A lire :
|
Dositej (de son nom de baptême Dimitrije) Obradović est l’écrivain serbe majeur du XVIIIe siècle et le promoteur de la littérature serbe moderne. Tant par son œuvre littéraire que par son existence, il marque de manière caractéristique le grand changement qui s’est opéré pour le peuple serbe au cours des dernières décennies du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Deux grandes passions : les livres et les voyages Né à Čakovo (en Roumanie actuelle), très tôt orphelin de père et de mère, dès son enfance il manifeste ses deux grandes passions : les livres et les voyages. Influencé par les hagiographies qu’il lit avec grand enthousiasme, il entre au monastère de Hopovo dans la Fruška Gora en 1757 et prend la bure. Néanmoins, trois ans plus tard, déçu par la vie monacale, il s’enfuit. Il passera plusieurs années dans les villages serbes du nord de la Dalmatie comme maître d’école. Il en partira pour voyager dans les régions grecques (1765), séjournera à Corfou, se rendra au Mont Athos et au monastère de Chilandar, et étudiera trois ans dans une école grecque de Smyrne (aujourd’hui Izmir). Au terme de ces voyages orientaux, il regagne la Dalmatie et prend la direction de l’Ouest en 1771 : il passera six ans à Vienne, approximativement le même temps dans d’autres endroits de l’empire, puis, traversant la Roumanie et la Pologne, arrivera en Prusse en 1782. Deux années durant il suivra les cours des universités de Halle et de Leipzig avant de reprendre son chemin vers l’Ouest et deux métropoles européennes, Paris et Londres. Il parcourra ensuite diverses régions allemandes, visitera la Prusse orientale et, à partir de 1789, s’établira à Vienne pour une période plus longue. Au cours de ces voyages Dositej Obradović aura acquis de larges savoirs et appris de nombreuses langues : il connaissait celles classiques, grec ancien et latin, et pour ce qui est des langues vivantes, outre le roumain qu’il avait appris encore enfant, l’italien, l’allemand, le français, l’anglais… De Vienne il partira pour Trieste en 1802 à l’invitation des Serbes locaux comme enseignant. Il s’intéresse aux conditions qui prévalent en Serbie depuis le début de l’insurrection conduite par Karađorđe Petrović, collecte de l’aide pour les insurgés, puis passera lui-même en Serbie en 1807 où il prendra part à la vie politique, culturelle, et diplomatique du pays. Il mourra premier popečitelj [ministre] de l’Éducation dans le premier gouvernement de l’insurrection. Conteur, penseur et moraliste Dositej Obradović avait commencé son œuvre littéraire dès son séjour en Dalmatie où il a laissé plusieurs écrits dont le plus significatif, Ižica (1770) qui, par sa forme et les idées qu’il développe, se situe dans l’esprit de la tradition ecclésiastique mais est écrit en pure langue populaire. Aucun de ces textes n’a été imprimé. Le travail littéraire et éducatif sur un large plan national et sur de nouvelles bases débute en 1783 avec la publication de Pismo Haralampiju [Lettre à Haralampije] et Život i priključenija [Vie et aventures]. Le premier ouvrage est le manifeste éducatif de Dositej Obradović : il y rejette l’ancien slavon d’Église comme étant incompréhensible pour le peuple et prend position pour l’introduction de la langue populaire dans la littérature. Dans le second il évoque son existence, fait part d’événements de son enfance et de sa jeunesse. Il apportera un complément cinq ans plus tard. Vie et aventures offre à la fois plus et moins qu’une autobiographie ordinaire. Incomplet, chiche dans la relation de certains détails de la vie de l’écrivain, peu fiable quant aux faits et à la chronologie, ce livre fournit en réalité dans un cadre autobiographique les explications les plus complètes sur l’enseignement de Dositej Obradović rapporté aux conditions serbes. Dans la première čast [partie], jusqu’à la fuite de Hopovo, l’auteur ne s’attache que superficiellement à ses expériences afin d’exposer, par leur entremise et sous la forme d’un dialogue philosophique ou moralisateur, d’une part sa critique idéologique du monastère, du monachisme, des superstitions populaires et d’autres phénomènes ; et d’autre part de développer ses idées sur la libre pensée, l’instruction de l’individu et l’éducation du peuple. La seconde čast qui embrasse les voyages de l’auteur est écrite sous la forme épistolaire, caractéristique de la littérature européenne de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Elle se compose de douze lettres destinées à un ami inconnu, selon toute apparence imaginaire. Ces lettres regorgent de péripéties de toutes sortes relatées sur un ton humoristique ou sentimental, de rencontres avec les pays et les peuples, de portraits de personnalités, de panégyriques enthousiastes de l’amitié et des amis. Si la première partie peut être qualifiée avant toute chose de philosophique et pédagogique, la seconde est surtout un texte littéraire dédié à l’amitié et à l’amour entre les hommes. Les autres livres de Dositej Obradović se rattachent à son autobiographie et développent plus encore ses idées. Sovjeti zdravoga razuma [Conseils de bon sens, 1784] comporte cinq articles, trois consacrés à l’éthique – l’amour, la vertu et le vice – et deux basés sur l’autobiographie dans lesquels l’auteur livre des données intéressantes sur son travail littéraire et expose davantage le côté pratique de son travail pédagogique. Hormis l’autobiographie, l’ouvrage le plus important, Basne [Fables, 1788], propose une large sélection de fables tirées de la riche tradition ésopique. Bien que traduites de langues et d’auteurs divers, d’Ésope à Lessing, toutes se portent une grande ressemblance dans les procédés de présentation, la composition, le style, ce qui laisse entendre la grande liberté de traitement que s’est accordée Dositej Obradović adaptateur et non traducteur. Il s’y révèle, certes, excellent conteur, mais aussi penseur et moraliste. Chaque fable s’accompagne d’un commentaire proche de l’essai, d’une morale dans laquelle il traite de tous les thèmes de son enseignement. Parmi ses œuvres ultérieures la plus importante est Sobranije raznih naravoučetijljnih veščej [Recueil de divers ouvrages moraux], La première partie (1793) comporte différentes compositions rédigées d’après des originaux anciens, principalement anglais – nouvelles orientales, allégoriques, sentimentales et morales, une comédie (inspirée de Lessing), des biographies de Socrate et d’Aristote, plusieurs essais de philosophie pratique, deux essais sur le goût dans lesquelles sont abordées, pour la première fois chez les Serbes, les questions relatives à l’esthétique et à la théorie de la littérature. La seconde partie, sous le titre de Mezimac [Le Favori], est une publication posthume (1818), fruit de la maturité intellectuelle de l’auteur. C’est en très grande partie un recueil d’essais – originaux, qui plus est – dont les plus essentiels traitent de la langue littéraire, de l’homme-machine, du respect dû aux sciences ; sur le plan de la réflexion et de la théorie Dositej Obradović y présente l’expression la plus fouillée de certains de ses principaux thèmes philosophiques : la pensée libre et critique, le rapport entre raison et volonté, raison et morale, raison et plaisir, Dieu et la nature, l’homme et sa destinée, les problèmes de l’éducation, ce, non sans toucher au passage les conditions qui étaient alors celles des Serbes. Une symbiose éducative entre philosophie et littérature L’œuvre de Dositej Obradović représente une forme particulière de symbiose éducative entre philosophie et littérature. Il se fixait comme objectif fondamental dans son travail la promotion de la science et la préparation du peuple serbe à son acceptation de la science. Il considérait qu’il pouvait être atteint à une condition : que les hommes apprennent à faire usage de leur don naturel, le bon sens et ainsi acquérir la capacité de penser par soi-même et de juger librement. « Penser librement » signifie en premier lieu « accéder en toute liberté » à toute chose, sans crainte de l’autorité, sans préjugés, puis douter et explorer. À l’instar de Descartes Dositej Obradović nous invite : « Commençons à douter ». La forme la plus grande de la libre pensée est celle critique, scientifique, basée sur le principe de la causalité (« pourquoi quelque chose est-il ainsi et n’était pas autrement »). Partant du principe de la réflexion critique, il conte l’histoire de sa vie, de ses erreurs et de ses prises de conscience, de ses voyages instructifs, en fait l’exemple qui fournit ses leçons de morale (« conseils de bon sens ») sur le comportement de l’individu et de la société, mais se livre aussi à une critique philosophique des coutumes serbes, des tempéraments et des institutions (particulièrement significative est sa critique du monachisme) et expose un vaste programme de réforme de la société et de la culture serbes sur des modèles des Lumières et du rationalisme. Quoique peu volumineuse, l’œuvre de Dositej Obradović a accompli en son temps la fonction, non d’un seul écrivain mais, peu s’en faut, de toute une littérature. Elle était tout à la fois science, philosophie et rhétorique, elle recelait didactique, critique, et amusement, elle allait dans toutes les directions principales de la littérature de son temps et embrassait tous les genres fondamentaux de la littérature scientifique mais aussi érudite et de vulgarisation, ainsi que les germes des formes littéraires plus complexes. Elle était simultanément une œuvre d’essayiste, de conteur en prose, et de poète. Dositej Obradović a rompu avec la tradition multiséculaire du slavon d’église et marqué le début d’un temps nouveau, citoyen, de la littérature serbe qui devait ensuite se développer sous le signe de la mise en œuvre de son programme littéraire et culturel.
Jovan Deretić Traduit du serbe par Alain Cappon |