LE LIVRE DU MOIS : mars 2012 |
A lire
Anacharsis, 2012.
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Constantin Mihailović MÉMOIRES D’UN JANISSAIRE Traduit du vieux-polonais par Charles Zaremba* Présentation de l'éditeur Constantin Mihailović, Serbe d’Ostrovica, village situé non loin de Nish, fut capturé par les Turcs à l’âge de vingt ans en 1455. Incorporé de force dans le corps de Janissaires du sultan ottoman, il fut à nouveau fait prisonnier par les Hongrois en 1463. Ayant recouvré sa liberté, il s’en fut en Bohême, puis en Pologne. C’est là qu’il écrivit son ouvrage, une Chronique turque. Mais ce livre présente nombre de parts d’ombres. On ne sait, en réalité, en quelle langue au juste il fut écrit. Il en existe des versions en tchèque et des versions en polonais, mais, quant à la version originale qui aurait dû être en serbe, on ignore tout. Ces considérations philologiques ne sont guère tout à fait dénuées d’intérêt : la Chronique turque de Constantin est un tableau du monde ottoman en plein essor, rapporté par un homme qui passa près de dix ans parmi les soldats d’élites que constituait le corps des janissaires. Ce qu’il rapporte, ce sont des récits tout à fait inédits sur les origines de l’Empire, sur les moeurs des « Turcs » de cet âge, qu’il a sans doute puisés du fin fond de son casernement. Et il s’adresse aux rois de Pologne et de Hongrie afin qu’ils partent en guerre contre le Sultan : autrement dit, ces Mémoires d’un janissaire constituent un récit qui, des marches de Hongrie aux confins septentrionaux de la Pologne, a donné à connaître le monde turc à l’ensemble de l’Europe centrale. Ses multiples versions en différentes langues témoignent de l’importance qu’il a revêtu à cet égard. On connaît les « visions du turc » en Occident à la fin du XVe siècle ; il est nettement plus rare que l’on rencontre une figuration des « ennemis intimes » des populations de l’Europe dite « médiane ». Les Mémoires d’un janissaire déploient ainsi une représentation encore inédite des peuples variés qui composaient les « Turcs », selon le principe de récits qui s’apparentent souvent à des légendes colportées sans doute au sein des contingents d’origine chrétienne du Sultan, ou bien issus de l’expérience de l’auteur. Au total, le récit de Constantin, qui balance entre l’exposé historique et le récit de vie, expose toute la matière, parfaitement méconnue en France, qui va donner lieu aux romans nationaux des mondes balkaniques contemporains. Après Des Turcs, du Saxon de Transylvanie Georges de Hongrie, et Captif des Tatars du Bavarois Johannes Schiltberger, Anacharsis poursuit ses enquêtes sur le monde turc naissant tel que rapporté par d’anciens captifs. Ici, le Serbe Constantin propose une autre entrée dans ce monde, un autre regard ; mais, toujours, il reste en bascule entre peur et fascination. *Charles Zaremba est professeur de langues slaves à l’Université de Provence. Il est aussi le traducteur – entre autres – du Prix Nobel de littérature, Imre Kersetsz (Actes Sud). **Michel Balivet est historien, spécialiste de l’histoire turque et byzantine des XIVe-XVe siècles. |
La version serbe :
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Présentation de Boris Lazić Les Mémoires d’un janissaire (traduit du vieux-polonais par Charles Zaremba, présenté et annoté par Michel Balivet) paraissent sous la rédaction de professeurs de l’Université de Provence, aux éditions Anacharsis. Il s’agit d’une première en langue française : en effet cette oeuvre, dont il n’existe, par ailleurs, aucune copie en langue serbe (« ruska litera ») – bien qu’elle fut composée dans la langue maternelle de l’auteur – est une source historique de premier ordre. Elle offre la peinture saisissante de la mort d’un monde et de la naissance, sur ses décombres, d’un autre : l’Empire ottoman hérite de l’Empire romain d’Orient, le Sultan supplante le Basileus, 1453 marque l’entrée du monde, sur les décombres de Byzance, dans l’ère moderne. Constantin Mihailović ouvre sa Chronique turque sur un élément d’importance : il s’agit du Credo. Dans sa préface, l’auteur rappelle l’universalisme chrétien, le credo de Nicée, la profession de foi commune aux catholiques aussi bien qu’aux orthodoxes. De la sorte, il établit d’emblée un socle idéologique fort. Ce rappel des origines, suite à la chute de Constantinople, permet l’articulation d’un discours qui a pour but d’établir des bases stratégiques dans la lutte contre l’expansionnisme ottoman. Car Constantin, enfin libre, est de baptême orthodoxe. Il exhorte des rois catholiques et s’adresse de manière très libre et critique aussi bien au pape qu’au bras séculier. Il s’agit d’un militaire qui n’a que faire de l’étiquette : il a vu mourir un monde mais ne se résigne pas à cette mort. La peinture qu’il fait des débats théologiques entre janissaires en rend compte avec évidence : spolié de son identité, marquée par l’acculturation dans sa chair (la circoncision), Constantin Mihailović désigne clairement les erreurs du passé, les errances du présent, et exhorte les européens à l’unité. Dans l’espoir d’intéresser l’Occident à l’apocalypse orientale, militaires et prélats vont composer toute une suite de mémorandums, de mémoires, d’histoires. Du XVe au XVIIIe siècle (durant la période dite du Patriarcat de Peć), de Constantin Mihailović à Siméon Piščević, les Serbes se feront mercenaires et composeront, au seuil de leur mort, des mémoires. Si l’on y ajoute les oeuvres d’historiens où poètes ragusains et serbes (Mauro Orbini, Marin Držić, Dživo Gundulić, Đurađ Branković, Hristifor Žefarović, Pavle Julinac, Zaharija Orfelin, Jovan Rajić, Dositej Obradović), on découvre une profonde cohérence de propos où, sous diverses peintures de la réalité politique et sociale serbes, chacune de leurs oeuvres témoigne aussi de la persistance de l’idée nationale et de l’appel à son renouveau. La traduction des Mémoires d’un janissaire est complétée par un excellent appareil critique (bibliographie indicative, chronologie sommaire, notes de bas de page) qui en facilite la lecture et invite à une étude plus exhaustive du sujet. |
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