Vaso Milinčević

Le député -
une comédie satirique hors du commun


Obradović by Uroš Predic


Dans Le député s’expriment les qualités sur lesquelles reposent l’art de la comédie de Branislav Nušić, la manière dont se créent et s’obtiennent les effets comiques et satiriques. Le thème traité dans cette comédie – la conception et la pratique du parlementarisme et du pouvoir dans la Serbie de la fin du XIXe siècle – offrait en vérité une profusion de possibilités pour l’écriture d’une comédie satirique hors du commun…

Le personnage principal, Jevrem Prokić, négociant de province et quelque peu simplet, se porte candidat à la députation sur la liste présentée par le pouvoir en place, ce pour défendre ses bas intérêts personnels. Il a compris que dans le régime d’alors (que l’écrivain expose à la critique satirique bien plus qu’il ne dénonce Jevrem Protić), la position de député, pour laquelle il n’a pas les indispensables compétences, l’éthique, ni même simplement idée de ce que sont les intérêts communs du peuple, pourra magnifiquement le servir à des fins d’enrichissement personnel et familial par le truchement de la corruption et des malversations. […]

En nouant une intrigue pleine d’esprit et d’inventivité, Nušić place sous le même toit les deux candidats, gouvernemental et opposant (ce dernier, dénommé Ivković, étant le sous-locataire de maître Jevrem), ce qui lui offre une bonne occasion pour créer des possibilités d’équivoques et de situations comiques ambiguës dans lesquelles Jevrem se révèle le moteur principal de l’action : il est le pivot autour duquel s’embrouillent et se débrouillent « spontanément » divers événements. L’action comique s’accélère à une vitesse vertigineuse et sur plusieurs pistes… Une scission se fait jour au sein de la famille de Jevrem. Sa femme Pavka, maîtresse de maison patriarcale, devient un ardent agent électoral pour le bénéfice de son époux, leur fille Danica s’oppose à son père et prend le parti de son futur mari, l’opposant Ivković, le reste des membres du cercle familial plongeant dans l’incertitude : pour quel parti voter, celui au pouvoir ou celui dans l’opposition ? Leur décision dépendra de qui, Pavka ou Danica, l’emportera dans sa propagande. Si dans leurs relations familiales maître Jevrem et l’avocat Ivković veillent à entretenir des rapports corrects, voire cordiaux, ainsi qu’il sied à de futurs parents (« Bien que tu sois de l’autre parti, je ne te déteste, vois-tu, que du point de vue politique ; sinon, dans mon âme, je t’aime » déclare Jevem à Ivković), dans l’ardente campagne électorale ils ne se privent pas de se couvrir mutuellement de boue, exercice dans lequel s’adjuge souvent l’avantage Jevrem instruit par Sreta Numera.  

Car Nušić constitue un attelage qui unit à Jevrem, le candidat du parti en place, des personnages moralement problématiques, revêtus aussi d’une coloration comique et satirique : le greffier de police Sekulić et le faussaire, dépravateur et ex-forçat Sreta Numer. Quoique Sekulić soit le représentant du gouvernement et de la loi, Sreta appartient au monde dit parallèle, aux bas-fonds de la société, entre lesquels ne persistent pas de différences fondamentales. Sekulić personnifie le pouvoir plongé tout entier dans la corruption et l’oppression : serviteur de tous les régimes, soumis à ses supérieurs et brutal à l’encontre des citoyens, Sekulić est toujours prêt à duper, à se livrer au chantage et, avec Sreta Numera, à acheter des voix, à disperser violemment les réunions, à fournir de faux télégrammes de salutations, à commettre divers autres méfaits.

L’écrivain laisse ses personnages brosser leurs propres portraits de sorte que le succulent comique verbal contient également des éléments absurdes. Sekulić et Sreta Numera présentent leurs profils psychologiques sous la forme affirmative, de leurs points de vue, en se glorifiant de leurs actes immoraux et de leurs traits de caractère négatifs comme s’il s’agissait là d’exploits…

Parmi les scènes les plus hilarantes de la comédie, figure la conversation entre maître Jevrem et Sreta Numera qui porte sur l’Assemblée nationale et les discours des députés. Nous assistons à une série de situations absurdes. Par un « jeu dans le jeu » plein d’effets dans cette scène, Nušić crée un comique tonitruant et une satire aiguisée. À travers le personnage de Sreta Numera il improvise une session parodique et caricaturale de l’Assemblée avec tous ses rituels. Outre le président de l’Assemblée qui dirige la session, sont évoquées les querelles et même les bagarres qui éclatent entre les députés ; figure aussi dans cette scène une très pittoresque leçon administrée par Sreta à Jevrem sur la façon de se comporter et de s’exprimer en tant que député. Analphabète en politique, Jevrem ne sait pas comment dire les choses et, qui plus est, quelles choses dire. L’absurde de la situation se reflète dans le fait que l’ex-forçat, qui appartient à la lie de la société, enseigne à un député le parlementarisme. La lame satirique est ainsi pointée en premier lieu sur le système social et non sur les seuls Jevem, Sreta, et Sekulić.

Au nombre des scènes d’anthologie de cette comédie aux situations expressément absurdes peut se ranger celle où Jevrem dérobe le discours d’Ivković (alors qu’au même moment sa boutique est cambriolée) et le lit aux électeurs comme si c’était le sien. Jevrem prend tellement de plaisir à interpréter son rôle qu’il ne réalise pas qu’il s’exprime là contre le gouvernement, lui, le candidat présenté par le parti au pouvoir, de sorte qu’il termine en citant avec ardeur, et par trois fois, le mot d’ordre de l’opposition qui conclut le discours d’Ivković : « À bas le gouvernement ! » L’absurde est là porté à son paroxysme.

Le député regorge de jeux de mots, de traits d’esprit, de maximes, d’allusions, de paradoxes, de mésententes de toutes sortes. Dans son comique verbal Nušić recourt fréquemment à la langue familière, au parler de la rue, aux termes argotiques, provinciaux ou empruntés au jargon – aux particularités de langage d’un milieu donné et, à travers leur manière de s’exprimer, caractérise brillamment les personnages en leur donnant une couleur locale et des traits comiques. C’est là l’une des raisons qui rendent ceux négatifs artistiquement nettement plus complets et plus plastiques que ceux positifs.


Traduit du serbe par Alain Cappon


Date de publication : octobre 2022


Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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