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LOUIS LEGER

UN AVENTURIER SERBE AU XVIIe SIECLE,
LE COMTE GEORGES BRANKOVITCH

J. Radonitch, Grof Gjorgje Brankovitch i njegovo vreme
(Le Comte G. Brankovitch et son temps) vol. in-8°. — Belgrade, 1911, édition de l'Académie royale de Serbie.

 

Đorđe Branković portrait 1730

Le Comte Georges Brankovitch
portrait, avant 1730

L'aventurier dont M. Radonitch a entrepris de nous raconter l'histoire est assurément une des figures les plus curieuses du XVIIe siècle. M. Radonitch ne lui consacre pas moins de 700 pages. Je voudrais essayer de les résumer.

I

Sous la pression de l'invasion ottomane un grand nombre de Serbes avaient dû se replier vers le nord et chercher un asile en Hongrie. Les souverains de ce royaume les avaient accueillis avec sympathie et avaient vu en eux de précieux auxiliaires pour la défense des frontières menacées. Parmi ces émigrés la famille des Brankovitch commence à jouer un rôle important à dater de la fin du XVIe siècle. Elle possède des biens dans les comitats d'Arad, de Zarond[1] et de Temesvar.

C'est dans le comitat d'Arad, au bourg de Jénopol, appelé par les Magyars Boros Jenô, que naquit en 1645 Georges Brankovitch. Son père avait servi dans les armées des princes de Transylvanie qui étaient alors vassaux du Sultan. Les Turcs avaient naguère occupé Jénopol et ils y étaient encore assez nombreux pour que le jeune Brankovitch ait eu l'occasion d'apprendre leur langue. Sa famille appartenait naturellement à la religion orthodoxe. Un frère de Georges, Sava Brankovitch, fut promu, en 1656, à la dignité de métropolitain dans la capitale de la principauté, Gyula Fehérvâr (Alba Julia).

Le métropolitain Brankovitch était un homme ambitieux, d'une moralité douteuse. Pour relever son prestige il imagina, sans aucune raison légitime, de se rattacher à l'antique famille historique des Brankovitch qui au XVe siècle avait fourni deux despotes[2] à la nation serbe. Il initia de bonne heure son jeune frère à ces prétentions peu justifiées et entreprit de le préparer à la carrière diplomatique et politique. La Transylvanie avait une agence à Constantinople ; et cette agence avait naturellement besoin d'un drogman. Le jeune Georges avait eu l'occasion d'apprendre le turc et le magyar. La connaissance du latin était indispensable ; c'était dans les régions orientales, avant le français, la langue internationale de la diplomatie. Georges Brankovitch l'apprit de son mieux, avec des maîtres assez médiocres. Il savait encore le roumain qu'il eut l'occasion de pratiquer durant ses divers séjours en Valachie. Sa langue maternelle était le serbe ; mais, suivant la mode de ce temps, il ne l'écrivait pas ; il écrivait un idiome composite où dominait le slavon ecclésiastique. Enfin plus tard il apprit l'allemand. Il lisait beaucoup dans toutes ces langues, mais sans méthode et sans critique, comme le font le plus souvent les autodidactes.

En 1663, à l'âge de dix-huit ans, Georges Brankovitch fut envoyé chez les Turcs en compagnie d'un ambassadeur chargé de porter le tribut à la Porte. Le voyage fut très compliqué, la mission gagna d'abord Belgrade, puis Nich, Sofia, Philippopoli et enfin Andrinople où le sultan se plaisait volontiers à résider. Au bout de quelques mois le chef de la mission mourut subitement et Brankovitch dut remplir ses fonctions jusqu'à l'arrivée du successeur, – lourd fardeau pour un jeune homme de dix-neuf ans. Il a laissé une chronique sur laquelle nous reviendrons tout à l'heure. Il y raconte non sans une certaine satisfaction, comment il fut reçu en audience par le Kaïmakan Kara Mustapha qui lui offrit du café et le gratifia d'un caftan. A propos de ce séjour à Andrinople Brankovitch rapporte un épisode, qui paraît être entièrement sorti de son imagination. L'Empereur pour faire pièce au sultan aurait promis aux nations balkaniques de leur rendre leur indépendance et aurait désigné Brankovitch comme le futur chef de la nation serbe. Et le patriarche dans le plus grand secret aurait, le 8 novembre 1663, dans l'église de Saint-Michel-Archange à Andrinople, sacré le jeune Serbe en qualité de despote. Tout ce récit est mensonger et la critique moderne n'a pas eu de peine à le réfuter. Dans sa chronique Brankovitch a souci de toute autre chose que de la vérité. En réalité le prétendu despote, oublié par le prince qui l'avait envoyé, ne recevait de lui aucun subside, et faillit mourir de faim dans Andrinople. Au bout de trois ans il retourna dans son pays. En 1665 il fut encore chargé d'une mission à Constantinople. Il devait conclure un emprunt pour mettre la principauté transylvaine en état d'acquitter son tribut. En 1667 il fut attaché comme interprète à la personne de Husein pacha, envoyé du Sultan près le prince Apaffy[3]. Ces diverses missions valurent au jeune diplomate une précoce expérience et une connaissance approfondie du monde musulman et de ce monde phanariote qui servait les Turcs tout en les exploitant.

Il allait maintenant entrer en relations avec l'Etat qui dès cette époque lointaine commençait à apparaître comme le libérateur éventuel des peuples balkaniques. La Russie orthodoxe était le protecteur naturel des coreligionnaires grecs, roumains et slaves, des Slaves particulièrement qui pratiquaient sa langue liturgique et recevaient d'elle leurs livres sacrés. Le frère de Georges Brankovitch, le métropolitain Sava, entreprit au cours de l'année 1668 un voyage en Moscovie pour recueillir des aumônes en faveur d'un de ses monastères. Le jeune diplomate l'accompagna. Peut-être avaient-ils tous deux une mission politique, soigneusement dissimulée, pour ne pas exciter les susceptibilités ombrageuses de la Porte. A Lwów (Lemberg en Galicie), le métropolitain Sava rencontre le métropolitain de Kiev, Antoine Vinitsky, lequel lui donna une lettre de recommandation pour le tsar Alexis Mikhaïlovitch. De là il gagna Varsovie où il fut reçu par le roi Jean Casimir, celui qui devait abdiquer au cours de cette même année, et qui repose à Paris sous les voûtes de Saint- Germain-des-Prés. La Pologne était à ce moment en paix avec la Moscovie et Jean Casimir donna aux voyageurs une lettre de recommandation pour son voisin le tsar Alexis Mikhaïlovitch.

Le 8 mai la mission transylvaine ou plutôt serbe était à Smolensk, et le 20 du même mois à Moscou. Le 31 le métropolitain Sava était reçu par le tsar ; il lui présenta les lettres de son souverain Apaffy, du métropolitain de Kiev et du roi de Pologne. Deux jours après il remit à la chancellerie moscovite une note où il s'informait de la situation exacte de la Russie et de la Pologne. Le prince de Transylvanie désirait savoir si ces deux Etats étaient encore en guerre ou si réellement la paix avait été définitivement conclue. Evidemment si la Russie avait les mains libres du côté de la Pologne, les peuples chrétiens du Danube et du Balkan pouvaient espérer son appui dans leurs luttes éventuelles contre les Ottomans ; et les sujets orthodoxes du prince de Transylvanie, exploités par les calvinistes, pouvaient eux aussi compter sur la protection du grand souverain orthodoxe. Georges Brankovitch raconte qu'il fut l'objet des attentions du tsar qui le traita avec de grands honneurs. Mais les récits où il prétend sans cesse magnifier son rôle sont plus que sujets à caution et les documents moscovites leur donnent le plus radical démenti. Quand la mission transylvaine partit de Moscou, elle reçut, suivant l'usage, des présents : le métropolitain Sava 40 pièces de zibeline et 30 roubles argent, l'archidiacre 17 roubles, le diacre 6 roubles ; Georges n'eut que 4 roubles, un peu plus que les domestiques qui en reçurent chacun deux.

Il rentra dans sa patrie après trois mois de séjour en Moscovie. Ce séjour avait évidemment contribué à développer chez lui le sentiment de sa nationalité slave. Sans doute il était sujet transylvain, mais il n'était ni Magyar, ni Roumain et il avait pu constater de ses propres yeux la puissance de ce tsar slave et orthodoxe dont l'ombre commençait à se projeter sur l'Europe.

En 1669 il fut de nouveau attaché d'abord à une mission envoyée à Salonique auprès du sultan Mahomet IV, ensuite à un commissaire turc chargé de régler avec la principauté une question de frontière.

II

Des problèmes fort graves s'agitaient dans l'intérieur de la principauté. Les protestants prétendaient décidément soumettre l'église orthodoxe à l'autorité de leur surintendant et à leur tutelle. Georges Brankovitch chercha des alliés chez les Roumains et au mois d'avril 1673 il conclut à Bucarest, avec le prince Ghika, une convention secrète, un véritable traité d'alliance pour la défense des orthodoxes serbes et roumains. Ce traité entre un prince régnant, – et un simple particulier, – frère il est vrai du métropolitain orthodoxe de Transylvanie constitue, il faut bien le dire, un document singulier. Le prince Ghika avait peut-être cru traiter avec un héritier éventuel des anciens princes de Serbie, titre que Georges Brankovitch se donnait à l'occasion, sans y avoir aucun droit.

Peu de temps après nous retrouvons Brankovitch à Andrinople ; il entre en relations avec l'envoyé impérial Kindsberg, lui annonce l'intention de passer ainsi que son frère au service de l'Empereur et se fait allouer un subside de vingt-cinq ducats. Il lui promet de grouper sous ses étendards les Slaves méridionaux, Serbes et Croates pour la lutte définitive qui doit casser le nez de l'Ottoman[4].

En attendant il reste au service d'Apaffy. En 1675 il fut renvoyé en mission auprès de la Porte, mais non plus en qualité de simple drogman. Cette fois il portait le titre de kapoukiaya[5], c'est-à-dire d'agent. Il fut remplacé dans ces fonctions en 1677. La situation du représentant de la Transylvanie à Constantinople était alors bien délicate. Le prince vassal de la Turquie était fort embarrassé entre les intrigues de ses voisins les Magyars qui voulaient se révolter contre l’Empereur, les sollicitations de Louis XIV en lutte perpétuelle avec l'Empire, et ses devoirs envers le Sultan son suzerain. Quand Georges Brankovitch rentra dans la Principauté il trouva son frère le métropolitain de plus en plus compromis par les intrigues des calvinistes. On l'avait accusé de malversations ; il fut dépouillé de l'administration temporelle de son diocèse en juillet 1679, et suspendu de l'exercice de ses fonctions. Quelques années après (janvier 1686), il est vrai, il fut réinstallé par un motu proprio du prince Apaffy ; mais son triomphe fut de courte durée. Dès le mois suivant il fut de nouveau cité devant un tribunal composé de calvinistes. On ne lui reprochait plus seulement la mauvaise administration des biens de l'Eglise, on s'en prenait à ses mœurs, on l'accusait d'entretenir des concubines. Son procès était jugé d'avance. Il fut dépouillé de sa dignité et jeté en prison. Il mourut l'année suivante des suites des mauvais traitements qu'il avait endurés. Quelles qu'aient pu être ses fautes, le procès avait été un acte de monstrueuse iniquité. Des calvinistes étaient absolument incompétents pour juger un prélat orthodoxe dont la cause ressortissait du patriarche de Constantinople. Georges Brankovitch avait lui aussi été jeté en prison ; mais il ne tarda pas à recouvrer sa liberté. Désespérant de l'avenir après la catastrophe qui avait accablé son frère, il se résolut à quitter sa patrie et passa en Roumanie.

La situation de cette contrée, vis-à-vis de la Porte, était absolument la même que celle de la Transylvanie. Brankovitch s'établit à Bucarest vers la fin de l'année 1676. Il s'y fit bien venir des boïars et du prince. On prenait au sérieux la généalogie qu'il s'était créée et en vertu de laquelle il se prétendait apparenté à la famille roumaine des Brancovano. A Bucarest il se trouvait presque en famille. On estimait qu'il pourrait jouer un rôle considérable au cas où toutes les nations danubiennes, Autrichiens, Hongrois, Roumains et Serbes réussiraient à se liguer contre la Porte. Le bruit de son nom parvint jusqu'à Vienne et l'Empereur Leopold, pour s'assurer ses services, lui conféra, ainsi qu'à son frère le métropolitain, le titre de baron hongrois[6] et le reconnut pour l'héritier légitime de l'Herzégovine et de la Syrmie – reconnaissance platonique s'il en fut.

L'empereur Leopold aurait été bien à plaindre s'il n'avait eu contre les Turcs le secours d'aucun autre allié que Brankovitch. Les Turcs approchaient de Vienne et au mois de septembre ils s'établissaient devant cette ville. Ce fut un autre Slave, un roi authentique celui-là, Sobieski, qui délivra la capitale et qui peut-être sauva ainsi la chrétienté (12 septembre 1683). On sait par quelle ingratitude il fut récompensé de son courage.

Brankovitch n'était pas homme de guerre, mais d'intrigue et de diplomatie. Pendant son séjour à Bucarest il s'efforça de négocier un traité d'alliance entre la Roumanie et la Transylvanie (1685). Il fut même envoyé en mission à Vienne par le prince Serban Cantacuzène en 1688. Serban avait grand peur de se compromettre vis-à-vis de ses voisins immédiats les Turcs et les Tartares. Brankovitch n'était pas de ses sujets et il pouvait au besoin le désavouer. De son côté Brankovitch songeait plus à ses propres intérêts qu'à ceux du prince dont il était le mandataire. Il adressa à l'Empereur un long mémoire rédigé en langue latine[7], où il exposait le profit que la maison d'Autriche pouvait retirer de la formation d'un état sud-slave dont lui, Brankovitch, aurait été naturellement le souverain. Les Bosniaques, les Serbes, les Bulgares, les Rasciens, les Thraces, les Albanais, les Macédoniens, disait en résumé le memorandum, considèrent l'Empereur comme leur futur libérateur. Ils espèrent qu'il voudra bien reconstituer un état illyrien. Les peuples illyriens naguère élisaient librement leur souverain. Il convient donc qu'ils élisent maintenant un despote, investi du titre de tsar, titre que les Moscovites ont emprunté aux anciens Illyriens. Outre le libre choix de leur souverain, les peuples illyriens demandent à l'Empereur le libre exercice de leur religion, l'intégrité de leur domaine. Si l'Empereur les aide à se reconstituer, ils seront contre les ennemis orientaux des alliés fidèles, ils seront les antemurales du royaume de Hongrie. Le memorandum conclut en invitant l'Empereur à reconnaître comme sérénissime despote, le seigneur Georges Brankovitch. Ce despote devra prendre rang parmi les princes du saint empire. Brankovitch rappelle à ce propos le titre de baron hongrois qui lui a été conféré quelques années auparavant. En attendant d'être installé dans la souveraineté qu'il réclame, ce solliciteur demande une subvention annuelle de quatre mille huit cents florins qui le mette en état d'exécuter ses projets grandioses.

Évidemment l'auteur du memorandum faisait preuve de quelque naïveté et supposait à la cour de Vienne un désintéressement tout à fait étranger à ses traditions. D'un autre côté elle ne pouvait pas dédaigner absolument l'aide que lui apportaient les populations dont Brankovitch garantissait le concours efficace. En attendant que ses vastes projets eussent l'occasion de se réaliser, Leopold le reconnut pour le descendant de la famille princière des Brankovitch, souverains de l'Herzégovine, de la Syrmie, de l'Illyrie, de la Mésie et lui confirma pour lui et ses descendants le titre de comte. Le diplôme qui conférait ce titre ne faisait d'ailleurs aucune allusion à la reconstitution éventuelle de l'état dont Brankovitch prétendait devenir le souverain. L'habile aventurier n'était pas encore au comble de ses vœux, mais il se croyait déjà sur la route de la fortune. Il allait bientôt être cruellement déçu.

Après lui avoir conféré le titre de comte, l'Empereur l'envoya en Transylvanie à l'état-major du général Veterani qui avait occupé cette province vassale du Sultan. Il devait s'entendre avec le général pour soulever les Serbes du Banat dès qu'il en aurait reçu l'ordre. Mais à peine avait-il quitté Vienne que ses fraudes furent mises à jour. D'autres Brankovitch de Bosnie se présentèrent et démontrèrent qu'il n'était qu'un imposteur. On découvrit qu'il avait entamé des négociations avec le tsar de Moscovie. Au lieu de voir en lui un précieux auxiliaire comme on faisait jusque-là, on soupçonna un dangereux concurrent.

Lui cependant ne se doutait de rien. A dater du mois de mai 1689 il s'était mis à recruter des partisans et en avait groupé environ 800 qu'il réunit à Orsova où il établit son quartier général. De là il adressa aux Serbes une proclamation où, sous le nom de Georges II, il se proclamait despote héréditaire de la Mésie Inférieure et Supérieure. Il ne savait pas le revirement qui s'était produit à Vienne. Le 3 août l'Empereur avait envoyé à son généralissime, le duc de Bade, l'ordre d'observer toutes les démarches du pseudo-despote et de l'arrêter au besoin. Le 26 octobre Brankovitch fut appelé à Kladovo[8] pour conférer avec le prince de Bade au sujet de la campagne contre les Turcs. Il traversa le Danube et arriva au rendez-vous sans rien soupçonner.

Dès son arrivée il fut arrêté, emmené à Orsova et retenu prisonnier d'abord à Orsova, puis à Nagyszeben, autrement dit Hermannstadt en Transylvanie. Après avoir été sommairement interrogé par le jésuite Antone Dino il fut expédié à Vienne et provisoirement interné à l'hôpital de cette ville. Il sollicita en vain une audience impériale pour se justifier auprès du souverain. Il avait signé sa requête du titre de despote d'Illyrie et de Mésie, autrement dit des pays serbes. Mais ces provinces, l'Empereur entendait, s'il en devenait maître, les annexer directement à ses Etats et les titres que s'attribuait Brankovitch portaient en eux-mêmes sa condamnation. Cependant les Serbes qui ne soupçonnaient pas la fraude du prisonnier le considéraient comme le chef moral de leur nation. Ils demandaient qu'il fût mis à leur tête pour faire campagne contre les Turcs. Mais la cour de Vienne n'entendait point relâcher son prisonnier. Elle se contenta de donner aux Serbes un voïevode ou chef de leur race, Manastirli qui se distingua notamment à la bataille de Slankamen (1691). Pour calmer l'indignation des Serbes qui se regardaient comme offensés dans la personne de leur chef national l'Empereur consentit à accorder à Brankovitch une pension provisoire de 1 000 florins et le fit transporter de l'hôpital à l'hôtellerie de l'Ours d'Or sur le Fleischmarkt. Il y était d'ailleurs sous bonne garde. Toutefois on lui laissait une liberté relative et on lui permettait d'exercer dans une certaine mesure les droits qu'il prétendait tenir de son titre de despote. Ainsi nous le voyons au cours de l'année 1693 conférer un brevet de colonel et adresser à la nation serbe une proclamation où il déclare que les affaires litigieuses entre sujets serbes doivent en dernière instance être portées devant son auguste personne. Il recevait sans obstacle le patriarche serbe Arsène III, venu à Vienne pour défendre auprès de la chancellerie les intérêts de sa nation. En revanche le patriarche et les hauts dignitaires du clergé serbe adressaient à l'Empereur requêtes sur requêtes pour obtenir la liberté de leur illustre compatriote. Lui-même, Brankovitch, rédigeait un mémoire pour prouver la légitimité de ses prétentions et pour les justifier méditait d'écrire sa chronique qui n'est au fond qu'une longue apologie. Cependant les années s'écoulaient et Brankovitch restait toujours, sinon prisonnier, du moins interné. Pour obtenir sa liberté il sollicitait l'intervention de l'ambassadeur de Pierre le Grand protecteur naturel des Serbes orthodoxes. Ce n'était peut-être pas très habile.

Au mois de janvier 1699 le traité de Karlowitz mit fin à la guerre entre l'Empereur et la Turquie et ajourna indéfiniment les espérances des Serbes. Les prétentions de Brankovitch devenaient de plus en plus problématiques et les réclamations de ses compatriotes avaient de moins en moins de chance d'être écoutées. Pour comble de malheur le propriétaire de l'Ours d'Or commençait à se lasser de son pensionnaire. On lui avait imposé un corps de garde qui avait fini par écarter de l'hôtellerie sa clientèle habituelle. Il accablait de ses réclamations, la cour, la chancellerie, la municipalité.

Au cours de l'année 1702 le Conseil aulique insista auprès de l'Empereur pour que le cas de Brankovitch fût définitivement élucidé. Le 15 août l'Empereur reçut un rapport qui proclamait l'usurpateur coupable de fraude et d'intrigues contre la sûreté de l'Etat et qui concluait en s'opposant à sa libération. Pour le mettre hors d'état de nuire et d'entretenir des relations avec la nation serbe il fallait l'interner le plus loin possible des pays serbes. La ville d'Eger, en Bohême, sur la frontière de Bavière, paraissait le lieu le plus convenable pour cet internement. Elle possédait une garnison dont le chef saurait veiller sur cet hôte dangereux.

L'Empereur souscrivit à cette proposition ; il ordonna que l'interné conservât sa pension et fût traité avec ménagements. Au mois de décembre 1703, Brankovitch quitta cette ville de Vienne où il languissait depuis tant d'années et le patron de l'Ours d'Or fut enfin débarrassé de cet hôte importun.

Eger est surtout connue dans l'histoire par les tragiques souvenirs qui se rattachent au nom de Waldstein. Le nom de Brankovitch est moins populaire dans les pays occidentaux. Si le prétendant serbe connaissait l'histoire du grand condottiere allemand, il dut s'établir dans sa pensée de singuliers rapprochements entre leurs deux destinées. Les habitants de la petite ville ne savaient pas au juste qui était ce grand personnage que l'Empereur leur envoyait. Il n'était pas interné dans une casemate. Il pouvait choisir son logis et ses relations. On le croyait fort riche et il jouissait d'un crédit illimité. Il vivait grandement et se parait d'un costume oriental des plus somptueux. Bientôt il fut accablé de dettes. Il avait la conscience plus large que la bourse et, comme tous les aventuriers, il ne désespérait jamais de l'avenir. Il adressa tour à tour à l'Empereur Leopold et à son successeur Joseph Ier des suppliques où il réclamait sa liberté. Elles ne furent pas entendues. Il était tombé dans la misère la plus profonde et nous le voyons au cours de l'année 1711 solliciter tour à tour des subsides de l'impératrice autrichienne et du tsar Pierre le Grand. Il s'éteignit le 13 décembre de cette même année. Il affectait dans les derniers temps de sa vie des allures singulières.

Đorđe Branković Franz Schilhabel 1849

Le Comte Georges Brankovitch
par Franz Schilhabel, 1849

Un portrait, dont l'original est conservé au château de Kœnigswart, appartenant aux Metternich, nous le montre les yeux hagards, les cheveux répandus sur les épaules, la barbe tombant jusqu’à la ceinture. Il a l'air d'un charlatan ou d'un aliéné. Je ne me pique pas d'être très versé en graphologie, mais les fac-similé que nous présente à la fin de son livre M. Radonitch me paraissent révéler un tempérament bizarre et singulièrement agité. Brankovitch fut surtout pleuré par ses créanciers. Comme il était hérétique, il fut enseveli en dehors du cimetière catholique. Sa tombe devint un lieu de pèlerinage pour ceux de ses compatriotes qui ne soupçonnaient point ses fraudes et qui voyaient en lui un représentant de la dynastie et de la tradition nationale. En 1743 ses restes furent déterrés et transportés dans les pays serbo-croates, à Karlovats[9]. Ils furent reçus solennellement par le patriarche Arsène IV et déposés au monastère de Krusedol, à côté de ceux du patriarche Arsène III. C'est dans ce monastère que repose aujourd'hui le premier roi de la Serbie, Milan Obrenovitch. L'ingénieux aventurier avait poursuivi toute sa vie la constitution d'une nationalité serbe, qui aurait formé un petit état vassal de l'Empereur ou plutôt du roi de Hongrie. En 1848 ce rêve a failli se réaliser.

Je ne parlerai point ici de sa Chronique. Elle n'a qu'une très médiocre valeur historique et elle a surtout pour objet d'étayer les mensonges sur lesquels l'auteur espérait fonder sa fortune. Elle est d'ailleurs encore inédite et après l'analyse très consciencieuse qu'en a donné M. Radonitch, il ne semble pas qu'il y ait un grand intérêt à la publier.

NOTES

[1] Ce comitat a été supprimé en 1676 et partagée entre les deux comitats voisins d'Arad et de Hunyad.

[2] Ce titre fut porté à diverses reprises du XIIIe au XVe siècle par des princes plus ou moins indépendants en Serbie, en Épire et en Morée.

[3] Le turc, à ce moment-là, s'employait pour la correspondance avec le divan de Constantinople, avec le vizir de Pesth, avec le khan des Tartares de Crimée.

[4] Ista bestia (le Turc) simper dabit occasionem, donec ipsi nasus bene non confrangatur (mémoire adressé à Kindsberg).

[5] On donne le nom kapoukiaya aux agents ou procureurs établis auprès de la Porte. Ce sont des fondés de pouvoir envoyés par les pachas de province, ils en sont les représentants salariés, et résident à Constantinople sous l'autorité du gouvernement  (Barbier de Meynard, Dictionnaire turc-français).

[6] Le diplôme est daté du 13 juillet 1687.

[7] Une copie de ce document se trouve à la bibliothèque de l'Université de Bologne. Elle a été publiée par M. Tornitch au tome XLII des Documents (Spomenik) édités par l’Académie de Belgrade.

[8] Actuellement ville du royaume de Serbie sur le Danube.

[9] En allemand Karlstadt, ville de Croatie.


In : Journal des savants, août 1912. pp. 346-357 ; article repris dans l’ouvrage : Louis Leger, Serbes, Croates et Bulgares, études historiques, politiques et littéraires, Paris, Maisonneuve et fils, 1913, pp. 19-31

 

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