Serbes étaient le noyau de cet État. L’influence culturelle française devait garantir l’application des traités de 1919–1920 par le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes. Il s’agissait de maintenir la « francophilie » chez les Serbes et de supplanter les traditions « germaniques » dans les anciennes régions austro-hongroises. En s’appuyait sur les affaires déjà existantes en Serbie d’avant-guerre et sur les liens noués entre l’armée française et l’armée serbe pendant la guerre, la France cherchait à étendre son influence au-delà de sa clientèle traditionnelle.
Mais, comment ancrer une culture française jacobine et laïque dans un régime monarchique qui devait fédérer des peuples fort éloignés les uns des autres et de la tradition politique française, pour ne pas dire étrangers à elle ? En s’appuyant sur les Serbes traditionnellement francophiles, la France, ne risquait-t-elle pas d’être refusée par les Croates et les Slovènes où elle était presque inconnue ? Et inversement, dans sa volonté de pénétrer les régions ex-austro-hongroises, ne risquait-t-elle pas de s’éloigner des Serbes ? Telles sont les questions auxquelles nous essaierons de donner des réponses dans ce travail.
Suivant une logique à la fois chronologique et thématique, nous partirons des formes d’influence française parmi les Serbes héritées du passé et de la Grande Guerre. Puis, nous analyserons l’élargissement de l’action culturelle française grâce à Service des Œuvres et la tentative de politique d’influence culturelle qui passait avant tout par la langue. Très vite, la France se rendit compte des obstacles à son action culturelle dans l’ensemble du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes. Vers la fin de la période, pour rattraper la situation, le gouvernement français renforça son action culturelle parmi ses vieux amis les Serbes, tout en cherchant les nouvelles formes d’action culturelle plus adaptées à la réalité du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes.
1. Les formes d’action culturelle française auprès des Serbes, héritées de la Grande Guerre
1.1. L’importance de l’aspect symbolique des relations franco-serbes
Pendant la Première Guerre mondiale, le discours des intellectuels français et serbes présentait le soutien militaire de la Serbie à la France, contre des ennemis communs, comme le prolongement « naturel » des relations amicales franco-serbes bien établies depuis des siècles. Les historiens, les géographes et les linguistes français tels qu’Ernest Denis, Victor Bérard, Emile Haumant et Gaston Gravier avaient joué un rôle prépondérant dans la formulation de ces idées. Dans leurs ouvrages publiés pendant la guerre, « l’idée de la France » avait une place prépondérante. Les Serbes y étaient représentés comme les « petits frères » des Français qui suivaient leur modèle au cours de l’histoire. Dans l’ouvrage de Victor Bérard, La Serbie paru en 1915, qu’on cite ici à titre d’exemple du discours caractéristique pour tous les auteurs, la France était présentée comme une référence pour la Serbie depuis le Moyen Âge et notamment depuis la Révolution française. Parlant de l’insurrection serbe de 1804 il disait que les Serbes étaient le premier peuple balkanique qui se soit soulevé contre les Turcs et qui ainsi suivait le peuple français dans « la conquête des Droits de l’Homme »[1]. La guerre était représentée comme la lutte de « la Serbie nationale et victorieuse, indépendante et parlementaire, tolérante et démocratique contre l’Autriche-Hongrie féodale, policière et inquisitoriale » pour la libération et l’unification de tous les Slaves du Sud[2]. Cependant, ce parallèle France-Serbie ne peut pas toujours s’appliquer : si tous les symboles français étaient liés au républicanisme, les symboles serbes étaient liés au monarchisme. Pour dépasser cette contradiction, le discours de l’élite intellectuelle française soulignait le caractère national de la dynastie des Karadjordjević [Karageorgévitch] (qui n’était pas d’origine allemande comme cela était le cas des autres dynasties balkaniques), son lien avec le peuple, les dons militaires de ses membres, le courage et l’héroïsme. Le roi Pierre Ier pendant la guerre était représenté d’une manière qui sera largement acceptée dans les années qui ont suivi : « Il était assis au milieu des combattants ; il les tutoyait en père ou en grand frère ; il avait repris le fusil, tout comme l’un de nos généraux de la Grande Révolution ; il donnait l’exemple à son armée de ‘citoyens’, tout comme nos généraux citoyens donnent chez nous l’exemple à notre nation en armes. »[3]
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Victor Bérard : La Serbie, 1915 |
Ernest Denis : La Grande Serbie, 1915 |
En été 1918, la diplomatie des grandes puissances alliées avait accepté le principe de la destruction de l’Autriche-Hongrie. Cette décision s’est reflétée dans le discours des diplomates et des hommes politiques. La représentation de la France comme porteuse de la liberté, généreuse, humanitaire et comme propagatrice d’idées nouvelles s’est intensifiée. Dans le cas de la Serbie, il fallait soutenir le projet de l’unification des Slaves du Sud envisagé par le gouvernement serbe et par les émigrés sud-slaves de l’Autriche-Hongrie. À l’occasion de la fête nationale française célébrée à Corfou par l’armée française et l’armée serbe, le président du gouvernement serbe Nikola Pašić [Nicolas Pachitch] avait glorifié la Révolution française, à quoi le ministre français auprès du gouvernement serbe, Joseph de Fontenay, avait répondu que la France et la Serbie combattaient côte à côte pour renverser « cette autre Bastille [Autriche-Hongrie] qui tient encore enchaînés les Nationalités. »[4] La célébration du 14 juillet 1918 fut l’occasion de « matérialiser » symboliquement cette amitié par l’octroi de décorations : au ministre français était conféré la Grande Croix de l’Aigle Blanc, la plus haute décoration que le prince Régent Alexandre Karadjordjević pouvait lui donner. Par ce geste, il exprimait l’intention d’établir les liens qui seraient dans le futur le gage d’une « indissoluble alliance » entre les deux pays. Le prince régent s’était associé à la fête nationale française en organisant deux repas et en octroyant la médaille d’or de la bravoure au commandant Picot, attaché à sa personne, en souvenir « des éminents services rendus par cet officier à la Serbie pendant la guerre »[5]. Le ministre de l’Instruction Publique français avait décoré, de son coté, plusieurs fonctionnaires serbes par les plus hautes décorations françaises telles que les Palmes d’Officiers de l’Instruction Publique et Palmes d’Officiers d’Académie.[6]
1.2. Le rôle des militaires dans l’immédiat d’après-guerre
Parmi les différents organismes gouvernementaux qui s’occupaient de la propagande de la France à l’extérieur, le plus actif dans l’immédiat après-guerre pour l’action en Serbie et dans les ex-régions austro-hongroises était le Commissariat général à l’information et à la propagande[7] créé en mai 1918 au sein du Ministère des Affaires étrangères et à la tête duquel avait été nommé comme commissaire général l’ambassadeur Antony Klobukowski[8], l’homme énergique de Clemenceau.
En Serbie, une des premières actions du soutien français dans le domaine culturel fut de reconstruire les bibliothèques « pillées et détruites par les Allemands ». Un comité pour la reconstitution des bibliothèques de la Serbie fut formé à Paris par plusieurs amis du rapprochement intellectuel franco-serbe et chargé de recueillir des dons de livres. Le comité avait à la tête le président de l’Académie royale de la Serbie, Jovan Žujović [Yovane Jouyovitch][9] et il avait obtenu le soutien du gouvernement français.[10] André Honnorat[11], député des Basses Alpes et membre du comité du patronage de l’association de l’amitié franco-serbe « La Nation serbe en France »[12], fut l’initiateur de plusieurs actions culturelles françaises en Serbie libérée. Il était en mesure d’exercer une influence dans les milieux privés mais aussi dans les milieux gouvernementaux. Seulement trois semaines après l’armistice, sur la demande du député Honnorat, le président du Conseil et Ministre de la Guerre avait adressé une circulaire aux commandants des Armées alliées en Orient, en vue de les inviter à contribuer par les moyens en leur pouvoir à « une œuvre pacifique de propagande française ».
À cet effet, les chefs militaires furent invités à prêter leur concours aux représentants diplomatiques et consulaires français ainsi qu’aux autorités locales, pour l’enseignement de la langue française. En transmettant cette décision à Fontenay, le directeur des Affaires politiques et commerciales, Pierre de Margerie, rappelait : « J’ai à peine besoin d’appeler votre attention sur l’intérêt que nous avons à mettre à profit les circonstances actuelles pour intensifier dans les pays d’Orient notre œuvre d’expansion morale et intellectuelle et je ne doute pas que vous vous associiez pour votre part à l’action qui serait organisée dans ce sens par les commandants de nos armées. »[13] Fontenay était chargé de transmettre les mêmes instructions aux consuls et agents diplomatiques placés sous son autorité. En revanche, les initiatives du général Franchet d’Esperey ne furent pas toujours accueillies favorablement par l’administration centrale. En décembre 1918, il demanda à la section des Balkans qu’une troupe théâtrale française fut envoyée dans les pays balkaniques. Il proposa qu’une série de représentations gratuites soit réservée à la troupe et qu’une série de représentations payantes soit donnée au public à Salonique, Sofia, Belgrade, Bucarest et Constantinople.[14] La proposition fut transmise au Ministre des Affaires étrangères, S. Pichon, qui donna un avis nettement défavorable.
Le projet lui paraissait prématuré pour les raisons suivantes: « La Serbie et la Roumanie viennent seulement d’être délivrées de l’invasion. La situation alimentaire y est très mauvaise. Il semble que la population ait besoin de se remettre de ses souffrances physiques et morales, avant de prendre goût aux manifestations théâtrales. »[15] La présence de l’armée française de l’Orient dans la région, inspirée par des raisons militaires et stratégiques, avait aussi un aspect moins conjoncturel. Dans les régions de la Serbie, dévastées par la guerre, où régnait la pénurie et la famine, l’armée française apparaissait à la population comme porteuse de la liberté, facteur de stabilité, le seul organisme muni des moyens techniques et financiers pour lancer la reconstruction. Le général Franchet d’Espèrey, un des généraux « les plus durs » de l’armée française[16], montrait sa volonté de renforcer la présence militaire française, mais aussi la volonté de faire de l’armée française le vecteur privilégié de la propagande et de l’influence économique et culturelle française. Pour mener cette action, il était indispensable d’associer les efforts de plusieurs organismes d’influence française : les différents ressorts au sein du gouvernement français, surtout entre le Ministère des Affaires étrangères et le Ministère de la Guerre. Or, avec le rétablissement de la paix, l’évaluation de la situation aux Balkans n’était pas toujours identique entre les militaires et les hommes politiques, même dans le domaine culturel.
Franchet d'Esperey photographie de Henri Manuel
Dans le souci de rester en contact avec la future élite serbe formée en France pendant la guerre, André Honnorat avait obtenu de la section des Balkans la décision de relever tous les noms et adresses des jeunes Serbes qui étaient en France à titre d’études ainsi que celles de leurs familles en Serbie. Le souci majeur était de faire connaître la France à leurs familles qui étaient restées en Serbie pendant la guerre. Publications diverses, revues et magazines de propagande furent envoyées par l’intermédiaire de la Légation.[17] En effet, l’action culturelle française en direction des couches sociales populaires serbes avait commencé en 1917, sur le front de Salonique sous l’égide du « Comité d’action franco-serbe ».[18] En 1918, le ministre Fontenay était l’inspirateur et l’organisateur des cours de français pour les soldats serbes, essentiellement d’origine paysanne. Il les avait nommés « L’école bilingue franco-serbe » et, pour son projet, il avait reçu le concours de l’armée d’Orient. L’enseignement comprenait trois jours d’enseignement en français, trois jours en serbe et il y avait des ateliers de menuiserie et de serrurerie où étaient admis les meilleurs élèves – soldats. Les cours se déroulaient en plein air. Fontenay voulait continuer l’effort du gouvernement qui avait déjà pris à sa charge la formation de la future élite serbe en accueillant en France les étudiants de la Serbie.[19] Sous la proposition de général Franchet d’Espèrey, transmise pour décision du président du Conseil et Ministre de la Guerre, le Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts avait autorisé pour les soldats serbes la création de centres d’examen du certificat d’études primaires élémentaires dans les différents corps de troupes. Fontenay était chargé par le Bureau des Ecoles et des œuvres françaises[20] de l’organisation des examens et de la délivrance des diplômes.[21]
2. L’élargissement de l’action culturelle française : du centre vers la périphérie du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes
2.1. La langue – le vecteur privilégié de l’action culturelle française
Après l’armistice, le gouvernement français travailla sur la réorganisation de la propagande qui avait encore des caractéristiques de la période de la guerre. La propagande française menée pendant la guerre fut remplacée par une action culturelle française mieux adaptée à la paix qu’on avait établie. La langue devint le vecteur privilégié de l’influence française dans le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes. La diplomatie française s’efforçait de l’introduire en influençant les décisions du gouvernement royal en matière d’enseignement. Le passage de la propagande à l’action culturelle française s’effectua par l’intermédiaire de l’État.
En janvier 1919, pendant sa visite à Paris, un mois après la proclamation du nouvel État, le ministre de l’Instruction publique du Royaume Ljubomir Davidović [Lïoubomire Davidovitch][22], avait parlé avec le député Honnorat d’une nouvelle convention scolaire et de l’envoi de professeurs français dans le Royaume. S’appuyant sur son activité comme ministre de l’Instruction publique entre 1914 et 1917 pendant l’exode de la jeunesse serbe en France, Davidovitch voulait établir des liens scolaires et universitaires entre le nouveau Royaume et la France. Cette action à l’initiative serbe, soutenue à titre privé du côté français, fut poursuivie par la diplomatie française. Après son retour à Belgrade, Davidovitch eut avec Fontenay un entretien consacré à la question de l’enseignement des langues étrangères dans le nouvel État.[23] Fontenay mesurait les déclarations de Davidovitch en ce qui concerne l’importance que le gouvernement royal était décidé à donner à l’enseignement du français dans les écoles comme « des plus satisfaisantes ». Il jugeait le projet de Davidovitch en fonction de l’importance qui avait été donnée aux langues étrangères autres que le français dans l’enseignement yougoslave. Il était prévu que l’étude de la langue française serait obligatoire dans l’enseignement secondaire à partir de la deuxième classe (qui correspondait en France à la classe de cinquième) tandis que l’anglais et l’allemand n’auraient été que facultatifs. Davidovitch prévoyait la participation concrète de la France dans la formation des futures élites francophones. Pour que les enfants connaissent pratiquement la langue française, le ministre désirait l’envoi de maîtres français : dès le début, il prévoyait l’envoi de 24 professeurs français pour les lycées à huit classes et pour les collèges à quatre classes il était d’accord pour demander à des femmes ayant une bonne expérience de l’enseignement.
Fontenay appuya ce projet parce qu’il voyait dans l’action de l’État un moyen efficace de répandre la pensée française et l’enseignement dans tout le nouveau Royaume, surtout dans les régions ex-austro-hongroises où il pensait que la France devrait contrecarrer l’influence germanique : « Il serait utile de se hâter de mettre à profit d’aussi excellentes dispositions, dont le résultat sera de répandre la pensée française et l’enseignement de notre langue, non seulement dans ce qui était le Royaume de Serbie d’hier mais dans toute la Yougoslavie de demain, c’est-à-dire dans un pays de 12 millions d’habitants, dont la plus grande partie nous échappait jusqu’à présent et était soumis à l’influence germanique ».[24] En Serbie d’avant-guerre, il estimait qu’une des premières tâches des Français aurait dû être de reconstituer rapidement les bibliothèques des universités, des écoles et des villes, de les préparer pour la rentrée des gens formés en France et d’empêcher ainsi que « nos alliés » ne soient tentés de se fournir en livres à Vienne et à Budapest. Sur ce sujet, une concurrence entre le représentant officiel de la France dans le Royaume et le député Honnorat s’était manifestée. À la demande d’Honnorat, soutenue par Klobukowski, commissaire général à l’information et à la propagande, le Quai d’Orsay avait alloué aux Serbes dix milles francs pour la reconstruction des bibliothèques en Serbie.[25] Fontenay avertit le Quai d’Orsay qu’il savait que le député Honnorat avait déjà obtenu quelques crédits pour la réalisation du plan de la reconstruction des bibliothèques et fit savoir qu’il préférerait que cette action fut menée par lui-même. Il faut se demander les raisons de cette concurrence entre le Ministre et le député français. Pendant la guerre, Honnorat était un des membres les plus actifs du comité « La Nation serbe en France » qui s’occupait de l’aide à la jeunesse serbe exilée en France. À côté de la jalousie, Fontenay craignait que l’action de Honnorat, sous l’expérience de la guerre, ne s’arrête au niveau de la Serbie d’avant-guerre et qu’elle n’ait une portée limitée du point de vue des intérêts français d’après-guerre. Fontenay tenait compte des intérêts français dans le nouveau Royaume entier en s’appuyant sur une conception très libérale de l’enseignement caractéristique pour le XIXe siècle. Pour lui, l’influence s’exerçait d’État à État, le progrès venait par l’enseignement de l’État, la création de la nation se faisait par l’enseignement centralisé et l’assimilation se faisait pour le bien-être de tous les citoyens du nouveau Royaume.
Fin mai 1919, le ministre des Affaires étrangères Pichon avait décidé de demander au Assemblée nationale un crédit additionnel de 500.000 francs pour la création d’œuvres scolaires nouvelles ou la réorganisation d’œuvres déjà existantes dans le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes.[26] À la suite de la reconnaissance officielle du Royaume SCS par la France le 4 juin 1919, un plan d’action culturelle française fut mis en œuvre. Le plan mettait l’accent sur les affaires traitées directement entre les institutions gouvernementales et non pas sur les initiatives privées. De son côté, Fontenay avait établi un plan détaillé d’utilisation de la somme allouée avec l’idée principale de conserver à la culture française les jeunes Serbes et « d’arracher » aux rivaux de la France, à la culture germanique, le plus grand nombre possible des jeunes gens restés dans le pays pendant la guerre surtout dans les ex-provinces de l’Autriche et de la Hongrie. Le ministre français ne voulait non plus laisser la France être « devancée » par les Anglais qui insistaient « très activement » auprès du gouvernement royal afin qu’il organise l’enseignement de l’anglais à Belgrade et en province. À ce sujet, Fontenay eut un nouvel entretien avec le ministre Davidovitch, le recteur de l’Université de Belgrade et les autres universitaires qui avaient soutenu son projet. Il prévoyait que l’action culturelle française se déploierait par l’envoi de professeurs français dans le Royaume et la création d’établissements français. L’objectif principal serait de créer un Lycée français à Belgrade pour les jeunes Serbes qui avaient bien travaillé dans des écoles françaises depuis trois ans. Dans ce lycée bilingue exerceraient cinq professeurs hommes (deux pour la langue française, un pour l’histoire et la littérature, un pour la mathématique et pour la physique, pour la chimie et pour les sciences naturelles) et trois femmes (une pour le dessin et deux pour l’année préparatoire). Pour les cours de commerce, de tenue de livres comptables et de comptabilité, il était aussi prévu un professeur. Pour Fontenay l’ouverture d’un lycée français à Belgrade avait un aspect symbolique parce qu’il aurait témoigné de la preuve la plus certaine de la volonté de la France de se substituer peu à peu au « germanisme » dans la formation de la jeunesse yougoslave. Fontenay croyait à l’attraction de la culture française laquelle se répandrait du centre vers la périphérie : « Le Lycée français de Belgrade sera la base de notre action intellectuelle dans toute la Yougoslavie. Dès qu’on connaîtra nos intentions pour la capitale, nous verrons affluer des demandes de Zagreb, de Ljubljana, de Raguse, de Sarajevo, de Nish… ». Pour de futurs lycées de province, Fontenay avait prévu l’envoi de sept professeurs et quatre professeurs femmes pour l’enseignement de l’hygiène des enfants, l’économie domestique, le travail manuel et la musique pour le lycée de jeunes filles de Belgrade. Pour poursuivre la formation de l’élite intellectuelle du Royaume, il était prévu l’octroi de trente bourses de séjour d’un an en France pour les jeunes gens ayant achevé leurs études secondaires et la création d’un quotidien en français avec un directeur qui serait Français. Fontenay avait demandé l’envoi d’un inspecteur de l’enseignement secondaire en précisant que l’affaire était très importante. Ce plan entrait dans la somme de 500.000 francs prévue pour l’année académique 1919/20.[27] C’est pourquoi Fontenay avait reporté la création d’un hôpital français et l’envoi des lecteurs dans les Universités du Royaume sur le budget de l’année suivante (1920/21).
La concurrence entre le secteur privé et public s’était accentuée avec l’augmentation de l’activité de la légation française à Belgrade. Cette concurrence était arrivée à un tel point que Fontenay la décrivait comme un conflit entre le ministre de l’Instruction publique français et la Mission laïque. Comme argument en faveur de l’action de l’État, Fontenay transmettait le désir du ministre Davidovitch d’avoir affaire directement aux institutions gouvernementales françaises et non à des initiatives privées. Davidovitch désirait que le goût français pénètre dans la société du nouveau Royaume : il demanda explicitement qu’il y ait des femmes dans les classes préparatoires afin de donner aux enfants « de bonnes manières ». Fontenay insistait sur l’urgence d’une solution à donner à tous ces projets. Et, ce fut le ministre royal à Paris Milenko R. Vesnić [Vesnitch], homme de réseaux d’avant et pendant la Grande Guerre, qui continua à soutenir auprès du Quai d’Orsay l’initiative privée française. En juin 1919, à la demande de Paul Labbé[28], devenu secrétaire général de l’Alliance française[29], Vesnitch soutint l’envoi de jeunes serbes étudiants à Paris pour suivre des cours de vacances pour les étrangers données à Paris par l’Alliance française.[30] Une fois de plus Vesnitch soutint auprès du Quai d’Orsay l’œuvre de l’enseignement du français que le Comité d’action franco-serbe avait organisé avec le concours de la Mission laïque et le projet de la création d’un lycée franco-serbe.[31] Mais, Klobukowski répondit qu’il avait signalé au département l’intérêt du projet franco-serbe et laissait espérer que la question du lycée obtiendrait une réponse favorable.[32] À la suite de la réorganisation des services du Quai d’Orsay conformément à la nouvelle situation d’après-guerre, le Commissariat général à l’Information et à la Propagande fut supprimé en août 1919 et le réseau franco-serbe l’armée d’Orient-institutions privées-Honnorat-Vesnitch-Klobukowski, l’héritage de la guerre, perdit l’appui institutionnel du Quai d’Orsay.
Milenko R. Vesnić [Vesnitch] (1862-1921)
Pourtant, dès son arrivée au Ministère de l’Instruction publique, en janvier 1920, Honnorat entreprit de faire appliquer la convention scolaire qu’il avait déjà préparée à la demande de Davidovitch en mai de l’année précédente. Dans la correspondance entre le Ministère de l’Instruction publique et le Ministère des Affaires étrangères, le projet initial subit des modifications surtout dans les dispositions générales concernant les relations intellectuelles entre les deux pays[33]. Depuis Belgrade, Fontenay appuyait fermement la réalisation de la convention car il voulait agir sur « une base solide sur laquelle sera établie tout un ensemble d’organisation de la propagande intellectuelle ». La lente adoption de la Convention était due aussi à la situation intérieure du Royaume et à l’attente de la solution du problème adriatique qui, comme Fontenay le rapportait, « absorbait toute l’attention des hommes politiques yougoslaves ».[34] Une fois la décision prise par la Conférence de la paix de laisser les relations italo-yougoslaves comme un problème à résoudre dans les négociations bilatérales entre les deux pays, la diplomatie française avait les mains plus libres pour développer ses propres liens bilatéraux.
La convention scolaire fut signée le 5 mars 1920 à Paris par André Honnorat et Yovane Jouyovitch représentant du Ministère de l’Instruction Publique du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes et président de l’Académie serbe des Sciences.[35] La convention était rédigée dans l’esprit de la convention scolaire signée le 9 novembre 1916 à Corfou entre les gouvernements français et serbe avec l’intention d’en faire bénéficier tous les « pays yougoslaves ». Elle prévoyait d’établir entre les peuples des deux États un rapprochement intellectuel intime et en particulier une étroite collaboration universitaire.
Le programme général prévoyait des actions en France et dans le Royaume : l’éducation de la jeunesse yougoslave dans les Écoles universitaires et professionnelles de France avec des bourses françaises ou yougoslaves, l’enseignement français dans le Royaume, la création d’instituts d’études slaves en France et de français dans le Royaume, la diffusion de livres, périodiques et journaux français et la construction dans les grandes villes yougoslaves de Maisons françaises où aurait été installés le Musée d’Art français, le Musée Commercial français, les Cercles et les Sociétés littéraires français etc. Avec le motif de permettre à la jeunesse yougoslave de « s’assimiler les éléments de la science et de la pensée française », le programme de l’enseignement du français était très ambitieux. Il prévoyait la création dans le Royaume du plus grand nombre possible d’établissements scolaires bilingues : des lycées, des écoles de commerce et professionnelles, des écoles de culture générale ainsi que des chaires de littérature, des cours sur les institutions et la civilisation françaises dans les Universités du Royaume avec des professeurs français. Le paiement des professeurs français aurait été assuré par le gouvernement français tandis que le gouvernement royal prenait à sa charge les frais du voyage. Le gouvernement royal était d’accord pour prêter aux établissements gouvernementaux mais aussi à des fondations privées le plus large concours possible. Il était prévu que les bourses seraient accordées aux enfants des morts ou des invalides des trois dernières guerres soutenues par la Serbie, ce qui pouvait certes provoquer des jalousies chez d’autres candidats.[36] Le gouvernement français fut prudent dans son engagement financier : la réalisation de ces divers projets d’ensemble serait fait par étapes, dans la mesure des crédits qui pourraient être dégagés. À la suite de la signature, le Ministère des Affaires étrangères mit à la disposition de Fontenay une somme de 50.000 francs pour l’enseignement du français.
Le secrétaire général du Quai d’Orsay, Maurice Paléologue, était d’accord avec Fontenay sur le plan de la pénétration intellectuelle et universitaire immédiate et organisée dans le Royaume SCS. On avait envisagé que cette pénétration aurait comme pôle de départ Belgrade et irait du centre vers la périphérie. La diplomatie française voyait dans la centralisation yougoslave un garant sûr de la pénétration culturelle. Les professeurs universitaires seraient envoyés à Belgrade, Zagreb et Ljubljana dès la rentrée d’octobre 1920. À côté des cours à l’Université, ils seraient chargés de contribuer à la fondation et au développement des Instituts français dans ces villes. Mais, au début ces Instituts resteraient assez modestes « pour ne pas exciter les jalousies et éveiller les susceptibilités nationales ». Il était envisagé qu’ils participeraient aux activités en même temps des bibliothèques françaises et des clubs d’étudiants pour l’étude du français. Les professeurs envisagés étaient tous jeunes et répondaient aux conditions proposées par Fontenay.[37] Paléologue donnait une grande importance à la question des bourses destinées aux étudiants yougoslaves venant faire leurs études en France. Les 100.000 francs pour 15 bourses (soit 6.600 francs pour un étudiant) par an étaient affectés à cette désignation, suivant le précédent qui avait déjà été créé en Tchécoslovaquie et en Pologne. Les étudiants devaient être soigneusement choisis et ce choix devait être « une réponse nécessaire aux facilités que le gouvernement yougoslave voulait bien donner à l’enseignement du français ». Fontenay était chargé d’examiner et de décider le meilleur usage qui serait fait de ces sommes et de classer ces dépenses par ordre d’urgence.[38]
2.2. L’organisation consulaire de la fin de l’année 1920
Au moment de l’arrivée à Belgrade du roi et du gouvernement accompagnés par Fontenay, la France n’était représentée dans les pays libérés que par l’armée d’Orient. La création du nouvel État aurait exigé une nouvelle organisation diplomatique et consulaire française plus conforme à la configuration géographique et politique et aux intérêts français dans le Royaume. Dans la petite Serbie d’avant-guerre la France était représentée par une légation à Belgrade et les deux consulats de Skoplje [Uskub] et Bitolj [Monastir] hérités de l’époque ottomane. Sauf à Sarajevo, les ex-régions austro-hongroises entrées dans le nouveau Royaume n’avaient aucune représentation diplomatique française avant la guerre. Dans ces territoires, la France n’avait pas d’intérêts directs et elle était presque inconnue. Immédiatement après son arrivée à Belgrade, Fontenay conseilla une réorganisation du service diplomatique français dans le nouvel État. Il souhaitait qu’elle s’opère avant le départ des troupes françaises pour « qu’il ne se produise pas d’interruption dans la défense et l’étude de nos intérêts économiques et moraux ».[39]
Les propositions pour la création de nouveaux consulats montrent comment il voyait les buts de l’action à suivre en Royaume des Serbes, Croates et Slovènes. Il proposait que les deux consulats à Skoplje (Uskub) et à Bitolj (Monastir) soient maintenus et que les consuls soient réinstallés immédiatement. Mais seul le consulat à Skoplje fut réinstallé dans les premiers mois d’après l’armistice. Pour soutenir ses propositions, Fontenay donnait des arguments économiques : pour la création d’un vice-consulat à Niš [Nisch], il soulignait que cette ville se trouvait sur la ligne de chemin de fer et à proximité des mines de Bor dont la France envisageait de reprendre l’exploitation. Dans les ex-régions austro-hongroises les villes de Zagreb et de Fiume [Rijeka] lui paraissaient d’une grande importance économique ; l’argument pour Fiume était qu’elle serait le débouché pour toutes les régions jusqu’à la Pologne et pour Sarajevo, que cette ville serait importante pour l’exportation du bois en France ; le vice-consulat à Dubrovnik [Raguse] devrait s’occuper des régions de la Dalmatie et du Monténégro. Fontenay voyait le rôle des consuls non seulement comme agents économiques mais aussi comme des agents de l’action culturelle française auxquels des tâches considérables s’offraient dans le pays où tout était à créer : « les uns parce qu’ils se trouveront dans un pays vidé par la guerre [la Serbie], les autres parce qu’ils devront y supplanter la production germanique par la nôtre et partout, il y aura à maintenir notre prépondérance morale et intellectuelle ».[40]
Les propositions de Fontenay pour l’organisation consulaire en Royaume des Serbes, Croates et Slovènes se réalisèrent en partie au cours de l’année 1920. Le Quai d’Orsay a établi seulement deux nouveaux postes consulaires dans les ex-provinces austro-hongroises du nouveau Royaume : l’un à Zagreb en mai 1920 et l’autre à Dubrovnik en décembre 1920. L’installation du consulat français à Zagreb avait rencontré des refus dans la société croate. Le consulat à Dubrovnik fut créé seulement à la fin 1920, une fois l’accord italo-yougoslave de Rapallo signé. En Serbie d’avant-guerre, à cause de l’importance des mines de Bor, on ouvrit une agence consulaire à Negotin, petite ville de la Serbie de l’est, proche des mines. En Serbie du Sud [Macédoine] le consulat à Skoplje [Uskub] fut dégradé en agence consulaire. La réorganisation consulaire de la fin de l’année 1920 montre que le Quai d’Orsay n’avait pas suivi les conseils de Fontenay pour couvrir tout le territoire du Royaume par un réseau des consulats dans une perspective de favoriser les intérêts économiques et culturels français. Le Quai d’Orsay avait donc diminué sa présence consulaire en Serbie du Sud et avait ouvert deux nouveaux consulats en ex-régions austro-hongroises.
Dans une situation de pénurie financière, le Service des Œuvres suivait le point de vue des représentants diplomatiques selon lequel il était plus urgent d’investir dans les ex-régions austro-hongroises (Pologne, Tchécoslovaquie, Transylvanie et partie occidentale du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes) que parmi les Serbes ou les Roumains, chez lesquels l’influence française était déjà bien établie. Dans les limites de la Serbie d’avant-guerre, la fondation de cercles français, l’organisation de cours de langue et de civilisation française et l’ouverture de petites bibliothèques étaient ainsi confiées à la Société des amis de la France de Belgrade fondée en mars 1920 et à l’initiative privée qui recevaient le soutien des diplomates.[41]
- Un nouveau regard sur les Serbes – l’éloignement français
du gouvernement central ?
3.1. Les difficultés de l’action culturelle française auprès des Serbes
La signature du traité de Rome entre l’Italie et le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes en janvier 1924, fut suivie, du côté français, par l’envoi d’un nouveau ministre à Belgrade, Robert de Billy.[42] Dans les instructions qu’il lui adressa, le Quai d’Orsay soulignait que le développement de l’influence culturelle française et des relations économiques entre les deux pays était de l’intérêt particulier de la France et devait servir ses intérêts généraux, à savoir le maintien de la paix en Europe[43]. Développer l’influence culturelle consistait, selon lui, à œuvrer pour que la France fût mieux connue et à diffuser sa culture dans tout le Royaume. Le Quai d’Orsay comptait encore sur l’expérience de la guerre. Par l’action culturelle, le ministre français devait pouvoir offrir « un terrain fécond aux souvenirs de la fraternité d’armes qui avait si profondément uni les deux peuples ».
Or, précisaient les instructions, l’action culturelle envisagée devait tenir compte de l’ « hétérogénéité » du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes telle que les diplomates français l’avaient observée sur le terrain. Autrement dit, une distinction devait être faite entre les Serbes, avec lesquels les relations étaient anciennes, et les autres populations du Royaume où l’influence restait à établir. Cette orientation était fixée sous l’impulsion du Service des Œuvres françaises à l’étranger, soumis notamment à des impératifs budgétaires.[44] Les protagonistes de la nouvelle « tactique » culturelle française dans le Royaume étaient de jeunes fonctionnaires « gallicans » du Quai d’Orsay qui s’étaient perfectionnés avant la guerre à l’École française de Rome : Louis Canet[45], conseiller pour les Affaires religieuses au Quai d’Orsay, et Jean Marx[46], chef de la Section universitaire et des écoles du Service des Œuvres françaises à l’étranger. Une fois l’accord politique italo-yougoslave conclu, leur projet était de réconcilier les Croates avec le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes. Il leur fallait en même temps préserver les liens avec les Serbes qui fondaient tout l’investissement de la France dans le Royaume SCS. La tâche se révéla difficile du fait d’obstacles qui échappaient largement aux Français et qu’il leur était difficile de maîtriser. Un des obstacles majeurs était la susceptibilité des Serbes, peu enclins à partager « l’amitié » française.
La poursuite et le renforcement des échanges culturels franco-serbes dans le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes n’allèrent pas sans tension, surtout dans la seconde moitié des années 1920. Le manque d’argent, qui obligeait le Quai d’Orsay à faire des choix drastiques dans les actions qu’il lançait, la rivalité entre Serbes et autres peuples du Royaume pour l’accès aux bourses du gouvernement français, les réserves mêmes de certains universitaires français à l’égard de leurs collègues serbes qu’ils jugeaient soit incompétents soit excessivement investis dans des querelles de personnes, tout ceci jetait un froid sur des relations pourtant vécues de part et d’autre comme amicales.
Le gouvernement français n’était guère résolu à ouvrir un Institut français à Belgrade et le projet n’en fut conçu que sous l’impulsion du roi Alexandre en 1924, après sa rencontre avec Henri Focillon[47], suppléant d’Emile Mâle et futur professeur d’histoire de l’art du Moyen Âge à la Sorbonne. Le Quai d’Orsay l’avait envoyé à Bucarest fin 1923 – début 1924 pour y préparer la fondation d’un Institut d’enseignement supérieur français. Au cours de l’entretien qu’il eut avec lui, le monarque déclara qu’il ne voyait que des avantages à ce qu’un Institut analogue fût organisé à Belgrade.[48] À cette date néanmoins, l’entreprise ne paraissait pas encore réalisable faute de crédits. En Serbie, à l’instar de la Roumanie, la France préférait continuer à fonder son action culturelle sur les élites qui s’étaient déjà formées ou perfectionnées chez elle avant la guerre. Plutôt que d’ouvrir immédiatement un Institut pour lequel il ne disposait pas des fonds nécessaires, le Quai d’Orsay choisit de financer des voyages de savants français à Belgrade, comme cela se faisait à Bucarest, de sorte qu’ils puissent donner des conférences ou des cours à l’Université et entretenir l’« amitié » franco-serbe au sein des différentes facultés. Ces cours étaient destinés à une élite serbe déjà francophone et différaient de ceux organisés par les Instituts français ouverts à Zagreb et à Ljubljana, où la culture française était inconnue.
L’analyse selon laquelle l’influence française parmi les Serbes était déjà assez avancée et, par conséquent, non prioritaire, avait aussi des effets dans le domaine caritatif et social. Dans les instructions que le ministre Billy reçut en 1924, il était stipulé qu’en raison des restrictions budgétaires du Service des Œuvres, il faudrait « sans doute » se résoudre à diminuer notamment la subvention du vestiaire de la « Goutte de Lait », œuvre nourricière pour les bébés dont la branche serbe avait été fondée par Fontenay dans l’immédiat après-guerre. Le Quai d’Orsay préférait diminuer les subventions aux œuvres de bienfaisance à Belgrade plutôt que les subventions à l’action culturelle dans les ex-régions austro-hongroises. Répétons qu’il se conformait en cela à sa politique générale d’implantation dans les régions qui étaient sous influence allemande dans le passé.
Dans la société serbe cependant, la faiblesse matérielle de la France était ressentie comme une trahison de l’amitié « forgée à jamais » pendant la guerre. Les Serbes s’habituaient difficilement à partager le monopole de « l’amitié française » avec les nouveaux venus dans l’État. Ceci apparut surtout à propos de l’éducation de la jeunesse du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes en France. Convenu en 1920, l’octroi de bourses françaises du Ministère des Affaires étrangères (une quinzaine par an) et du Ministère de l’Instruction publique (une centaine par an) à de jeunes étudiants du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes pour qu’ils aillent étudier et se perfectionner dans les universités et les grandes écoles en France était rapidement devenu un sujet de discorde entre Serbes et Croates, et avait pris un tour politique. Depuis le milieu de 1922, dans les discussions au Parlement royal, les députés croates accusaient leur gouvernement d’« exploiter » et de « négliger » systématiquement les régions catholiques dans le champ de la culture et de l’éducation. Leurs protestations portaient sur les bourses, y compris françaises, majoritairement attribuées à des étudiants serbes. Ils insistaient pour que leur répartition soit proportionnelle au nombre d’étudiants dans les différentes régions du pays.
D’après les documents disponibles, les protestations à propos du recrutement des boursiers du gouvernement français n’eurent d’écho au Quai d’Orsay qu’un an et demi après les premières manifestations d’insatisfaction au Parlement royal. Un plus grand contrôle fut alors décidé. Au début de l’année 1924, un nouveau système de recrutement des boursiers originaires du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes fut envisagé par le Service des Œuvres, différent de celui hérité de l’époque de la guerre, approfondi et formalisé par la convention scolaire de 1920. Ce nouveau système prévoyait la création d’une commission siégeant à Belgrade sous la présidence du ministre de France, assisté de représentants du Ministère de l’Instruction publique et des universités du Royaume. La commission serait chargée de réunir les dossiers des candidats à une bourse et de les transmettre, avec son avis motivé, à une autre commission siégeant à Paris sous la présidence du directeur de l’Enseignement supérieur, avec le concours de représentants du Quai d’Orsay et du gouvernement du Royaume. D’après un compte rendu probablement rédigé par J. Marx et annexé aux instructions pour le nouveau ministre R. de Billy, le Service des Œuvres estimait que la nouvelle procédure permettrait d’assurer « un choix rigoureux des titulaires des bourses du gouvernement français et une répartition mieux proportionnée au chiffre des populations des diverses nationalités du Royaume SCS ».[49] C’était la première fois que le Quai d’Orsay prenait une décision au nom des « diverses nationalités du Royaume SCS ». Dans les documents antérieurs à 1924, on soulignait les ressemblances, non pas les différences entre les trois peuples du Royaume : on parlait des « trois branches de la même race » et de la « nation yougoslave ».
3.2. La réorganisation consulaire de 1927
Le besoin de réorganiser les circonscriptions consulaires dans le sens d’une autonomie par rapport à Belgrade fut signalé par le successeur de Fontenay à Belgrade Frédéric Clément-Simon[50] dès 1921[51], mais le Quai d’Orsay ne suivit pas alors les conseils de son ministre. Ce n’est que bien plus tard, le 31 décembre 1927, que la réorganisation des circonscriptions consulaires françaises dans le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes fut officiellement décrétée.[52] Cette décision fut prise à la suite de la signature du traité d’amitié entre la France et le Royaume, symboliquement, le 11 novembre 1927, pour tenir compte de l’hétérogénéité intérieure de ce dernier. La France entendait ainsi systématiser son action culturelle et économique pour mieux faire face à la concurrence italienne et allemande. Ce faisant, elle reposait la question de ses rapports avec le gouvernement central, qu’elle encourageait politiquement par le traité mais dont elle se libérait au niveau culturel et économique par la réorganisation consulaire. Elle se détachait de lui pour influencer directement les régions selon leurs caractéristiques culturelles et économiques propres.
La nouvelle organisation consulaire reposait sur la création des circonscriptions de Skoplje et de Ljubljana, respectivement détachées des deux circonscriptions déjà existantes de Belgrade et de Zagreb, et la suppression de la circonscription de Raguse [Dubrovnik]. La restructuration géographique au sein des nouvelles circonscriptions était d’une grande ampleur. En terme de régions historiques, la circonscription de Belgrade couvrait, après la réorganisation, outre la ville de Belgrade, la Serbie d’avant-guerre – sans Prokuplje et Vranje, sans Metohija et la majeure partie du Kosovo, et sans la Serbie du Sud [Macédoine serbe] – la Voïvodine avec Vinkovci, Vukovar et Osijek en Slavonie orientale et la Bosnie orientale avec Sarajevo et Tuzla. La nouvelle circonscription de Zagreb et Split couvrait la Croatie et le reste de la Slavonie, la Dalmatie, la Bosnie avec Banja Luka, l’Herzégovine avec Mostar, et le Monténégro avec Tzettigné [Cetinje]. La circonscription de Ljubljana couvrait la Slovénie et le Sušak [Souchak] sur le littoral ex-hongrois, et la circonscription de Skoplje la Macédoine, le Kosovo (sans Uroševac [Ourochevatz]), la Metohija et le sud de la Serbie (Prokuplje et Vranje). L’ancienne circonscription de Zagreb perdait toute la Slovénie et Souchak, rattachées à la circonscription de Ljubljana, ainsi qu’Osijek, Vinkovci et Vukovar en Slavonie, rattachées à la circonscription de Belgrade. Elle gagnait en revanche les territoires auparavant couverts par la circonscription consulaire de Raguse – à l’exception de Sarajevo et Tuzla rattachées à la circonscription de Belgrade – à savoir : Banja Luka (Bosnie), Mostar (Herzégovine), Cettigné (Monténégro), Dubrovnik (Dalmatie) et Split (Dalmatie).
Il est difficile de savoir quel principe avait guidé le Quai d’Orsay dans la création des nouvelles circonscriptions : était-il national, religieux, culturel ou économique ? Peut-être tout ceci à la fois. De fait, les quatre circonscriptions comprenaient respectivement une majorité serbe, une majorité croate, une majorité slovène et une majorité slave orthodoxe « macédonienne ». En développant et en complexifiant son réseau consulaire dans le Royaume en se conformant aux réalités du terrain, la France pouvait renforcer son influence culturelle et économique. Le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, autrement dit, constituait un ensemble de zones culturelles et économiques diverses, influençables chacune à sa manière, et la réorganisation consulaire, du point de vue français, devait être plus proche de cette réalité. Pour la diplomatie italienne, cette réorganisation traduisait un certain « recul » de la France dans la région qui l’intéressait elle-même au plus haut point, la Dalmatie, au profit des régions continentales et périphériques du Royaume, Slovénie et Macédoine.[53] La peur de toutes sortes de séparatismes soutenus de l’extérieur avait certainement mû la France. Son repli sur le « continent » était une réponse à l’augmentation de l’influence allemande dans le Royaume. En se déployant sur quatre zones ethniquement, confessionnellement et économiquement plus compactes, elle pouvait rationaliser son action.
3.3. Rattraper la situation : le renforcement de l’action culturelle dans la circonscription de Belgrade
Dans la deuxième moitié de l’année 1928, l’action culturelle française mit l’accent sur la Serbie d’avant-guerre et sur la Voïvodine serbe, régions considérées par la diplomatie française comme majoritairement « francophiles ». La raison majeure en était la volonté du Quai d’Orsay de maintenir la prépondérance française dans ces régions, à une époque où l’influence allemande et l’influence anglaise augmentaient et où les Serbes montraient les signes de l’éloignement de la France. À Belgrade, constataient les diplomates français, ces influences étrangères, et concurrentes, atteignaient l’élite sociale : l’influence allemande se faisait sentir à l’Université, l’influence anglaise dans le clergé orthodoxe. Au-delà de la Croatie et de la Slovénie, le plus préoccupant pour les Français restait l’augmentation de l’influence allemande dans l’ancienne Serbie. Depuis la fin de la guerre, le Service des Œuvres mettait plutôt l’accent sur l’action culturelle dans les ex-régions austro-hongroises. Des Instituts français rattachés aux universités fonctionnèrent ainsi dès 1921 à Zagreb et Ljubljana mais, faute d’argent, le Service des Œuvres estima longtemps peu nécessaire d’en créer un à Belgrade. Les Français se bornaient à observer l’augmentation de l’influence économique allemande en Serbie d’avant-guerre, pays considéré comme traditionnellement « francophile ». Ils ne commencèrent à réagir que lorsque l’influence allemande atteignit le domaine culturel et menaça de toucher le domaine politique. Encore cette réaction fut-elle d’abord d’ordre privé. C’est en effet sous l’impulsion de la « Société des Amis de la France », avec le soutien de l’attaché militaire, le colonel Raymond Deltel, qu’un Institut d’études françaises fut fondé à l’Université de Belgrade en janvier 1927. Ses débuts intéressèrent vivement le ministre italien, le général Alessandro Bodrero.[54] L’institut devait développer une activité multiple en faveur de la France, dans les domaines de la langue, de la littérature, des arts, et devenir un pôle de la vie culturelle à Belgrade. On envisageait d’y organiser des conférences d’hommes de lettres et d’hommes de science français, ainsi que des manifestations artistiques ; d’ouvrir des cours de langue et de littérature française pour les étudiants et les volontaires ; de créer une bibliothèque abondamment dotée de livres de littérature française et d’œuvres de propagande sur l’industrie française ; de monter un office de propagande pour les voyages en France et vice-versa.
Autour de l’institut, on voulait rassembler les Serbes qui avaient étudié en France et les associer de près à son activité. On forma donc un conseil de quinze personnes, choisies parmi des universitaires dont la majorité était déjà membre de la « Société des Amis de la France ». L’institut était présidé par Pavle Popović [Paul Popovitch], professeur de langue et de littérature françaises à l’Université de Belgrade et Paul Masset, lecteur de langue française, auxquels étaient adjoints les présidents des quatre sections créées : Ivan Djaja pour la section scientifique, Mileta Novaković [Novakovitch] pour la section juridique, Alexandre Ignïatovsky pour la section médicale et Pavle Miljanić [Paul Milyanitch] pour la section technique.[55] Les journaux de Belgrade exaltèrent l’amitié de la « nation française sœur » et soulignèrent que la culture française « [pouvait] être assimilée par les Serbes sans qu’ils perdent rien de leur individualité nationale ».[56] Le professeur Miodrag Ibrovac [Miodrague Ibrovatz] donna une interview au quotidien belgradois Politika où, tel un intellectuel romantique du XIXe siècle, il exalta « les qualités de l’esprit français : la précision, le sens de la juste mesure, l’harmonie, le goût raffiné – ces qualités qui manquent aux Slaves et que les Français ont héritées des anciens Grecs et Latins par l’agissement tenace des siècles ».[57] Le lien entre les Latins et les Français toucha l’amour propre du ministre italien Bodrero qui, imprégné par l’idéologie fasciste faisant des Italiens les seuls héritiers des Latins, souligna ce mot dans son rapport à Mussolini.
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Pavle Popović |
Miodrag Ibrovac |
Par une action délicate menée par le ministre Emile Dard en 1927, la diplomatie française avait réussi à obtenir la permission d’ouvrir à Belgrade un établissement scolaire religieux de filles, le pensionnat Saint-Joseph, tenu par les Sœurs Assomptionnistes. Dans un contexte de disputes entre le Vatican et le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, il était difficile d’ouvrir un établissement catholique dans les régions majoritairement peuplées de Serbes orthodoxes. Toute action des religieux catholiques était ressentie comme intentionnellement prosélyte. Or le caractère « français » de l’établissement de Belgrade avait apaisé ces craintes. Celui-ci avait obtenu le droit d’occuper un édifice à trois étages et son ouverture rencontré « un grand succès ».[58] Dard s’était engagé à faire tous ses efforts pour y attirer « les enfants des familles appartenant à l’élite sociale afin d’y propager la connaissance du français ». Le projet était soutenu par le ministre de l’Instruction publique du Royaume, le démocrate Milan Grol[59], ancien étudiant en France. Il semble néanmoins que l’opposition à l’ouverture d’un établissement religieux français ait été forte à Belgrade. Dard imagina donc de lier l’inauguration de l’établissement à la célébration du dixième anniversaire de la percée du front de Salonique, préparée pour octobre 1928.
Le ministre français pensait « profiter » de la présence pendant les fêtes du maréchal Franchet d’Espèrey, très estimé des Serbes et des organisations d’anciens combattants, pour organiser l’inauguration officielle de l’établissement religieux. Le Quai d’Orsay agréa la proposition du ministre. L’inauguration du pensionnat Saint-Joseph eut donc lieu dans le prolongement des fêtes militaires, sous la présidence du ministre Milan Grol, entouré du maréchal Franchet d’Espèrey, d’officiers français et de délégués des Poilus d’Orient.[60] L’assistance était considérable, l’enthousiasme non moins grand, et Dard espérait que le pensionnat français en profiterait. Le ministre français avait ensuite organisé dans le local du Cercle des Amis de la France un « grand Thé » dont le succès ne fut pas moindre et où l’arrivée du maréchal fut saluée par les acclamations habituelles.
L’anniversaire du 11 novembre 1918 était célébré chaque année au cimetière militaire français de Belgrade et revêtait toujours une grande solennité qui glorifiait le pouvoir de l’État et la force des liens franco-yougoslaves. La cérémonie de 1927 fut particulièrement soignée. Exemple de l’ampleur symbolique que la France et le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes voulaient donner à leurs relations le jour même de la signature du traité d’amitié franco-yougoslave, elle permet aussi de mesurer le nouvel état d’esprit que le pacte de Locarno avait instauré en Europe. Cette année-là, la cérémonie du 11 novembre rassembla une foule considérable, en présence des plus hauts personnages politiques yougoslaves et de la communauté française rassemblée autour du ministre Emile Dard.
Du côté yougoslave, on remarquait le ministre de l’Instruction Publique, le ministre des Affaires Etrangères, le ministre des Cultes, le représentant du ministre de la Guerre et le vice-président du Parlement qui côtoyaient anciens combattants et délégations de lycéens. L’absoute fut donnée par un prêtre français. Les discours des représentants serbes firent l’éloge des sacrifices consentis pendant la guerre par « la nation française et yougoslave » pour la « défense de la civilisation et du droit ». Le ministre de France E. Dard, quant à lui, présenta le traité d’amitié franco-yougoslave, symboliquement signé le même jour à Paris. Ses propos furent moins affectifs : ils rappelèrent la cordialité des rapports franco-yougoslaves dans le passé et « l’attachement » des deux pays « aux idées d’arbitrage et de paix ».[61] Ce discours d’inflexion différente était inspiré par la politique générale française des années 1920. Au moment où les rapports italo-yougoslaves atteignaient un point critique, la diplomatie française voulait apaiser les deux parties en contribuant à l’insertion de leurs politiques dans l’esprit du traité de Locarno. C’est pourquoi le discours du côté des autorités françaises avait changé entre l’époque de Versailles (« la défense de la civilisation et du droit ») et celle de Locarno (« attachement aux idées d’arbitrage et de paix »).
En juin 1928, les professeurs Henri Strohl[62] et Robert Will[63], de la Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg, passèrent trois jours dans le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes. Cette visite faisait partie d’une grande mission des deux universitaires protestants en Europe centrale, dans les Balkans et en Turquie, qui les avait déjà conduits en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Roumanie, en Grèce et à Constantinople. La mission était soutenue par le gouvernement français qui avait donné 5 000 francs, et par l’Université de Strasbourg qui en avait donnés 3 000. Le Comité alsacien d’études et d’information avait accordé des réductions sur les chemins de fer tchécoslovaque et roumain, mais l’avis était venu seulement après que les professeurs eurent quitté ces pays. Une fois leur mission achevée, les pasteurs Strohl et Will soumirent un rapport détaillé au Service des Œuvres qui transmit l’information à la sous-direction d’Europe sous le titre « Mission d’expansion universitaire en Europe centrale et en Orient ».[64]
À la fin des années 1920, sous différentes formes, la France avait ré-insisté sur les liens avec ses vieux amis les Serbes dans le but d’empêcher leur éloignement.
Conclusion
Dans le domaine culturel, les résultats de la France furent inégaux. Depuis la création du Service des Œuvres françaises à l’étranger au sein du Quai d’Orsay en 1920, le gouvernement français menait une politique de rayonnement culturel en Europe centrale, considérée comme imprégnée de culture « germanique ». Cette politique secondait ses objectifs politiques et économiques : se lier les pays nouvellement créés. Comme en Tchécoslovaquie et en Roumanie, la France réservait environ 500.000 francs par an à l’action culturelle dans le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes. Sa langue, vecteur majeur de son influence, était enseignée dans l’enseignement public du Royaume, dans les cercles français, et dans les établissements religieux, et elle disposait de l’héritage « francophile » et « francophone » serbe. Les Serbes étaient vus comme les piliers du nouveau Royaume dans l’orbite française. Mais, la principale difficulté était de passer de « l’amitié franco-serbe » à « l’amitié franco-yougoslave ».
L’action culturelle française suivait une tactique de « souple diplomatie », qui devait aboutir au « maillage » intérieur du Royaume. Au cours des années 1920, son organisation connut néanmoins une évolution importante qui montre que les Français se détachaient d’une vision uniforme et centralisée de l’État sud-slave. Dans l’immédiat après-guerre, l’action culturelle revint d’abord aux militaires français de l’armée d’Orient et se conforma à leur conception unitaire du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, du centre vers la périphérie. La légation française à Belgrade et les deux consulats à Zagreb et à Dubrovnik créés en 1920/21 œuvrèrent aussi dans cette direction mais se heurtèrent à des problèmes qu’ils n’avaient pas les moyens de résoudre. En plus, le personnel manquait. Durant les années 1920, le nombre de Français installés dans tout le Royaume ne dépassa jamais 500. Ils se concentraient autour des mines de Bor en Serbie de l’Est, où l’influence française était déjà bien établie.
Le constat que la centralisation du Royaume était refusée par une partie importante de la population et ne pouvait donc favoriser l’action économique et culturelle de la France amena le Quai d’Orsay à restructurer ses circonscriptions consulaires, en tenant compte de la complexité ethnique, religieuse et culturelle que ses agents rencontraient sur le terrain. La nouvelle organisation distingua quatre ensembles à majorité serbe, croate, slovène et « macédonienne ». Du côté français, l’idée du fédéralisme se substituait à la vision d’un État unitaire et centralisé. Au même moment, Belgrade se détournait de cette voie au profit de la dictature royale que la France soutenait avec amertume. On était loin du modèle de l’État « fort » et démocratique dont la France avait initialement rêvé pour le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes.
La fin des années 1920, certes, ne sonna pas le glas des relations franco-serbes qui restaient placées sous le signe de l’amitié, mais la décennie suivante allait accentuer l’éclipse constatée. L’assassinat du roi Alexandre Ier de Yougoslavie sur le sol français en 1934 est quelque peu le symbole tragique de cette amitié qui peinait à porter des fruits. Les ambitions hégémoniques du Troisième Reich puis son alliance avec l’Italie en 1936 créèrent un nouveau déséquilibre en Europe et éloignèrent pour longtemps la France des Balkans. Même la petite élite serbe « francophone » et « francophile » formée dans les années 1920 et imprégnée des idéaux de la paix, de la démocratie et de la civilisation disparut avec l’avènement du régime communiste.
NOTES
[1] Victor Bérard, La Serbie (Paris : Armand Colin, 1915), 14.
[2] Ibid., 26.
[3] Ibid., 37.
[4] Archives du Ministère des Affaires Etrangères, Paris (AMAE), Z-Europe 1918–1940, Yougoslavie, 1, Fontenay à Pichon, Corfou, le 15 juillet 1918. Pour l’opinion de Fontenay sur l’union yougoslave voir plus en détail : Vojislav Pavlović, «Une conception traditionaliste de la politique orientale de la France. Le vicomte Joseph de Fontenay, envoyé plénipotentiaire auprès du roi Pierre Ier Karageorgevitch (1917–1921) », Guerres Mondiales et conflits contemporains, 49/193, (1999).
[5] AMAE, Z-E. 18–40, Youg., 25, Fontenay à Pichon, Corfou, le 15 juillet 1918.
[6] AMAE, Z-E. 18–40, Youg., 3, Note du MAE, Paris, le 6 juillet 1918.
[7] Il s’agit d’un organisme au sein du Quai d’Orsay crée en juin 1918 dans le but de faire à l’étranger la propagande générale, la publicité commerciale et la propagande pays par pays en faveur de la France. Il fut supprimé en août 1919.
[8] La carrière de Klobukovski ressemblait à celle de Fontenay. Il fut ministre français auprès du roi de Belgique pendant l’exil du gouvernement belge installé au Havre. Il a publié : Antony W. Klobukowski, Souvenirs de Belgique (1911–1918) (Bruxelles : l’Eventail, 1928).
[9]Jovan Žujović, né en 1856, professeur de géologie et d’agronomie à l’Université de Belgrade. Il fréquenta le lycée à Belgrade, suivit les cours de mathématique à Zurich, puis fit des études à la Grande école de Belgrade, à la Faculté de science de Paris et à l’Ecole anthropologique à Paris. Député à l’assemblée nationale et au sénat, il fut ministre des Affaires étrangères en 1905 et de l’Instruction publique en 1907. Secrétaire, puis président de l’Académie serbe des sciences (1915–1921). Après la guerre, il fut fondateur et président de l’Association pour la Société des Nations. Il publiait en serbe, en français et en allemand.
[10] Centre des archives diplomatiques à Nantes (CADN), Belgrade, 169, MAE à Fontenay, Paris, le 16 novembre 1918.
[11] André Honnorat (1868, Paris – 1950, Paris), fut député des Basses-Alpes (1910–1921), puis sénateur des Basses-Alpes (1921–1945). Il fut ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts dans trois cabinets successifs du 20 janvier 1920 au 16 janvier 1921. Comme ministre de l’Instruction Publique, André Honnorat déploya une grande activité dans le renforcement de la conscience républicaine dans la société française par une mise en relief des symboles : il organisa le déplacement du cœur de Gambetta au Panthéon et le 11 novembre 1920, l’installation du tombeau du soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe.
[12] En janvier 1916, sous l’impulsion de Victor Bérard et sous la présidence des ministres Milenko Vesnitch et Auguste Boppe fut fondée à Paris « La Nation serbe en France », une organisation humanitaire d’information et d’assistance pour les Serbes qui réunissait environ 80 personnalités éminentes des deux pays. On y rencontrait des hommes politiques français tels que A. Millerand, E. Herriot, S. Pichon, M. Barrès, L. Marin, A. Honnorat, des militaires tels que le général Lacroix, des universitaires L. Liard, V. Bérard, E. Denis, E. Haumant, des géographes J. Brunhes et V. de la Blache, des journalistes comme A. Gauvin. Du côté serbe, on comptait Stoyane Protitch, homme politique radical, le géographe Jovan Cvijić (Yovane Tzviyitch) et le géologue Jovan Žujović (Yovane Jouyovitch). À côté d’un objectif à court terme – servir de support à la propagande politique et faciliter l’action du gouvernement auprès d’un pays allié – ces associations poursuivaient un objectif à long terme : préparer l’après-guerre une fois oubliée la solidarité d’intérêts créée par le conflit. Pendant la guerre, leur action avait comme but de faire connaître au grand public français la lutte de la Serbie aux côtés des alliés, mais aussi d’organiser et de soutenir l’accueil des étudiants serbes et de contribuer à la formation de la future élite intellectuelle serbe.
[13] CADN, Belgrade, 169, Margerie à Fontenay, Paris, le 2 décembre 1918.
[14] AMAE, Z-E. 18–40, Grèce, 158, Klobukowski à Pichon, Paris, le 11 décembre 1918.
[15] 15 AMAE, Z-E. 18–40, Grèce, 158, MAE, Note pour le cabinet du Ministre, Paris, le 20 décembre 1918.
[16] Dans les années 1930, il était connu qu’il avait des opinions d’extrême droite romantique, et des liens qu’il entretenait avec les complots militaires, avec la « Cagoule ». D’après un témoignage rapporté par Jean-Baptiste Duroselle, Décadence 1932–1939 (Paris : Imprimerie nationale, 1979), il était décrit comme ayant l’air d’un sanglier.
[17] AMAE, Information, propagande, 9, Rapport, Section des Balkans, Paris, le 1er janvier 1919.
[18] Le « Comité d’action franco-serbe » établi à Salonique en 1917 sous le patronage du prince Alexandre et du général Sarrail avait pour but de favoriser « le développement des relations intellectuelles et économiques entre les deux pays et de resserrer plus étroitement les liens scellés à jamais sur les champs de bataille de Serbie et de Macédoine ». Pour atteindre ce but, le Comité se développa en un réseau de sections : politique, économique, scientifique, industrielle, financière, commerciale et littéraire. Le chef de la section littéraire fut Pol Laire, professeur de la Mission laïque française, qui avait séjourné avant la guerre dans les Balkans et qui travaillait parmi les Serbes à Salonique avec le concours d’un officier de l’armée d’Orient pour propager la langue et la littérature françaises. (AMAE, série Information et propagande 1914–1940, Dossier n° 9, « Comité d’action franco-serbe », note sans lieu et date.)
[19] 19 CADN, Belgrade, 171, Fontenay à PC, MAE, Belgrade, le 2 août 1920.
[20] Un petit organisme crée au sein du Quai d’Orsay en 1910 dans le but de faire la propagande française dans le domaine culturel.
[21] 21 CADN, Belgrade, 171, Bureau des écoles à Fontenay, Paris, le 25 novembre 1919.
[22] Ljubomir Davidović (Lïubomire Davidovitch, 1863–1940), était né dans une famille des prêtres orthodoxes. Il fréquenta le lycée à Belgrade, puis le département des sciences naturelles à la Haute Ecole de Belgrade. Il ne continua pas ses études à l’étranger. Partisan du Parti radical, il s’éloigna du parti de Pasić et contribua en 1902 à la fondation du Parti indépendant radical dont il devint chef en 1912. En 1919 il fut un des fondateurs et président du Parti démocrate. Il fut ministre de l’Éducation nationale en 1904, entre 1914 et 1917 et en 1918/19, ministre des Affaires intérieures en 1920 et président du conseil en 1919/20 et en 1924. Sa conception de la démocratie s’appuyait sur l’image de la vie patriarcale de la paysannerie serbe.
[23] CADN, Belgrade, 169, Fontenay à Pichon, Belgrade, 16 janvier 1919.
[24] Ibid., 2.
[25] AMAE, Information, propagande, 9, MAE à Klobukowski, Paris, le 27 février 1919.
[26] CADN, Belgrade, 169, Fontenay à Pichon, Belgrade, le 17 juin 1919.
[27] 27 Le projet de la répartition de la somme était le suivant : environ 252 000 fr pour le lycée français (9 professeurs en moyenne à 12 000 fr soit 108 000 fr, location d’un local 24 000 fr, l’achat de différent matériel 120 000 fr) ; environ 70 000 fr pour 7 professeurs de français à envoyer dans les lycées de province (10 000 fr par professeur) ; environ 40 000 fr pour 4 professeurs femmes pour l’enseignement de l’hygiène au lycée des jeunes filles de Belgrade ; environ 90 000 fr pour 30 bourses de séjour d’un an pour les jeunes gens ayant achevé leurs études secondaires (3000 fr par bourse) ; environ 30 000 fr pour la création d’un quotidien en français. Au totale cela faisait environ 482 000 fr et environ 18 000 fr qui n’étaient pas encore prévus. Or, Fontenay donnait un total d’environ 488 000 fr et d’environ 12 000 fr qui n’étaient pas encore prévus. Nous ne savons pas quel était l’emploi d’environ 6 000 francs que Fontenay avait omis de mentionner.
[28] Paul Labbé né en 1868 à Paris, fut publiciste, explorateur et propagandiste. Pendant la guerre, en France, il donnait des conférences sur les Serbes. Il fut secrétaire du comité « L’Effort de la France et de ses Alliées » fondé sous la présidence de Stéphane Pichon en mai 1916 dans le but de faire de la propagande contre l’ennemi. En 1916, il publia une brochure intitulée « L’effort serbe », puis en 1918 une nouvelle intitulée « Histoire d’un jeune Serbe ». En 1919, il publia à Paris trois ouvrages politico-propagandistes : « Les aspirations nationales de la Serbie », « Le mirage bulgare et la guerre européenne » et « Le problème yougoslave et la paix de l’Europe ».
[29] L’Alliance française, avait été créée en 1883 par un groupe des personnalités politiques, d’hommes d’affaires et d’universitaires dont les « géographes » étaient les plus actifs. Institution privée, elle fut reconnue d’utilité publique dès 1885. Son but était de regrouper dans le monde les « amis de la France », les admirateurs de sa langue et de sa culture, afin de constituer à l’étranger des foyers d’entretien et de rayonnement français principalement dans une perspective de faire face à l’influence allemande. Il s’agissait de « faire aller l’Alliance » là où l’État et les congrégations ne pouvaient aller du fait d’obstacles de nature politique ou confessionnelle. Un réseau étendu s’était ainsi constitué dans le monde entier, essentiellement hors des colonies françaises. En 1914 plusieurs centaines de comités entretenaient les amitiés franco-étrangères, organisaient des conférences et des manifestations culturelles. Elle bénéficiait d’une grande indépendance financière : entre 1883 et 1917, les comités avaient payé plus de 70% de leurs dépenses grâce à leurs moyens propres. Après la guerre, l’Alliance fut présidée par Paul Deschanel. Dans la période de l’entre-deux-guerres, elle renforça sa présence en Europe centrale et danubienne. Cf. Albert Salon, « L’action culturelle de la France dans le monde, analyse critique », thèse de doctorat (Université de Paris I, Paris, 1981).
[30] Archives de Yougoslavie (AJ), 388, 13, Paul Labbé à Milenko Vesnić, Paris, le 19 juin 1919.
[31] AMAE, Information, propagande, 9, Vesnić à MAE (Klobukowski), Paris, le 27 juin 1919.
[32] AJ, 388, 13, MAE (Commissariat général à l’Information et à la Propagande, signé : Klobukowki) à M. Vesnić (Ministre plénipotentiaire du Royaume SCS), Paris, le 30 juin 1919.
[33] AMAE, Z-E. 18–40, Youg., 120, MIPBA à MAE (Service des Œuvres), Paris, le 13 février 1920.
[34] CADN, Archives des postes, Belgrade, Série A, 169, Fontenay à MAE, Belgrade, le 6 mars 1920.
[35] AMAE, Z-E. 18-40, Youg., 120, MAE (Paléologue) à Fontenay, Paris, le 23 mars 1920.
[36] AMAE, Z-E. 18–40, Youg., 120, Note, Projet de Convention, Paris, le 23 février 1920.
[37] CADN, Belgrade, 171, Paléologue à Fontenay, Paris, le 11 juin 1920.
[38] Ibid.
[39] AMAE, Z-Europe 1918–1940, Yougoslavie, 1, Fontenay à MAE, Belgrade, le 5 février 1919.
[40] Ibid.
[41] Héritière de la Société littéraire franco-serbe de Belgrade créée en 1904, cette société fut fondée en mars 1920 sous la présidence de Jovan Zujović, professeur de géologie à l’Université de Belgrade et président de l’Académie serbe des sciences (1915–1921). Le ministre Joseph de Fontenay en était président d’honneur et Yves Chataigneau, lecteur de français à l’Université de Belgrade, l’un des trois secrétaires. Les 22 membres du comité de gestion de la société étaient des professeurs de l’Université de Belgrade, des hommes politiques serbes et des artistes qui s’étaient formés ou perfectionnés en France, dont le diplomate Stevan Pavlović, les philologues Pavle et Bogdan Popović, le biologiste Ivan Djaja, le dramaturge Milan Grol, le juriste Kosta Kumanudi, les compositeurs Stevan Hristić et Miloje Milojević. Après Jovan Žujović, Bogdan Popović et Stevan Pavlović se succédèrent à la présidence de la société jusqu’en 1940. Cf. Raoul Labry, Annuaire des Cercles des Amis de la France, des associations franco-yougoslaves et des établissements français d’enseignement en Yougoslavie (Saint-Amand, Cher : Imprimerie R. Bussière, 1940).
[42] Robert de Billy fit ses études en droit et en sciences politiques. Sa carrière diplomatique commença en 1892. Il fut consul à Londres, aux États-Unis, à Sofia, à Rome et à Salonique. Il fut ministre à Athènes (1917–1921), directeur des Archives du Quai d’Orsay et membre du jury pour le concours du MAE (1921–1923), puis ministre à Belgrade (1924) et à Bucarest (1924–1926). Il finit sa carrière comme ambassadeur à Tokyo (1926–1929).
[43] AMAE, Youg., 50, Instruction pour M. de Billy, PC, MAE à Billy, le 18 février 1924.
[44] Depuis la création du Service des Œuvres, le gouvernement français ne cessait de renforcer l’action culturelle de la France à l’étranger. Cette politique avait un volet matériel. Les crédits votés par le Parlement pour le Service augmentaient constamment. Le premier budget, celui de 1920, était de 16 750 000 francs. En 1921, il était de 21 millions, et en 1929, de plus de 34 millions de « francs Poincaré ». Il ne s’agissait néanmoins que d’une augmentation nominale dont ne bénéficiaient également ni les différentes sections du Service ni les différentes zones géographiques couvertes par lui. La répartition des crédits alloués entre les quatre sections du Service montre que le Quai d’Orsay fondait son action culturelle sur l’enseignement de la langue et de la civilisation française. Une fois prélevés les frais de personnel du Service des œuvres à l’administration centrale, les frais de voyage et les frais de missions (500 000 à un million de francs selon les années), la section universitaire et des écoles recevait la part la plus importante : environ 80% de la somme totale en 1920–1921, et 89 % en 1933. La section littéraire vit sa part se réduire dans la même période et passer de 8% à 5%. Les sections du tourisme et des œuvres diverses se partageaient le reste. La répartition géographique des crédits connut aussi des variations. Au lendemain de la guerre, l’Europe avait la priorité (43% en 1921), suivie par l’Orient (29 %), l’Extrême-Orient (17 %) et l’Amérique (11 %). À partir du budget de 1924, l’ajout d’un crédit spécial pour l’action culturelle en Syrie et au Liban porta le total des sommes allouées au Services des œuvres à 29 millions de francs, ce qui en changea la répartition géographique. L’Europe en reçut 28,5 %, la Syrie et le Liban 34,5 %, les autres pays d’Orient 20 %, l’Extrême-Orient 11 % et l’Amérique 6 %. Les crédits affectés à l’Europe ne connurent un nouvel essor qu’à partir de 1929, pour atteindre 38% du montant total en 1933 ; Syrie et Liban venaient au deuxième rang avec 27%. Auparavant, entre 1924 et 1929, la France finançait moins son action culturelle en Europe qu’en Syrie et au Liban, placés sous son mandat.
[45] Louis Canet (1883–1958) se forma en philologie classique à l’École pratique des Hautes études et fut membre de l’École française de Rome de 1912 à 1916. En 1916, il fut détaché au bureau de presse et de renseignements de l’ambassade de France à Rome. Il fut conseiller pour les affaires religieuses au Ministère des Affaires étrangères d’avril 1921 à 1946 et fonctionnaire au Conseil d’État de 1929 à 1953. Cf. Bruno Neveu, « Louis Canet et le service du conseiller technique pour les Affaires religieuses au ministère des Affaires étrangères », RHD (avril–juin 1968).
[46] Jean Marx fit des études d’histoire à l’École pratique des hautes études puis de paléographie à l’École des chartes. Membre de l’École française de Rome de 1913 à 1916, il fut rattaché en février 1916 au service d’information à l’étranger du Quai d’Orsay où il fut chargé des questions italiennes. Il accomplit plusieurs missions en Italie. Nommé sous-chef de la Section universitaire et des écoles au début de l’année 1920, il en prit ensuite la tête d’octobre 1921 à 1933 avant de diriger l’ensemble du Service des Œuvres françaises jusqu’en 1940. Cf. Maurice Degros, « Jean Marx (1884–1972) », Bibliothèque de l’Ecole des chartes, Revue d’érudition, CXXXII (deuxième livraison, juillet-décembre 1973) (Paris, Genève : Librairie Droz, 1973).
[47] Henri Focillon (1881–1943), né à Dijon, était le fils du graveur Victor-Louis Focillon. Il entra à l’École normale supérieure, passa le concours d’agrégation et fut nommé professeur de lettres aux lycées de Bourges puis de Chartres. Après des séjours en Italie et en Afrique du Nord, il publia plusieurs œuvres littéraires ou artistiques. En 1913, il fut chargé d’un cours d’histoire de l’art à la faculté des lettres de Lyon et nommé conservateur du Musée de cette ville. En 1918, il soutint à Paris sa thèse de doctorat sur Giovanni Battista Piranesi. Titularisé dans la chaire d’Emile Mâle à la Sorbonne, il en devint le suppléant en 1925. Professeur d’histoire de l’art du Moyen Âge à la Sorbonne en 1935, il passa au Collège de France en 1938. La même année, il partit pour les États-Unis où il devait donner des conférences d’histoire de l’art à Yale University. Il mourut aux États-Unis en 1943.
[48] AMAE, Youg., 50, Instruction pour M. de Billy, PC, MAE à Billy, annexe I, le 18 février 1924.
[49] AMAE, Z-Europe 18–40, Youg., 50, Instruction pour M. de Billy, Annexe I, Paris, le 18 février 1924.
[50] Frédéric Clément-Simon est né en 1873 à Naves. Fils d’un procureur impérial révoqué, puis réintégré par la Troisième République, Clément-Simon étudia à l’École des sciences politiques puis entra dans la carrière consulaire en 1896. Dans les milieux diplomatiques, il était considéré comme bon connaisseur du monde balkanique et d’Europe centrale. En 1905/06, il fut consul, puis secrétaire d’ambassade à Constantinople où il resta plusieurs années. En 1918, il fut secrétaire à Copenhague, puis attaché commercial en Russie. De 1919 et jusqu’à son arrivée à Belgrade il fut ministre à Prague en Tchécoslovaquie nouvelle. Erudit comme son père, il publia des travaux en histoire diplomatique touchant les relations entre la France, l’Empire ottoman et la Russie.
[51] CADN, Belgrade, 171, Clément-Simon à Briand, Belgrade, le 3 mai 1921.
[52] MAE, ASDR, AP 19–30, Youg., 1338, G. Manzoni à MAE (Rome) et légation (Belgrade), Paris, le 3 janvier 1928.
[53] MAE, ASDR, Youg., 1338, le consul (Raguse) à la légation (Belgrade) et au MAE (Rome), Raguse, le 23 février 1928, télégramme ; MAE, ASDR, Youg., 1338, le consul (Raguse) à la légation (Belgrade) et au MAE (Rome), Raguse, le 24 mars 1928, télégramme ; MAE, ASDR, Youg., 1338, le chargé d’Affaires (Belgrade) à MAE (Rome), Belgrade, le 26 avril 1928, télégramme.
[54] MAE, ASDR, AP 19–30, Youg., 1337, Bodrero à MAE, Belgrade, le 31 janvier 1927.
[55] Ibid.
[56] Ibid. Citation des articles de la presse belgradoise.
[57] Ibid.
[58] AMAE, Z-Europe 1918–1940, Yougoslavie, 122, Dard à Briand, Belgrade, le 21 août 1928.
[59] Milan Grol étudia la littérature et la dramaturgie à Belgrade, où il était né en 1876, et à Paris. Il dirigea le Théâtre national de Belgrade entre 1909 et 1924 puis devint ministre royal à Istanbul. Membre influent du Parti démocrate, il collaborait à plusieurs journaux du Royaume et faisait des traductions du français.
[60] AMAE, Z-Europe 1918–1940, Yougoslavie, 122, Dard à Briand, Belgrade, le 10 octobre 1928.
[61] Le Temps, le 13 novembre 1927.
[62] Henri Strohl (Brumath, 1874 – Strasbourg, 1959), pasteur luthérien puis professeur de théologie, fit ses études au Gymnase protestant et à la Faculté de théologie de Strasbourg. Pasteur titulaire à Benfeld, il assura en même temps l’enseignement de la religion et de l’hébreu au lycée de Sélestat. De 1906 à 1919, il fut pasteur à Colmar où il s’occupait du secteur ouvrier et enseignait la religion au lycée. Il souhaitait ardemment le retour de l’Alsace à la France. Après 1919, il enseigna l’histoire du christianisme à la nouvelle Faculté de théologie, en qualité de maître de conférences et soutint en 1924 une thèse de doctorat consacrée à Martin Luther. Pendant son long décanat (1929–1945), il s’efforça d’étendre le rayonnement de la Faculté en direction de l’Europe centrale et des pays scandinaves, ce qui l’amena à beaucoup voyager. Il luttait contre la prostitution et fonda le mouvement « Pro Familia ». Il était également très actif dans le mouvement œcuménique. Il participa à l’évacuation de la Faculté à Clermont-Ferrand en 1939. En 1943, il fut arrêté et relâché par les Allemands. Après la guerre, bien qu’à la retraite, il resta actif dans l’enseignement de l’histoire en Alsace. Cf. Jean-Marie Mayeur, Yves-Marie Hilaire, André Encrevé, Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, 5, Les Protestants (Paris : Beauchesne, 1993), 470.
[63] Robert Will (Asswiller, 1869 – Brumath, 1959) fit ses études secondaires à Bischwiller et au Gymnase protestant, puis ses études de théologie à Strasbourg et Berlin, avant d’être ordonné à Paris en 1893. Il fut vicaire à Strasbourg et à Masevaux, puis pasteur à Saint-Guillaume de Strasbourg entre 1899 et 1922. En 1919, il joua un rôle prépondérant dans la reconstitution de la Faculté de théologie de Strasbourg, où il fut nommé maître de conférences et en 1930, professeur d’homilétique. Il obtint son doctorat en 1929. Envoyé plusieurs fois en mission en Europe orientale, il attira de nombreux étudiants étrangers à Strasbourg. En 1937, il devint professeur honoris causa de l’Université de Glasgow. Il suivit l’évacuation de l’Université à Clermont-Ferrand pendant la guerre. Cf. Jean-Marie Mayeur, Yves-Marie Hilaire, op. cit., 2, L’Alsace (Paris : Beauchesne, 1987), 464.
[64] AMAE, Y-Internationale 1918–40, Propagande de la France, 4, Service des Œuvres à Sous-Direction d’Europe, Paris, le 27 Juin 1928.
In La Serbie et la France. Une alliance atypique : les relations politiques, économiques et culturelles 1870–1940, D. T. Bataković (dir.), Belgrade, Institut des Etudes balkaniques, ASSA, 2010, p. 415-488.
> Dossier spécial : Rapports culturels franco-serbes - I
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