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Traduire un titre est toujours une entreprise délicate, voire périlleuse : faut-il respecter l’esprit ou la lettre, la lettre ou l’esprit, voire se résoudre à l’infidélité ? Le problème, évidemment, se pose quand le titre original utilise un vocable inexistant dans la langue cible. Si Svetlana Velmar-Janković a intitulé son roman Lagum, elle explique en avant-propos : « Lagum, mot turc qui désigne un passage souterrain obscur, un tunnel sans lumière. » Une traduction anglaise du roman a pour titre Tunnel. Peut-être correspond-elle en anglais à la définition que propose l’auteur, en français, non. Si un « tunnel » est également un lieu de passage, il permet le franchissement d’un obstacle insurmontable, telle une montagne, ou la possibilité, l’espoir – en creusant – de recouvrer la liberté pour un prisonnier et de retrouver la lumière après un séjour... dans le noir. « Tunnel » a une connotation positive, lagum nullement, ce qu’annonce au demeurant la dernière phrase mise en exergue par Svetlana Velmar-Janković : « Un lagum est un lieu de ténèbres ». Roman, œuvre de fiction, Dans le noir / Lagum dépeint la descente aux enfers de la famille Pavlović, du début de l’occupation allemande du royaume de Yougoslavie à la libération de Belgrade et à la prise, puis à l’exercice du pouvoir par les nouvelles autorités communistes. Le Pr Pavlović s’est vu forcer la main pour entrer dans le gouvernement – collaborationniste – du général Nedić, ce qui ne l’empêche pas d’agir dans l’ombre, de porter secours et de sauver la vie à certains de ses compatriotes serbes prisonniers et victimes du régime fasciste soutenu par les Allemands en Croatie. Milica Pavlović, la narratrice et épouse du professeur, assiste impuissante à l’enchaînement inexorable des événements : tel un engrenage qui les broient, ils font de son mari un traître, un « ennemi du peuple » voué au peloton d’exécution, et d’elle-même la complice par charité, mais consentante, d’un adversaire de son mari auquel elle donne refuge – sous son propre toit – le temps qu’il se rétablisse d’une grave blessure. Quant aux amis, ils finissent par ne plus en avoir d’« amis » que le nom. Un monde s’effondre, s’efface devant un autre, se profile l’entrée dans un « lagum, lieu de ténèbres ». Dans le noir soulève le problème de la trahison, crime à la portée de chacun, dont quelques-uns se repentiront mais dont tous, à un degré ou à un autre, se rendent coupables, nul ne sortant indemne de cette épreuve. Bien qu’ancrés dans la réalité historique, tous les personnages du roman sont fictionnels. Tous, sauf un : Zora, la jeune fille sauvée du génocide oustachi par le professeur, notre Zora comme on la qualifie affectueusement dans la famille Pavlović, Zora qui n’aura de cesse – en sous-main, puis au grand jour – que de faire expulser ses bienfaiteurs pour mieux s’approprier leur appartement et leurs biens. Car toute la force – poignante – de Dans le noir est, sous le couvert de la fiction, d’être un roman ô combien – et hélas ! – en partie autobiographique. Les protagonistes empruntant plus ou moins à la famille proche de l’auteur, Dušan et Milica Pavlović reflètent les parents de l’auteur, la situation du professeur illustrant celle dans laquelle fut entraîné son père, Vladimir Velmar, à ceci près que ce dernier n’échappera à l’exécution que par l’exil. Œuvre majeure de Svetlana Velmar-Janković, Dans le noir / Lagum est le fruit d’une longue réflexion qui, commencée pendant les années de guerre par la jeune fille qu’elle était alors, trouve une première expression dans ses écrits de jeunesse et son aboutissement dans un travail d’écriture effectué six ans durant, entre 1984 et 1990, qui synthétise une grande partie de la thématique de cette femme de lettres : la trahison, certes, mais aussi l’omniprésence du mal toujours prompt à se régénérer, à se métamorphoser, à substituer un « lagum » à un autre « lagum ». *Traduit du serbo-croate par Alain Cappon, Paris, Phébus, 1997. Alain Cappon |