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PRÉFACE À L’EVANGILE DE MIROSLAV (1897) 
 

 par

LJUBOMIR STOJANOVIĆ 

 

Evangile de Miroslav 1897 -1 

 

Мирослављево јеванђеље 
Evangéliaire ancien serbe du prince Miroslav 

Edition de sa majesté Alexandre I roi de Serbie,
Fotografska reprodukcija i štampa c. i k. dvorskog umetničkog zavoda Angerera i Gešla, Vienne,
préface de Ljubomir Stojanovic, p. VII – IX, 1897, 229 p.
© Photo : Serbica.fr

 

 Notes préliminaires

Inscrit au « Registre Mémoire du monde » de l’UNESCO, L'Évangile de Miroslav / Мирослављево јевaнђеље est le plus ancien manuscrit enluminé serbe datant de 1180 environ. Illustré de miniatures d'une qualité artistique singulière, ce précieux livre représente une étape décisive dans l’évolution de l'orthographe alors en usage dans la Serbie médiévale. Selon l’avis de la Commission nationale de Serbie pour l'UNESCO – avis fondé sur les conclusions de nombreux chercheurs – « ce manuscrit constitue le document le plus précieux et le plus important du patrimoine culturel de la Serbie ».

Pour étayer ce constat qui donne une place d’honneur à L'Évangile de Miroslav au sein de la culture serbe ainsi que pour retracer l’histoire émouvante de ce manuscrit – à laquelle se réfère également Ljubomir Stojanović dans sa préface­ –, Serbica présente quelques extraits tirés de l’argumentaire de la Commission nationale de Serbie transmis au Comité consultatif international de l’ l'UNESCO.

Miroslavs Gospel

La première page de l'original de 1180

Description du manuscrit

« L'Évangile de Miroslav, le plus ancien manuscrit enluminé serbe conservé, est un évangéliaire dont les textes sont présentés selon un plan de lecture annuel. Il a été réalisé à la demande de Miroslav, Prince de Hum, comme l'indique l'inscription figurant sur le dernier feuillet (feuillet n° 181r) qui permet de dater le livre aux alentours de 1180. L'inscription évoque également le nom de Grigorije, probablement l'enlumineur, dont la signature apparaît une autre fois dans le livre, cette fois sous la forme de Gligorije (feuillet n° 178v). L'évangile a probablement été réalisé pour l'Église Saint Pierre de Bijelo Polje, autour de laquelle la population s'est ensuite établie, sur le territoire du Prince Miroslav, frère du Grand Joupan (Iupannus) Étienne Nemanja qui régnait sur Hum, territoire correspondant à peu près à l'actuelle Herzégovine. [...] »

Le texte de l'Évangile de Miroslav est rédigé à la plume et à l'encre brune sur deux colonnes tandis que la plupart des en-têtes sont exécutés à l'encre rouge. Le livre comporte 296 miniatures dessinées à la plume puis colorées au pinceau en rouge, vert, jaune et blanc avec quelques touches de doré. Tous les frontispices, à l'exception du premier représentant les évangélistes Jean, Marc et Luc (feuillet n° 1v), présentent des contours simples et ont été dessinés à la plume. Les lettrines, réalisées en marge ou entre les colonnes, sont ornées de formes géométriques entrelacées, intégrant parfois des éléments végétaux composés de fleurs ainsi que des créatures animales réelles et fantastiques. Certaines sont ornées de figures humaines ou de compositions. [...] »

*

« [...] L'Évangile de Miroslav présente une structure liturgique et marque une étape importante dans le développement de l'orthographe alors en usage dans la région de Raška, dont l'importance dépasse le cadre de la Serbie médiévale. Ce précieux document (parchemin et dorures) est dans un état de conservation presque parfait et atteste du pouvoir qui était conféré aux princes chrétiens des Balkans à la fin du XIIe siècle. Son style, qui mêle des influences occidentales et orientales, en fait un manuscrit unique en son genre dans la région ainsi que dans le monde. La beauté et le caractère unique de l'Évangile de Miroslav exerceront par la suite une influence sur d'autres manuscrits de la région ainsi que dans toute l'Europe médiévale. [...] »

*

« [...] L'Évangile de Miroslav est conservé au Musée national de Belgrade sous le numéro de catalogue 1536. L'une de ses pages, le feuillet n° 166, est conservée à la Bibliothèque nationale de Saint-Pétersbourg. L'Évangile de Miroslav, qui mesure 42,8 x 28,5 x 7,5 cm, est rédigé sur parchemin. Il se compose de 181 feuillets dont chacun mesure environ 41,5 x 28,5 cm. La reliure du manuscrit est constituée de cuir, de bois et de clous. [...] »

Histoire du manuscrit

« [...]L'Évangile a été réalisé à la demande du Prince Miroslav de Hum vers 1180-1190. Les autres dates connues sont celles de 1845-1846, période à laquelle l'Évangile de Miroslav était conservé au monastère serbe de Hilandar sur le Mont Athos et où l'évêque et savant russe Porfirije Uspenski en a arraché une page (feuillet n° 166) pour la rapporter à Petrograd (Saint-Pétersbourg). Ce feuillet se trouve toujours à la Bibliothèque nationale de Russie [...]

L'Évangile de Miroslav a été offert au souverain serbe Aleksandar Obrenović lors de sa visite à Hilandar, ainsi que l'Acte constitutif de Hilandar, en gage de gratitude pour le paiement des dettes du monastère. Le manuscrit a alors été rapporté à Belgrade. En 1896-1897, il a été transféré à Vienne pour y être photogravé, opération financée par le roi Aleksandar lui-même [voir la préface de LJ. Stojanović ci-dessous]. Après l'assassinat d'Aleksandar Obrenović en 1903, le Ministre serbe de l'éducation, l'érudit Ljubomir Stojanović [l’auteur de la préface reproduitе par Serbica], publia un décret pour que L'Évangile de Miroslav et l'Acte constitutif de Hilandar soient conservés à la Bibliothèque nationale. Néanmoins, il fut impossible de trouver L'Évangile dans les locaux de la Cour.

Au cours de la première guerre mondiale, lors de la retraite de l'armée serbe, L'Évangile de Miroslav, retrouvé dans le trésor du roi Pierre Ier de Serbie, a été transporté en Albanie avant d'être transféré à Corfou en 1916 où il fut conservé à la Trésorerie nationale jusqu'en 1918. Après la guerre, il a été rapporté à Belgrade et gardé dans la salle des coffres de la Banque centrale nationale. Le 14 juin 1935, par décret du Ministère des finances, il a été remis au Musée du Prince Paul (l'actuel Musée national de Belgrade) pour y être conservé en lieu sûr.

Pendant la seconde guerre mondiale, L'Évangile de Miroslav a tout d'abord été transféré dans le coffre-fort de la Banque nationale à Užice en 1940 avant que des membres du Ministère des finances ne le placent, sur ordre du prince régent Paul, au monastère de Rascia en 1941. Il y resta jusqu'en 1943, date à laquelle il fut transféré à la Banque nationale de Belgrade. Le 19 juin 1945, dans les locaux de la Banque nationale, il a été remis, sur décret du Ministère de l'éducation, au Musée des Arts (l'actuel Musée national de Belgrade) pour y être conservé en lieu sûr. [...] »

Extraits du Registre Mémoire du monde / Formulaire de proposition d'inscription REF N° 2004-11Le texte intégral consultable sur : le site de l’UNESCO. 

 

PRÉFACE DE LJUBOMIR STOJANOVIĆ

 

Stéphane Némanya, qui avait signalé son règne si sage à la fois et si heureux par des succès extraordinaires tant dans le domaine de la politique que dans celui de la civilisation, avait fini par éclipser si entièrement ses prédécesseurs et ses contemporains qu’à vrai dire, et à n’en juger que d’après les sources domestiques, l’histoire de Serbie semble ne commencer qu’avec lui. Ses trois biographes, dont deux étaient ses fils, avaient tellement subi l’ascendant de son imposante personnalité qu’ils en avaient oublié de nous apprendre jusqu’aux noms de ses frères ; et s’ils nous ont rapporté quelques-uns de leurs faits et gestes, ç’a été uniquement dans le but de mieux justifier la conduite de Némanya à leur égard. Si donc, en voulant porter un jugement sur le rôle qu’ils ont joué dans l’histoire, on se bornait à recueillir les témoignages des biographes de Némanya, on risquerait fort de tomber dans la même erreur que ces derniers, autrement dit, d’être injuste envers les autres. Il faut surtout nous garder de les croire lorsqu’ils nous assurent que le conflit qui s’était élevé entre Némanya et ses frères aurait eu pour cause première l’envie que ces derniers auraient nourrie à son égard, à cause que, affirment-ils, il aurait fait bâtir, sur son territoire, des églises et des monastères, tandis qu’eux, ses frères aînés, n’en auraient rien fait.

Les chroniqueurs postérieurs, d’ordinaire moins bien renseignés, ont fait preuve cette fois de plus d’équité à leur égard que les contemporains éblouis par la gloire de Némanya. Il résulte des notes qu’ils nous ont laissées que toute la maison de Zavida fut fort dévouée à la cause de la religion et de la civilisation nationales, et que Némanya n’a été que le plus zélé parmi d’autres zélés. C’est ainsi qu’à côté des églises et des monastères qu’avait fait bâtir Némanya, ils font aussi mention d’une église édifiée par Sracimir, celle de Gradac, sur la Morava, consacrée à la Sainte Vierge (et dont le souvenir s’est perpétué jusqu’à nos jours dans un chant national[1]), et d’une autre, à Budimlja, consacrée à St. Georges, bâtie par Prvoslav. Enfin, les chroniqueurs, qui confondaient les noms des différents membres de la famille de Némanyitch (ce qui, d’ailleurs, n’a rien qui nous étonne, ces chroniqueurs étant postérieurs de trois siècles à ces événements), ont beau attribuer l’église de St. Pierre à Lim à Zavida, père de Némanya, nous n’en savons pas moins de science certaine, d’après des témoignages irrécusables, que son fondateur fut Miroslav.

De même qu’en politique Miroslav fut plus heureux que ses deux frères, Sracimir et Prvoslav (il avait fait sans tarder la paix avec Némanya et avait continué de vivre avec lui en excellents termes jusqu’à sa mort – vers 1197 – ayant conservé dans son pouvoir Chum), de même les monuments de son activité civilisatrice eurent cette rare chance d’arriver jusqu’à nous. Son église s’est conservée jusqu’à nos jours à Bielo Polje ; mais ce n’est point, hélas, le son de cloches chrétiennes qu’on entend vibrer du haut de ces tours ; aujourd’hui c’est le chant de muezzin qui convoque les fidèles à la prière.

En outre, grâce à un heureux hasard, un autre monument nous est resté de lui, un document littéraire qu’il avait peut-être fait copier exprès pour son église, l’évangéliaire même qui est entre les mains du lecteur et que le « pauvre pécheur » Grégoire le Diacre avait écrit et « décoré » pour son maître.

Or, cet évangéliaire n’est pas seulement un des plus anciens monuments manuscrits de notre littérature ; c’est en même temps, par la façon dont sont exécutées ses initiales avec leur ornementation et leurs figures (et d’autres exemplaires semblables ayant péri selon toute probabilité), un ouvrage unique dans notre littérature – sans d’ailleurs avoir son pareil dans aucune des littératures slaves de la même époque, ni même des époques postérieures d’un ou deux siècles. Un connaisseur célèbre, M. Buslaeff, appréciant une reproduction des initiales copiées sur quelques pages de cet évangéliaire, disait que l’ornementation de l'évangéliaire présentait un caractère tout particulier, tout exceptionnel, et qu’on aurait cru impossible dans les manuscrits slaves écrits en caractères cyrilliques au XIIe siècle, ou même à des époques beaucoup plus récentes. « L’ornementiste différencie, à l’instar des peintres, les animaux et les oiseaux selon leurs espèces, et leur prête, ainsi qu’à ses figures humaines, des attitudes de mouvement ou de calme qui leur conviennent ; il parachève artistement les détails de ces miniatures ; il a un sentiment très vif du coloris, non moins que de la convenance et de l’harmonie des couleurs – tout comme les maîtres de la peinture en Occident aux douzième et treizième siècles, ou bien encore comme leurs prédécesseurs des premières siècles du christianisme en Occident aussi bien qu’en Orient qui avaient encore conservé la tradition classique. »[2]

La paix qui avait régné entre Némanya et Miroslav s’était maintenue pendant le règne de leurs fils, et c’est seulement sous leurs petits-fils que les conflits éclatèrent. Le petit-fils de Némanya, Uroch I, eut maille à partir avec le župan Radoslav, fils d’Andréas prince de Chum et petit-fils de Miroslav ; et c’est à cette époque sans doute que s’est éteinte cette branche collatérale de la famille régnante de Serbie. Et donc, il n’est pas impossible que cet évangéliaire ait été enlevé précisément à l’époque de ces querelles, soit du palais de Miroslav soit de son église, et que par des voies que nous ignorons il soit parvenu à Hilandar, monastère fondé par Némanya au Mont Athos, où il eut la chance d’échapper à une perte certaine qui lui eût été certainement réservée s’il était resté dans sa patrie.

L’année dernière, à Pâques, le Mont Athos tout entier, et plus spécialement le monastère Hilandar, célébrèrent des jours solennels. Les pieux religieux du Mont Athos eurent le rare bonheur de pouvoir saluer de nouveau sur leur territoire, pour la première fois depuis la visite qu’y fit Douchan le Puissant, le souverain de l’Etat serbe restauré, Sa Majesté Alexandre Ier, Roi de Serbie. Par la même route par laquelle, cinq siècles auparavant, avait passé Douchan, Alexandre à son tour dirigea ses pas vers le Hilandar. Au même endroit où leurs prédécesseurs formés en procession avaient jadis accueilli Douchan, les religieux de Hilandar reçurent Alexandre. A côté de l’olivier que Douchan avait planté de sa main en souvenir de son séjour à Hilandar, Alexandre planta le sien.

Les religieux de Hilandar, comblés de présents tout royaux, ravis de joie à l’occasion de cette visite, firent hommage à Sa Majesté, au moment de Son départ, de cet évangéliaire, en souvenir de la fête de la Résurrection de mil huit cent quatre-vingt-seize.

Et c’est ainsi que cette remarquable antiquité serbe, exécutée il y a plus de sept siècles pour un prince serbe, conservée dans une église édifiée par un souverain serbe, venait de rentrer, après un si long temps, dans le palais des princes serbes, d’où, grâce à la sollicitude du souverain, et en mémoire du septième centenaire de la mort de celui pour qui elle fut écrite, elle se présente aujourd’hui multipliée devant le monde savant comme un magnifique témoignage des origines brillantes de l’art serbe, de cet art qui a produit les belles fresques de Žiča, un peu postérieures à cette époque (elles appartiennent au commencement du treizième siècle) et qui, au quatorzième siècle, avait atteint son apogée (par exemple dans l’église de Gračanica à Kossovo, etc.), car, au quinzième siècle, l’époque de la décadence politique avait entraîné avec elle celle de l’art (par exemple à Ljubostinja etc.).

Quant à l’importance de cette œuvre pour l’histoire de la langue serbe (laquelle possède si peu de monuments appartenant au douzième siècle) et pour l’histoire de la littérature liturgique, les quelques observations qui terminent le présent volume en donneront une idée suffisante.

Belgrade, à Paques, 1897.

Ljubomir Stojanović.


[1] Voir le chant sur l’Insurrection du prince Miloch contre les Turcs, qui débute ainsi : Voici que deux noirs corbeaux partirent en s’envolant  – du noble pays de Serbie – de la Morava aux eaux houleuses – du haut de la coupole de l’église de Némanyitch – de l’église de Sracimir – qui fut ban il y a longtemps – et maître de tout le pays de la Morava... » (Vouk, IV4, 315).

[2] On ne peut se défendre d’une agréable surprise en voyant confirmée par un détail linguistique l’hypothèse de cette influence de l’Art Occidental. A la page 40 (71a), au-dessus de la tête de Saint Jean-Baptiste, on distingue l’inscription suivante žvanь batista. Les images des trois évangélistes qui se trouvent à la première page rappellent tellement la manière des peintres d’Orient et sont tellement différentes des autres qu’on est obligé de les supposer copiées d’après un modèle, tandis que les autres auraient été exécutées sans modèle. 

 

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