C'est à Sarajevo en août 1951 que j'ai rencontré Ivo Andritch. J'assistais pour la première fois aux travaux du « seminar za strane slaviste » qui, cette année-là, se tenait en Bosnie.[1] En dehors des exercices pratiques quotidiens de langue serbocroate, nous suivions chaque matin des conférences données sur des sujets divers par des personnalités du monde universitaire, littéraire, scientifique, etc. C'est ainsi que nous eûmes l'occasion de voir et d'entendre Ivo Andritch et que, au cours d'une conversation avec lui, l'idée me vint de traduire en français son célèbre roman Il est un pont sur la Drina[2].
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Ce roman qui, en Yougoslavie et dans le texte original a atteint la quatorzième édition, a été traduit en tchèque (1946), en hongrois (deux fois en 1947 et en 1958), en slovaque et en bulgare (1948), en allemand (deux fois en 1953 et en 1957), en polonais (1956), en russe (1956) et en ukrainien (1957). Au cours de l'année 1959 doivent paraître des traductions en Israël, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, en Chine, en Roumanie...[3]
La traduction française, parue en 1956, m'a coûté beaucoup de peine et m'a valu aussi bien des joies. Pour mieux comprendre le roman, je suis allé en septembre 1953 à Vichégrad (le livre porte comme sous-titre : Chronique de Vichégrad). Ce fut pour moi une expérience merveilleuse. Comme un personnage du roman, je me suis assis, moi aussi, sur le « sofa », j'y ai eu des conversations au clair de lune, à toutes les heures du jour et de la nuit, j'ai contemplé cette merveille de pierre : le pont de Mehmed-Pacha Sokolovitch et il m'a semblé bien des fois rencontrer des amis, jeunes et vieux, qui, sortis du livre, déambulaient à mes côtés dans la « kasaba ».
J'y ai vu aussi la maison où Andritch a passé son enfance, la rue qui porte aujourd'hui son nom, le Club de la Culture, construit grâce à sa générosité, aussi discrète que large.
Une autre agréable surprise m'y attendait : le « gymnase » dont les 450 élèves apprennent le français sous la direction d'un musulman, le Pr Abdoulahovitch. Sur son invitation, j'ai assisté à une de ses classes et j'ai entendu ses élèves lire dans leur manuel des phrases comme celles-ci : « Paris est la plus belle ville du monde... le Louvre est le plus riche musée du monde... Pasteur a trouvé le vaccin contre la rage. » Je n'ai certes pas regretté d'avoir accompli un long voyage pour atteindre ce trou perdu de Bosnie !
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Une des plus grosses difficultés du Pont sur la Drina réside dans l'abondance de mots turcs, au moins dans les premiers chapitres. Il y a bien un lexique à la fin du livre. Mais l'auteur de ce lexique semble avoir pris un malin plaisir à nous laisser dans l'embarras. Il vient rarement au secours du lecteur et les Yougoslaves sont souvent aussi perplexes que nous devant certains mots. Personne en Yougoslavie – sauf Ivo Andritch lui-même – n'a pu m'expliquer le sens du fameux verbe mitoklasati qui adorne l'un des premiers chapitres du Pont et qui ne se trouve dans aucun dictionnaire, même pas dans celui de l'Académie de Zagreb. Ce pont n'est donc pas facile à traverser et si j'ai pu sans trop de peine passer sur l'autre rive, c'est en grande partie à l'aide d'Andritch que je le dois. Qu'il en soit remercié une fois de plus !
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Citons d'autres difficultés qui soulèvent des questions de méthode. Les « opanci »[4] étant des chaussures grossières en cuir que portent les paysans, que faut-il entendre par des opanci « sanglants » ? Plusieurs explications, plus ou moins fantaisistes, m'ont été proposées par des Yougoslaves. De toute évidence, le mot n'est pas clair. Certains traducteurs – le russe par exemple – passent outre et, ne comprenant pas, laissent froidement tomber le mot « sanglants ». L'Allemand traduit par « grob », ce qui est tout à fait insuffisant, tandis que le Slovène et le Slovaque se tirent d'embarras à bon compte en gardant le mot slave (krvavih et krvavych), qu'il s'agit justement d'élucider. Faut-il les imiter et laisser le lecteur « se débrouiller » tout seul ou bien expliquer plutôt que traduire et écrire « des opanci faits de peau crue, non tannée, sanglante » ?
De même qu'est-ce qu'un vizir « outchtougli » ? Est-ce une solution que de reprendre le mot turc sans aucune explication (traductions slovaque et slovène) ou de rendre le mot d'une façon banale par « hoch » (traduction allemande) alors qu'il s'agit d'un vizir à « trois queues de cheval », grade élevé dans l'armée turque.[5]
Le mot « ćepenak » m'a donné bien du souci et je ne crois pas avoir réussi à le rendre convenablement. Il s'agit de la partie antérieure et mobile d'une petite boutique. Quand celle-ci est ouverte, ce ćepenak est replié et on peut s'y asseoir. Mais comment traduire ? Volet ? Auvent ? La notion est claire, surtout si on a séjourné en Yougoslavie, mais le mot est intraduisible.
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Autre question de méthode. Un traducteur a-t-il le droit d'améliorer le texte original ? Andritch a écrit : « Stoka je blejela uplašeno » ce qui signifie littéralement : « Le bétail bêlait, épouvanté. » On m'objecte avec raison : seuls les moutons bêlent. Le gros bétail, lui, beugle, mugit, etc. Peut-être aurait-il fallu traduire par : « Les moutons bêlaient, les vaches mugissaient ».[6]
Parmi les critiques faites à la traduction, certaines sont justes et il en sera tenu compte dans une prochaine édition. Cependant, je crois que je garderai le tour « invectiver quelqu'un »[7], bien que la construction classique soit « invectiver contre quelqu'un ». Selon Grévisse en effet, la construction invectiver quelqu'un, condamnée par Littré, est maintenant reçue par le bon usage.[8] Et de citer à l'appui des exemples de Hugo, Flaubert, A. France, Proust, etc.
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La question des transcriptions est également épineuse. Il est impossible de conserver les signes diacritiques, d'abord parce que la plupart des imprimeries ne les possèdent pas, ensuite parce que le lecteur français ne saurait pas les lire. Si, laissant de côté la question des signes diacritiques, on garde cependant l'orthographe de l'original, le lecteur français prononcera de façon fautive. Nous en avons la preuve tous les jours à la radio. Il dira Andrik et non Andritch, Popovik et non Popovitch. Ulcinj prononcé à la française devient méconnaissable. J'ai donc opté pour une transcription phonétique et écrite : Oultsigne, Fotcha, Rogatitsa, etc.
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Comme l'a justement noté Douchane Milatchitch dans un grand article du journal serbe Politika du 3 mars 1957, la critique française qui, en général, commente peu la littérature de traduction, a réservé au livre d'Ivo Andritch une place exceptionnelle. Le Monde, L'Express, Les Nouvelles littéraires, Franc-Tireur, Les Lettres françaises, Demain, Les Lettres nouvelles, Sud-Ouest, La Nouvelle République (de Bordeaux) en ont rendu compte en détail.
« Un très grand livre » écrit Robert Escarpit qui loue la richesse psychologique et la couleur des descriptions.[9] C'est aussi l'opinion d'un maître comme Gabriel Marcel et de nombreux autres critiques. « Andritch, écrit l'Express, sait avoir la rigueur un peu froide de l'historien, puis il s'anime comme un écrivain populaire, parfois s'enfle comme un poète, frise l'épopée et, avec tous ces mouvements, produit un livre impressionnant. »
Il est curieux de relever certains jugements inspirés par des préoccupations contemporaines et certainement étrangères à l'auteur. C'est ainsi que, dans Demain, Jean Cathelin écrit :
« Il est un pont sur la Drina, écrit en 1942 quand Belgrade subissait le joug nazi est lui-même un livre de résistance, une grande histoire de liberté qui justifiait les combattants yougoslaves d’alors. Il est d'une brûlante actualité et on peut y voir une leçon qui s'applique aux combats récents des peuples d'Europe orientale pour se débarrasser du joug post-stalinien. Symbole des liens nécessaires entre les hommes, d'un commerce du cœur et des choses souvent interrompu par les ambitions des empires, le pont de Vichégrad ne peut pas ne pas évoquer les ponts de Budapest, les ponts de 1940 – de France et d'ailleurs – tous les ponts du monde où, comme sur celui de Vichégrad les amoureux, les conquérants et les pèlerins se sont succédé au cours des siècles… »[10]
De même dans Franc-Tireur[11], Jane Albert-Hesse écrit que « Vichégrad, c'est sans doute la douloureuse gésine de ce que nous appelons l'Europe... ».
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Il y a aussi les critiques, que nous n'entendons nullement passer sous silence. André Wurmser trouve « le livre sans doute un peu long »[12]. C'est aussi l'avis de Henri Amouroux qui déclare au traducteur : « Il aurait fallu alléger, animer, ‘secouer un peu’ ce texte »[13]. Dans La Croix du Nord et du Pas-de-Calais, M. Deleforge, dans un article excellent, probablement le meilleur qui ait été écrit sur le Pont, regrette que l'auteur se soit refusé à trier : « De là, certains chapitres 'gigognes' qui n'en finissent pas »[14].
D'autre part, la scène du pal a choqué. Comme l'écrit M. Deleforge :
« Il se trouvera aussi des lecteurs (ou des lectrices), mieux vaut les prévenir, qui n'iront pas au-delà d'une soixantaine de pages, rebutés par la cruelle description d'un empalement qui n'est certes pas gratuite, mais dont le réalisme manque à la discrétion. »
Mais M. Deleforge ajoute aussitôt :
« A quiconque passera outre et ne marchandera pas son attention, osons prédire l’enchantement : nous tenons là une grande et belle œuvre... »
Enfin, dernier reproche que présente Henri Amouroux : pourquoi s'être arrêté à 1914 ?
« L'histoire commence en 1516, s'achève en 1914. Mais Andritch aurait pu continuer sa chronique de Vichégrad. Les deux mondes, même lorsqu'ils mêlent leurs eaux, comme cela se produit aujourd'hui en Yougoslavie, n'ont pas terminé leur combat. »
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Il est un autre aspect de l'œuvre d'Ivo Andritch que le public français appréciera sans aucun doute : ce sont ses contes dont certains sont de purs chefs-d'œuvre, dignes de Flaubert. Une prochaine traduction en fera connaître quelques-uns.