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Admirable figure que celle de Vladislav Petković Dis, parnassien et symboliste, dont Les Ames englouties (1911) marquent, sous le sceau du scandale, l’avènement de la poésie décadente dans les lettres serbes. Compagnon de route de Sima Pandurović et de la bohème de Skadarlija, ennemi doux et placide de l’Université et de l’Académie, figure légendaire du Parnasse serbe, celui dont la poésie chantait "les âmes englouties" et l’ardent amour de la Patrie trouvera lui-même la mort dans les eaux troubles de l’Adriatique lors de la Grande Guerre, après que son bateau eut été torpillé par l’ennemi, au large de l’île grecque de Corfou. Mort stupéfiante, mort ô combien symbolique pour le « poète maudit », peintre de visions macabres, nihilistes. Originaire de Čačak, il eut comme professeur au lycée le philosophe Božidar Knežević. Il écrit son premier poème en allemand et se distingue en littérature mais n’obtenant pas son bac, il ne fera jamais d’études de troisième cycle. Fils d’aubergistes, sa jeunesse est marquée par l’expérience fondamentale du décès de plusieurs de ses frères et sœurs. La légende – tenace – d’un Dis sans éducation formelle est fausse. Sa culture générale n’est pas erratique et ses connaissances littéraires correspondent à un système de valeurs et d’idées qui se marient avec ses inclinations profondes et transparaissent dans ses écrits. Dis s’initie au Parnasse auprès des meilleurs intellectuels – notamment Svetislav Stefanović. C’est surtout un grand lecteur : les archives de l’éditeur S. B. Cvijanović témoignent d’une lecture réfléchie et systématique (Rostand, Hamsun, Tchékhov). Il fait sienne la tradition littéraire des « poètes maudits » : Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Poe, ainsi que la philosophie orientaliste de Schopenhauer, précurseur de l’intérêt moderniste pour l’Orient. D’abord éducateur en province, le comédiographe Branislav Nušić lui permet de trouver un premier emploi dans la capitale, suite à quoi il devient rédacteur, à partir de 1904, de Књижевна недеља / La Semaine littéraire. La publication de Утопљене душе / Les Âmes englouties, en 1911, lui attire les foudres de la critique académique tandis que les modernistes saluent en lui une voix nouvelle et unique. Par son attaque virulente, Jovan Skerlić démontre une incompréhension fondamentale de la poésie, de l’acte d’écriture et offre un texte d’une rare bassesse intellectuelle qui, par ailleurs, correspond mal à sa figure morale. Ce sera là l’un des plus grands malentendus de la littérature serbe. Poète visionnaire, chantre de la décadence et de la mort, peintre de la décrépitude et du néant, mais aussi poète de l’ardent désir d’amour, de reconnaissance par-delà les signes manifestes du néant, peintre d’une lassitude aussi vaste que la vie et érigée en métaphysique, Dis réussit à traduire sa quête spirituelle, l’expression de l’inconscient et de l’irrationnel, par la sonorité et la musicalité du vers. Sa poésie représente l’aboutissement du mouvement symboliste serbe. Elle en exprime la quintessence réflexive et musicale. Elle exprime le sentiment de finitude, de lassitude, d’inanité et s’articule autour de trois symboles principaux : la geôle, les étoiles, les yeux. Tous trois sont présents dans son poème programmatique « Тамница / La geôle » ainsi que dans « Можда спава / Peut-être dort-elle » et « Нирвана / Le nirvana ». Le premier sert d’ouverture au recueil Les Âmes englouties, le second en exprime le sommet formel et poétique alors que le troisième, pièce centrale, explicite de manière sublime, par l’usage du vers décasyllabique et le biais d’une vaste énumération, héritage classique s’il en est, l’universel sentiment du néant. Si les étoiles appartiennent à la préexistence, la naissance, la venue au monde s’apparente au confinement, à l’emprisonnement. Les yeux trahissent le reflet d’une beauté préexistante, unique et inaccessible, ce qui est source de souffrance. Les deux poèmes possèdent la même structure : il existe un état, avant la naissance ou avant l’éveil, ou apparaissent les « espaces d’innocence » (« La geôle ») ou « le visage » (« Peut-être dort-elle ») de l’aimée ; celui-ci reste indéfini, etherique. Ces visions sont portées par une lumière vague et diffuse qui s’amoindrit plus on l’évoque. A mesure que s’éteint la lumière, tout s’engouffre et disparait dans le temps, qui tout résume au « nirvana », au néant. Dans ce troisième grand poème au sentiment cosmique, « Le nirvana », tout est englouti par le temps, la mort. Aussi bien les êtres et les choses que l’aspiration à l’idéal. Le nirvana défait l’idéal et le résume à rien. Le poète se tient immobile par le déferlement du non-être, du néant dont le regard est vide, profondément. Il s’agit d’une poésie métaphysique, d’une spiritualité sans religion, de l’expression de l’épouvante face au gouffre de l’espace et du temps. Le lyrisme de Dis évoque le gouffre du vide, du temps, des éons – reflet des nouvelles connaissances scientifiques de l’époque (Le Sixième jour de Rastko Petrović en témoigne aussi). Lyrisme du symbole, identification de l’âme du monde à l’âme de l’homme, cosmogonie lyrique et individualiste où le sujet lyrique est entre éveil et rêve, au seuil d’illuminations aussi soudaines qu’aléatoires. A cela s’ajoute, sur le plan du langage, les valeurs musicales et sonores (introduction de prosaïsmes, de fonctions lexicales ou syntaxiques du langage parlé, ouverture vers le vers libre, blanc, surtout dans ses poèmes d’exil), l’élaboration d’un lyrisme musical qui exprimerait le rythme du monde, son envolée créatrice, son inexorable chute dans le néant.
♦ Etudes et articles en serbe. Dragiša Vitošević, Srpsko pesništvo 1901-1914 I-II [La Poésie serbe], Belgrade, 1975. Miodrag Pavlović, Eseji o srpskim pesnicima [Essais sur les poètes serbes], Belgrade, 1981 ; Novica Petković, « Disov jezik, slike i muzika » [Langue, images et musique de Dis], in Disova poezija, Belgrade-Čačak, 2002 ; Svetlana Velmar-Janković, Izabranici [Les élus], Belgrade, 2005 ; Danica Otašević, « Ovaj život Vladislava Petkovića Disa » [Cette vie de Vladislav Petković Dis], in Vladislav Petković, Sa zaklopljenim očima, [Yeux clos] Čačak, 2013.
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