Le prince Lazar
par Djura Jakšić, 1858
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Le cycle littéraire consacré au prince Lazar Hrebeljanović, mort à la bataille de Kosovo en 1389, constitue un chapitre à part dans l’hagio-biographie médiévale serbe. L’apparition et le contenu de ce cycle ont été conditionnés par un contexte historique particulier : il s’agit d’une époque de transition et de bouleversements majeurs en Serbie et dans les Balkans marquée par la relève dynastique de la deuxième moitié du XIVe siècle, les débuts de la conquête ottomane et la crise de conscience suscitée par le schisme de l’Église de Serbie par rapport à l’Église de Constantinople. La profusion de textes littéraires de genres divers, ainsi que celle de notices que l’on découvre encore dans des codices médiévaux, témoigne avec éloquence de l’ampleur et de la rapidité avec laquelle le culte du prince Lazar, canonisé en 1390/91, au même concile sans doute où fut élu le patriarche Danilo III, s’est répandu en Serbie. Ce culte avait son centre principal au monastère de Ravanica, fondation pieuse du prince, où ses reliques étaient conservées, mais également à Ljubostinja, fondation de sa veuve, la princesse Milica, où elle prononça ses vœux pour y finir sa vie (1405) comme moniale (Jevgenija, ou dans le grand habit, Jefrosinija). La Vie du prince Lazar de type prologue [Prološko žitije kneza Lazara], est probablement le plus ancien de ces textes dédiés au culte du prince martyr. Rédigée entre 1390 et 1398 par un anonyme de Ravanica, cette vita sera peu après suivie par d’autres textes hagiographiques qui vont également contribuer à la diffusion de ce nouveau culte dynastique : ce sont le "Dit (Slovo) du prince Lazar" – considéré comme “l’œuvre cultuelle la plus historiciste sur le martyr de Kosovo” (Mihaljčić), et le "Dit à la mémoire (Povesno slovo) du prince Lazar" intitulé “Le récit à la mémoire (Послѣдованїю бь паметь) du saint et bienheureux prince Lazar qui fut le souverain de tout le pays serbe”, œuvre d’un auteur anonyme, écrite entre 1392 et 1398, au monastère de Ravanica. Dans les années suivantes, plusieurs autres textes, portant des titres souvent similaires, composés généralement par des anonymes (fort probablement issus des milieux ecclésiastiques), dont nous ne mentionnons que les écrits narratifs, vont progressivement compléter ce cycle hagio-biographique. Il s’agit d’un autre “Dit (Slovo) du prince Lazar” (manuscrit gardé à Chilandar, n° 482) ; d’un "Éloge (Pohvala) du prince Lazar" – texte exceptionnel par son contenu, écrit en 1402 par Jefimija (la veuve du despote Uglješa et la premère poetesse serbe) et brodé avec du fil d’or sur un linceul de soie (66 cm sur 49 cm) qui avait servi à recouvrir les reliques du prince ; d’une autre "Vie et règne du prince Lazar" (écrit vers 1402 ) – texte qui fait partie des Annales de Peć et qui s’apparente à un genre littéraire proche des Annales et Généalogies ; puis d’un autre texte laudatif de la fin XIVe - début XVe, le "Discours d’éloge au saint et nouveau martyr du Christ, Lazar" dont l’unique manuscrit, auquel manquait la fin, a brûlé dans l’incendie de la Bibliothèque nationale de Belgrade lors du bombardement nazi du 6 avril 1941. A cette liste il faut également ajouter l’un des rares écrits de genre et de provenance profane, L’inscription sur la stèle de Kosovo [Natpis na mramornom stubu na Kosovu], attribuée au despote Stefan Lazarević ainsi qu’un texte du genre laudatif, l’Éloge au prince Lazar, composé par Andonije Rafail Epaktit. Ce dernier texte, plus tardif d’une trentaine d’années par rapport aux écrits précédents, clôt cet ensemble thématique intitulé le Cycle littéraire du prince Lazar et de la bataille de Kosovo. Les textes cités appartenant principalement aux trois genres – hagio-biographique, laudatif et liturgique – sont importants non seulement parce qu’ils ont servi à l’instauration du culte du prince Lazar, quelques années à peine après sa mort sur le champ de bataille, mais aussi parce qu’ils reflètent une idée théologique sensiblement nouvelle pour l’époque, renouvelée depuis les temps plus anciens, celle du martyre lié dans les textes aux Quarante martyrs de Sébaste. Cette idée d'abnégation est fondamentale car elle a profondément influencé aussi bien le sentiment épique que l’éthique nationale serbe. D’autre part, ces textes révèlent une nouvelle dimension du « Mystère de l’Etat » qui se manifeste sous la forme d’un processus qu’on peut désigner par un début de démocratisation de la sainteté. Elle s’étend aux martyres, morts aux côtés de leur prince à Kosovo. A l’instar du patriarche Danilo III, l’un des auteurs (un anonyme) relate les paroles du prince où apparaît le thème de la rédemption par la mort, pour la foi et pour la patrie. Selon lui, en prenant « le Christ pour modèle », le prince Lazar exhorte ses hommes avant la bataille : « En versant notre sang, rachetons la vie par la mort. […] pour la foi et notre patrie (отьчьство наше) … » Il faut préciser que ce pro patria mori serbe n’oppose pas le salut individuel à celui de la communauté, pas plus que le salut dans le siècle au salut éternel. La volonté de sauver la patrie est moins une négation de soi patriotique qu’un sacrifice individuel : celui du prince qui est la personnification de la patrie, ainsi que celui de ses chevaliers, au nom et place du peuple tout entier. Apparus à une époque marquée par de profonds bouleversements politiques, les textes faisant partie du Cycle littéraire du prince Lazar et de la bataille de Kosovo marquent un tournant significatif dans l’esprit et dans la forme de la littérature dynastique. Y apparaît pour la première fois une différentiation des genres par rapport à l’hagio-biographie de l’époque némanide. Alors que l’hagio-biographie némanide reflète si bien en règle générale l’unité de vue et la symphonie de deux pouvoirs, les textes du cycle kossovien appartiennent soit aux genres profanes, soit à des genres franchement ecclésiastiques. Les manuscrits et les éditions Le texte de la vie brève du prince Lazar par l’anonyme de Ravanica a été publié par Stojan Novaković d’après un ms (n° 23) de la Bibliothèque nationale (BN) de Belgrade, perdu avec la totalité des autres livres et manuscrits à la suite du bombardement allemand de 1941. La traduction en serbe moderne a été faite par Djordje Trifunović d’après l’édition de Novaković. Le texte qui se rapproche le plus de cette vie brève est conservé dans un ms (n° 39) des Archives du monastère de Dečani (éd. Dj. Trifunović, O Žitiju svetoga kneza Lazara). La vie synaxaire d’un autre anonyme de Ravanica a été découverte en 1952 par Djordje Sp. Radojičić dans un ms (n° 425) des Archives de Chilandar. Elle est également traduite par Dj. Trifunović, “Prološko žitije kneza Lazara” (La Vita synaxaire du prince Lazar), Delo, IV/3 (1957), p. 586-589. L’office du prince Lazar dû à l’Anonyme de Ravanica était inclu dans un recueil qui était conservé à la BN de Belgrade (n° 556). Sur ce ms, voir Lj. Stojanović, in Katalog Narodne biblioteke u Beogradu (Catalogue de la Bibliothèque nationale de Belgrade), Belgrade, 1903 ; Ed. : A. Vukomanović, “O knezu Lazaru”, Glasnik DSS XI (1859), p. 108-118. Un autre office dédié au prince Lazar est également l’œuvre d’un anonyme de Ravanica. Ce texte liturgique est conservé dans plusieurs dizaines de copies dont il n’existe pas encore une histoire de texte fiable. Edition : Dj. Trifunović, Irena Špadijer, “Služba svetom knezu Lazaru” (L’office du Saint prince Lazar), in Le Saint prince Lazar, Belgrade, 1989, p. 193-221 ; la traduction faite par D. Bоgdanović, a été publiée dans Srbljak II, Belgrade 1970, p. 143-199. L’écrit sur le “bienheureux prince Lazar” est un extrait des Vies et œuvres des rois et tsars serbes, datées entre 1402 et 1405, et connues par une seule copie trouvée à Peć, d’où son nom de “copie de Peć”. Giljferding a été le premier à signaler cet ouvrage dont il avait publié un extrait. Ce ms se trouve actuellement à la Bibliothèque publique de Petrograd. L’inscription sur la stèle du Kosovo, écrite et érigée par le despote Stefan Lazarević au début du XVe siècle, est un texte au sujet duquel Schaffarik nous a donné les premières informations. La copie de ce texte était insérée dans un recueil manuscrit de la Bibliothèque de Karlovac, aujourd’hui conservé dans la BN de Belgrade (n° 167). L’étude de Dj. Sp. Radojičić a permis de dater cette unique copie connue à ce jour des années 1573-1588. L’ouvrage d’Antonije Rafail Epaktit est inclus dans un recueil qui aurait été composé par cet auteur original. La datation de ce recueil situe sa rédaction à la fin du XVe ou au début du XVIe siècle. La deuxième copie, datée de 1642/43, est conservée dans le monastère de Chilandar (n° 509). Une autre copie, conservée dans un recueil de la BN de Belgrade (n° 51) est datée de 1780. La quatrième copie du texte d’Epaktit, faite dans la deuxième moitié du XIXe siècle, fait partie du fonds d’Archives de l’Académie yougoslave des sciences à Zagreb. ♦ Bibliographie. Dj. Daničić, “Pohvala knezu Lazaru” [L'éloge du prince Lazar], Glasnik Društva srpske slovesnosti, 13, Belgrade (1861), p. 360 -367 ; S. Novaković, “Nešto o knezu Lazaru. Po rukopisu XVII vijeka spremio za štampu Stojan Novaković” [Sur le prince Lazar. D'après le manuscrit du XVIIe siècle], Glasnik Srpskog Učenog društva, XXI (1867), p. 157-164 ; “Povesno slovo o knezu Lazaru, despotu Stefanu Brankoviću i knezu Stefanu Štiljanoviću” [Le discours à la mémoire du prince Lazar, du despote Stefan Branković et du prince Stefan Štiljanović] éd. I. Ruvarac, Letopis Matice srpske, 117 (1874-1875), p. 108-121 ; “Pohvala knezu Lazaru” [Éloge du prince Lazar] éd. Lj. Stojanović, Spomenik Srpske Kraljevske Akademije, III (1890), p. 81-88 ; Jefimija, « Pohvala knezu Lazaru » (trad. serbe Lj. Stojanović), Iz naše stare književnosti 3, Srpski književni glasnik XII/5 (1904), p. 1023-1024 ; Dj. Sp. Radojičić, “Izbor patrijarha Danila III i kanonizacija kneza Lazara” [L’élection du patriarche Danilo III et la canonisation du prince Lazar], Glasnik Skopskog naučnog društva, 21 (1940), p. 33-88 ; “Pohvala knezu Lazaru sa stihovima” [L'éloge du prince Lazar avec des vers], Istoriski časopis, V (éd. Dj. Sp. Radojičić), (1955), p. 241-254, 4 fac-similé ; Србљак. Службе, канони, акатисти [Srbljak. Acolouthies, canons, acatistes] I-III (éd. et trad. serbe, D. Bogdanović, S. Petković, Dj. Trifunović), Belgrade 1970 ; F. Kämpfer, “Der Kult des heligen Serbenfürsten Lazar. Textinterpretationen zur Ideologiegeschichte des Spätmittelalters”, Südost-Forschungen XXXI (1972), p. 81-139 ; D. Bogdanović, “Slovo pohvalno knezu Lazaru” (Le dit élogieux au prince Lazar), Savremenik, 37 (1973), p. 265-274 ; F. Kämpfer, “Početak kulta kneza Lazara” [Le début du culte du prince Lazar], in Le prince Lazar - O knezu Lazaru, Belgrade 1975, p. 265-269 ; Andonije Rafail, “Slovo o svetom knezu Lazaru od Andonija Rafaila” [Le Dit sur le saint prince Lazar par Andonije Rafail], éd. Dj. Trifunović, Zbornik istorije književnosti odeljenja jezika i književnosti SANU, 10 (1976), p. 147-179 ; R. Mihaljčić, Lazar Hrebeljanović - istorija, kult, predanje (Lazar Hrebeljanović. Histoire, culte, tradition), Belgrade, 1984, p. 160-163 ; Dj. Sp. Radojičić (éd.), “Pohvala knezu Lazaru sa stihovima” (Éloge du prince Lazar), Istorijski časopis, 5 (1955), p. 249, avec 4 fac-similés ; Dj. Trifunović, Srpski srednjovekovni spisi o knezu Lazaru i kosovskom boju (Les écrits médiévaux serbes sur le prince Lazar et la bataille du Kosovo), Kruševac, 1968 ; B. I. Bojović, Histoire et eschatologie / Uсторија и есхатологија, De l’histoire et de la littérature du Moyen Age sud–slave / Из историје и књижевности јужнословенског средњег века, Paris-Vrnjačka Banja, 2008, p. 326-328 ; B. I. Bojović : L’idéologie monarchique dans les hagio-graphies dynastiques du moyen âge serbe, Pontificio instituto orientale, (Orientalia christiana analecta, 248), Roma 1995, p ; 576-605 ; G. Podskalsky, Theologichte Literatur des Mittelalters in Bulgarien und Serbien 865-1459, Munich, 2000, p. 466-47 ; Boško I. Bojović |