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Le roman L’Ombre des aïeux occupe une place singulière dans l’opus littéraire de Slobodan Selenić, en premier lieu parce qu’à travers l’histoire du couple que forment Stevan Medaković, un Serbe, et sa femme Elizabetha, une Anglaise, il développe en parallèle le conflit entre les modes de vie balkanique et européen, un conflit qui se vit comme le choc de civilisations différentes. Concrètement, le roman évoque diverses péripéties de l’existence de Stevan et d’Elizabetha en suivant leur histoire commune depuis leur rencontre au milieu des années 20 du siècle dernier, alors que Stevan était étudiant à l’université de Bristol, puis le temps de leur vie conjugale à Belgrade avant la Seconde Guerre mondiale, jusqu’aux conséquences de cette guerre dans leurs vies. Ce sont surtout les protagonistes eux-mêmes qui relatent les événements, en alternance, chacun prenant la parole dans des chapitres différents. Stevan est le premier narrateur. Se réveillant un matin, malgré lui il se rappelle des souvenirs vieux de vingt ans, ce qui le remplit d’un pénible sentiment de peur, de sombres pressentiments. Quelque chose est survenu en 1945, que le lecteur découvrira par la suite : leur fils a trouvé la mort sur le front du Srem. L’esprit de Stevan se perd dans un passé plus lointain, remonte jusqu’en 1926 quand Elizabetha et lui s’installèrent dans le logement qu’ils occupent encore aujourd’hui. La pendule murale sonne 9 heures. Dans cet état de trouble émotionnel et mental, Stevan ressasse ses souvenirs de la période 1925-1945. Il se raconte dans les chapitres 1, 4, 6, et 8. À la fin du livre, il entend la pendule sonner 9 h 15. Son récit aura donc duré quinze minutes et se situe vingt à quarante ans après les événements dont il témoigne. L’histoire d’Elizabetha occupe les chapitres 3, 5, 7 et est narrée sous une autre forme. Le chapitre 2 est une lettre que Rachel, la femme d’Archibald, un cousin d’Elizabetha, a adressée à Stevan. Juive de Belgrade, Rachel a fait la connaissance d’Archibald au cours de la Première Guerre mondiale alors qu’elle officiait comme infirmière sur le front de Salonique. Elle écrit à Stevan pour lui décrire l’existence de qui vit là où il ne se sent pas véritablement chez lui, tels les juifs à Belgrade ou les Serbes en Angleterre. Elizabetha passera le reste de sa vie en étrangère à Belgrade. Sa version des événements est présentée à travers ses lettres à Rachel dans lesquelles elle couche sur le papier ses impressions sur l’existence et la société de là où elle vit désormais. Après le décès de Rachel, Elizabetha continuera de lui écrire pour satisfaire son besoin d’une amie proche à qui confier l’insatisfaction grandissante que lui procure la vie avec Stevan et, surtout, la relation qu’il entretient avec leur fils, relation qu’elle juge manquer de la nécessaire intimité. Son histoire est nettement plus proche des événements eux-mêmes, et n’est pas racontée avec la distance temporelle qui caractérise celle de Stevan. La structure narrative du roman définit deux mondes différents et séparés. À l’histoire d’Elizabetha fait défaut la douloureuse conscience de ce qui est arrivé à leur fils, et aussi le contexte plus large de leur mariage que cernent de tumultueux événements historiques. Cette différence interdit toute comparaison entre les deux versions qui tiennent davantage de deux histoires distinctes que de deux versions parallèles. Elles ne se complètent pas. Les lézardes que présente l’une demeurent non comblées dans l’autre qui sera absorbée par de tout autres préoccupations. Ainsi, le récit que nous suivons se transforme peu à peu en histoire, triste, d’un couple qui, d’un point de vue émotionnel et psychologique, de plus en plus se défait. Néanmoins, le roman L’Ombre des aïeux n’est pas l’histoire ordinaire d’un couple malheureux. Perturbe également le rapport qu’entretiennent Stevan et Elizabetha la conscience d’un conflit plus grave encore, impersonnel, qui se déroule sur le plan culturel. Stevan et Elizabetha existent dans l’un des cercles thématiques du livre. Au second niveau thématique se produit le choc des civilisations qu’ils représentent et qui est projeté dans le texte. C’est le choc des Balkans et de l’Occident, la collision entre le monde de la civilisation et un autre mode de vie que Stevan identifie à l’image traditionnelle des Balkans. La manière dont les différences culturelles se manifestent sur le plan de la structure narrative du texte, dans la narration elle-même de l’histoire de Stevan et d’Elizabetha, est caractéristique de Selenić en tant qu’écrivain. *Traduit du serbe par Gojko Lukić et Gabriel Iaculli, Gallimard, 1999. David Norris Traduit du serbe par Alain Cappon |