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VOYAGE DES COMEDIENS EN TEMPS DE GURRE

par

MONIQUE LE ROUX

 

Lioubomir Simovitch : Le Théâtre ambulant Chopalovitch. Mise en scène de Jean‑Paul Wenzel. Théâtre de la Ville du 25 mars au 17 avril

 

À partir du Maillon, le Centre Culturel de Strasbourg dirigé par Claudine Gironès, Le Théâtre ambulant Chopalovitch a parcouru la France en tournée et arrive à Paris au Théâtre de la Ville : Jean‑Paul Wenzel a trouvé dans la pièce de l'écrivain serbo‑croate Lioubomir Simovitch, qu'il contribue à faire découvrir en France, un univers théâtral plein d'affinités avec le sien.
 

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"La Drina nous a séparés et divisés / La Sava aussi nous a divisés / Le temps est proche où l'Ibar et la Morave nous diviseront / Tels que nous sommes, même un ruisseau peut nous diviser", dit l'un des personnages. Mettre en scène aujourd'hui un texte d'un écrivain serbo‑croate pourrait relever de l'opportunisme. Mais Le Théâtre ambulant Chopalovitch a été écrit en 1984 par Lioubomir Simovitch, né en 1935 à Oujitsé en Serbie, poète et aussi auteur dramatique très apprécié dans son pays, puis traduit en français en 1989 par Borka Legras et Anne Renoue pour les éditions L'Age d'Homme [1]. Dès que Jean‑Paul Wenzel a eu connaissance de la pièce, qui intéressait aussi Antoine Vitez, il y a reconnu des interrogations sur le théâtre dans la société, des orientations esthétiques aussi, proches des siennes. Il l'a présentée dès juillet 1990 en plein air aux rencontres de Hérisson, près du siège des Fédérés à Montluçon, puis en a fait, avec la collaboration dramaturgique d'Arlette Namiand, une nouvelle mise en scène en salle.

"L'action se passe à Oujitsé sous l'occupation. Un été brûlant". La liste des personnages mentionne l'occupant représenté par un officier de la police de la sûreté et des collaborateurs, dont le Broyeur, le bourreau qui "laisse derrière lui une trace de sang", cinq habitants individualisés, plus quelques femmes, les quatre acteurs du théâtre ambulant, deux hommes, le directeur de la troupe Vassili Chopalovitch, Philippe Ternavatz, "l'acteur aux deux masques sous lesquels se cache peut-être un troisième", et deux femmes.

Les comédiens arrivent à Oujitsé avec l'intention de jouer Les Brigands de Schiller, pièce autorisée par les Allemands, le jour même où deux collaborateurs sont tués et un jeune homme, soupçonné de meurtre, arrêté ; ils s'installent, pour répéter, dans la cour même où logent les parents de ce Sékoula menacé d'être torturé et fusillé.

Le texte paraît s'amorcer dans un double registre quelque peu prévisible, à la fois de théâtre dans le théâtre et de pièce à thèse sur l'engagement, qui peut faire tout craindre. Mais à partir d'oppositions apparemment schématiques, d'un conflit au déroulement attendu, il ne cesse de surprendre là où on ne l'attendait pas, d'étonner par un mélange rare de concret et de poétique, d'inventer à partir de schémas traditionnels, de rendre complexes et ambivalents des personnages répertoriés. "J'aime cette humanité contradictoire, maladroite, claudicante, qui porte en elle comme deux frères ennemis dans le même giron, le monde et sa représentation, chacun revendiquant pour lui seul le label de vérité", dit Jean‑Paul Wenzel [2].

Ainsi le voyage des comédiens n'évite pas les querelles de tournées, les rivalités entre actrices, les amertumes des distributions. La préparation de la représentation qui n'aura pas lieu, les confrontations avec le quotidien et l'Histoire, en passent par la revendication de l'irresponsabilité, la défense de l'illusion scénique, la confusion entre le simulacre et le réel. Mais celui qui "se comporte comme si ce monde n'existait pas", qui semble vivre enfermé dans les rôles du répertoire au point de dire les répliques d'Oreste devant les corps des collaborateurs tués et de tomber abattu par les policiers, était peut-être le plus engagé dans le monde, tout en emportant son secret dans la mort : "… et que mon crâne soit légué à une troupe de théâtre comme accessoire".

Une ambiguïté comparable subsiste dans les retournements de situation chez les personnages du "monde réel". Par exemple, le Broyeur espère renoncer à un nerf‑de‑boeuf, qui sème la terreur, grâce au bleuet offert par la jeune actrice et cesse de laisser une trace de sang derrière lui. Mais la belle Sophie jouait un rôle, ce qui ne l'empêche pas d'être tondue ; un autre admirateur, qui pour elle avait troqué son inséparable bouteille contre un dahlia est devenu tortionnaire. Et le Broyeur finalement se pend à un poirier ‑ celui‑là même où s'était pendue une de ses victimes pendant qu'il ramassait des kilos de fruits ‑ avec le nerf‑de‑boeuf et le bleuet. C'est le mot de la fin qui semble suggérer la toute‑puissance du théâtre et lui accorder l'ultime parole sur le monde. Mais les acteurs n'entendent pas la nouvelle, déjà repartis sur les routes vers leur dérisoire périple. "Survient le déluge… Et nous, nous voulons nous sauver du déluge en nous hissant sur des chaises".

Le Centre national de création de la région Auvergne, associé pour la coproduction du spectacle à d'autres établissements, dispose d'autres moyens que le Théâtre ambulant Chopalovitch. Il ne risque pas comme lui de faire jouer une pièce à quinze ou vingt personnages par quatre acteurs ! La distribution comporte ‑ chose assez rare aujourd'hui ‑ autant d'interprètes que de rôles : seize, certains membres ou proches de la "famille" des Fédérés, tels Olivier Perrier ou Sylviane Simonet, d'autres venus d'ailleurs, comme Laurence Février, qui donnent dans le plaisir du jeu en commun l'impression d'une vraie troupe. Mais Jean‑Paul Wenzel partage certainement l'opinion de Vassili Chopalovitch : "J'ai vu dans différents théâtres du monde de grandes démonstrations de technique scénique, mais ça ne m'a pas tellement ébloui."

En hommage au Théâtre ambulant et en conformité avec ses propres orientations, il a opté pour une esthétique foraine. En passant du plein air à l'intérieur, il n'a pas cherché à construire un équivalent de la Grand'plade d'Oujitsé ou de la cour des Adjitch, avec sa pente douce vers la rivière et son grand tilleul. Il a tout organisé à partir de tréteaux, de grandes toiles, de bouts de châssis, avec le risque d'effacer la ligne de partage à l'intérieur du spectacle entre le monde et le théâtre, d'atténuer la résistance du réel à l'univers du simulacre.

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[1] Lj. Simovitch, Le Théâtre ambulant Chopalovitch, L'Age d'Homme, Lausanne 1989.

[2] Journal du Théâtre de la Ville 91‑92.

 

In La Quinzaine littéraire, n° 597, le 16 mars 1992.

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