L'EXODE DOULOUREUX D'UN PEUPLE DE HÉROS RACONTÉ PAR UN TÉMOIN
M. Henry Barby a vécu en Serbie les trois derniers mois de l’année 1915, ces trois mois tragiques où l'héroïque nation succomba sous les coups de trois adversaires coalisés.
Envoyé spécial du Journal au grand quartier serbe, il assista, d'abord, sur le front du Danube, à l'invasion de l'armée allemande : armée plus que médiocre (...) mais appuyée d'un prodigieux matériel de guerre et d'une formidable artillerie lourde, grâce à quoi la résistance désespérée des intrépides troupes du roi Pierre fut écrasée sous un ouragan d'acier. M. Henry Barby suivit à cheval la retraite de l'armée jusqu'à Priszrend, retraite ou vint se joindre et se confondre toute une population éperdue, lamentable, de femmes, de vieillards, d'enfants, arrivant de toutes les directions, fuyant en débâcle devant les trois armées (...) qui encerclaient la Serbie.
Puis, au milieu de ce flot humain, c'est, de Priszrend à l’Adriatique, la traversée, en hiver, des montagnes sauvages et désertes d’Albanie ; effroyable exode dans la neige, la glace et la boue, dans la misère et la souffrance, sans vivres ni abris, tantôt à cheval, tantôt à pied, frôlant à chaque pas la mort, le long d'une route inconnue où les seuls jalons sont des cadavres ou des moribonds.
C'est enfin l'arrivée à Scutari, avec les missions françaises rassemblées ; puis un nouveau calvaire jusqu'à Durazzo ; enfin l'embarquement pour l’Italie et deux attaques de sous-marins contre le transport.
Ces jours d'horreur, de détresse et d'indéfectible vaillance de la tragique épopée serbe, M. Henry Barby, qui en a partagé toutes les souffrances et noté tous les héroïsmes, les évoque ici en un récit détaillé, pathétique et vécu.
Les Editeurs.
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LES SUPRÊMES EFFORTS POUR SAUVER LA PATRIE
L'histoire recommence ! Aujourd'hui évoque jadis, tragiquement ! Cette vallée de Kossovo, où succomba, au Moyen Age, l'Empire serbe, est maintenant, pour la seconde fois, devenue le tombeau de la Serbie !
L'armée, jusque-là, avait tenu ! Suivant le conseil donné par les Alliés, elle avait reculé pas à pas, en cherchant, dans la mesure du possible, à garder ses forces intactes, en vue d'une coopération ultérieure avec eux.
Mais après un mois et demi de résistance, l'aide promise n'est pas arrivée ! Par contre, les Austro-Allemands ont reçu des renforts, et, grâce à ces renforts (prélevés principalement sur leurs troupes du front italien), ils ont pu exécuter un mouvement enveloppant sur l'aile gauche des Serbes. Ceux-ci, pour éviter l'encerclement définitif, ont dû précipiter la retraite des forces qui résistaient, dans les montagnes, au sud de la vallée de la Morava occidentale.
Les forces qui luttaient à l'est, contre la poussée bulgare, ont été obligées de suivre ce mouvement de recul.
C'est l'heure de la catastrophe ! Pour la conjurer, l'armée serbe n'a plus d'espoir en un secours quelconque.
De recul en recul, elle a abandonné à l'ennemi toutes les villes et tous les villages. Tous, soldats et officiers, y ont tout laissé : leurs biens et leur famille, et, pour eux, la patrie est perdue tout entière.
* * *
Epuisés, démoralisés, les voici dans l'immense plaine. Là, leurs ancêtres, avant-garde héroïque du monde chrétien, succombèrent glorieusement, après une lutte gigantesque contre l'armée turque du sultan Mourad, cette armée qui « comptait autant de guerriers que la forêt a de feuilles ».
Et les descendants des héros, vaincus par l'écrasante puissance de l'adversaire, maintenant se traînent dans une boue épaisse et glacée, au milieu des bêtes crevées, qui pourrissent dans les champs et sur la route, la route de l'exil jalonnée par les corps des fugitifs, qui, un à un, y tombent pour ne plus se relever.
Abattus et courbés par les souffrances affreuses, ils suivent leur calvaire. Ils passent devant le tombeau du sultan Mourad et devant le tombeau du héros qui le frappa : Miloch Obilitch.
Je les ai vus passer, troupeau lamentable, devant Gazi-Mestan, où la légende veut que « le sang versé coula si fort que l'on combattait dans le sang jusqu'aux genoux ».
Et officiers et soldats répétaient : « Kossovo !... Jadno Kossovo !... » (Pauvre Kossovo ! )
Tous concevaient la grandeur du désastre. Tous se rendaient compte que tout effort était vain, qu'il était trop tard, — trop tard pour rien tenter d'utile, — trop tard pour sauver la Serbie.
Un morne désespoir les écrasait. Au passage d'une rivière, gonflée par les pluies et la neige, où il leur fallut, à un gué, entrer dans l'eau glacée jusqu'à mi-corps, j'ai vu plusieurs d'entre eux tomber et se laisser entraîner par le flot, sans avoir la force de se relever, sans en avoir le courage, surtout.
L'armée serbe, en quittant le sol de la patrie, y a laissé son âme.
* * *
Mais Pierre Ier, le vieux roi intrépide, taciturne et farouche, est encore au milieu des troupes. C'est dans un chariot, traîné par deux bœufs, que, le 18 novembre, je le vis arriver à Prichtina (1). Il avait dû abandonner dans les montagnes son automobile. Son équipage de misère était conduit par un vieux paysan, qui n'arrivait pas à lui frayer un chemin au travers de la cohue lamentable des réfugiés, de la débâcle des régiments pêle-mêle.
« Si l'armée doit capituler, l'ennemi ne m'aura pas vivant! » a déclaré le vieux souverain, quand il vit ce spectacle lamentable.
Alors, pour sauver leur roi, pour permettre aux vieillards, aux femmes et aux enfants de passer encore et d'échapper aux Bulgares, officiers et soldats se ressaisirent et tentèrent un suprême effort.
Ce qui restait de l'armée du Timok bondit de Prichtina sur la ligne Lipliane—Ferizovitch, et, sans canons, se jeta à la baïonnette sur les Bulgares, qu'elle repoussa à dix kilomètres en arrière.
Le passage était dégagé. Le Roi put passer, et le flot des fugitifs put continuer à s'écouler vers Priszrend.
Et ce fut la bataille de Katchanik.
Là, j'ai assisté à la mort de l'armée serbe, impuissante à achever, à elle seule, la percée libératrice vers Uskub. La lutte dura six jours. Les troupes, épuisées, se battirent en désespérées. Ce fut une hécatombe. Tous, officiers et soldats, comprenant que leurs efforts étaient inutiles, cherchaient la mort des héros. Pas un seul régiment n'avait de vivres ; bientôt les munitions s'épuisèrent, tandis que les Bulgares, ravitaillés par les Allemands, en avaient à profusion.
Alors, l'une après l'autre, les divisions, ou plutôt leurs débris, se replièrent vers Priszrend, vers l'Albanie et le Monténégro. Et, pour manger, comme il n'y avait plus rien dans le pays ravagé, comme il n'y avait plus une boule de pain dans toute l'armée qui mourait de faim, on dépeça les chevaux et les bœufs, morts le long des routes.
Et puis, il n'y eut même plus de bêtes crevées à manger... A trente kilomètres de Priszrend, je m'étais arrêté, avec les soldats, auprès d'un « han » (auberge albanaise), afin de laisser passer l'artillerie, que l'on tentait encore de sauver en attelant quatre ou six bœufs à chaque pièce.
Depuis une quinzaine de jours, des milliers et des milliers de fugitifs s'étaient arrêtés là, et les soldats, mourant de faim, fouillaient dans le fumier et la boue, pour y chercher quelques détritus négligés par leurs devanciers.
L'un d'eux trouva un gros os, sec et net comme de l'ivoire ; il s'accroupit à mon côté et tenta de le ronger ; ses dents grinçaient en vain sur la surface polie, sans parvenir à l'entamer; mais, acharné, il rongeait toujours... affolé par la faim.
* * *
Le 23 novembre, je suis à Priszrend, où les troupes et les fugitifs se sont accumulés pendant les jours précédents.
La veille, le quartier général, arrivé dans la ville depuis le 17 novembre, a brûlé ses archives.
J'apprends que les Austro-Allemands ont occupé Rachka et Novi-Bazar, le 19, presque sur mes talons. Ils sont déjà à Mitrovitsa.
Le canon tonne, tout proche, au nord et à l'est, et les Bulgares, eux aussi, avancent rapidement. [...]
L'exode suprême va s'achever par l'effroyable traversée de l'Albanie, à laquelle le Gouvernement serbe et ce qui reste des armées se trouvent acculés !...
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(1) A Prichtina, ville à moitié turque et à moitié albanaise, je retrouve le même entassement effroyable de réfugiés, de soldats et de blessés qu'à Mitrovitsa, qu'à Kraliévo, que partout où, pour souffler un peu, l'armée et les fugitifs ont fait halte.
L'exode de la Serbie a eu trois courants principaux : le premier, avec le quartier général et le Gouvernement, a remonté la vallée de la Morava occidentale puis est descendu jusqu'à Mitrovitsa par le couloir de l'Ibar et a continué à fuir vers Priszrend en traversant la plaine de Kossovo.
Le deuxième courant de fugitifs est descendu de Nisch par Prokouplié et Merdaré à travers les montagnes qui formaient l'ancienne frontière serbo-turque.
Le troisième courant s'est précipité d'Uskub et de tout l'Est devant la marche de l'armée bulgare.
C'est à Prichtina que ces trois flots de malheureux se sont rejoints et confondus.
[P. 63-70]
LE CALVAIRE DES EXILÉS
De Priszrend à Brouti, 26 novembre 1915 .
Nous voici en Albanie ! Le pays, dès les premiers kilomètres, apparaît sauvage, inhospitalier, désolé, et le ciel lui-même est hostile !
Dans un jour triste et gris, nous avons quitté Priszrend, à six heures du matin, par la vallée de la Bistritsa. A peine hors de la ville, j'ai retrouvé les mêmes sinistres spectacles de misère, de mort, de désespoir, qui hantent mes regards depuis bientôt deux mois que j'erre le long des chemins de la douloureuse retraite.
Voici, de nouveau, des cadavres sans sépulture, abandonnés au hasard de la route. Voici, jonchant le sol, le bétail et les chevaux morts, voici des voitures brisées, des chariots du train des équipages renversés. Dans le froid glacial, rôde une effroyable odeur, fade, écœurante... […]
Soudain, la route a atteint la vallée du Drim Blanc. Gomme nous changeons de région, la neige nous a pris. Elle tombe sans trêve, si drue maintenant, que le filet brouillé des flocons nous empêche de voir à trente pas devant nous ; sur le sol, elle noie, de sa blancheur frissonnante, toutes les épaves macabres de la guerre...
* * *
Cependant, voici le pont de Lioum-Koula, très curieux à voir, avec sa cambrure abrupte au-dessus du torrent qui vient se jeter dans le Drim. C'est là le point terminus de la route et, en conséquence, de notre voyage en auto.
Vezirov most / Le pont du vizir par Vladimir Bećić
Dans le couloir resserré, où, à cet endroit, aboutit la route, entre la montagne et la rivière, nous retrouvons notre convoi de chevaux, qui, au complet, nous attendait, sous la tourmente de neige.
Une division serbe, la division combinée, s'est arrêtée au même endroit. Elle aussi, pour échapper à l'ennemi, va chercher un refuge dans l'inextricable massif des Alpes albanaises.
Notre détachement — les missions françaises —s'organise définitivement, mais non sans difficulté, au milieu de l'encombrement des troupes, qui obstruent presque entièrement l'étroit défilé, pendant qu'on procède au triste devoir de détruire les autos et les tracteurs, en les culbutant dans le Drim.
L'un après l'autre, les véhicules tombent d'une hauteur de dix mètres et se brisent. L'incendie achève d'anéantir les débris qui n'ont pas disparu sous les flots. Les flammes brillent dans une opaque fumée noire, les explosions des pneumatiques et des réservoirs d'essence se succèdent... Et nous nous mettons en route, à pied, sous la neige, qui tombe toujours à gros flocons... […]
Au milieu d'un paysage affreusement désolé, nous suivons ensuite la rive droite du Drim Blanc. A une heure après-midi, nous parvenons à la hauteur du confluent où, réuni avec le Drim Noir, il forme le grand Drim, dont les flots tumultueux se précipitent, après une large boucle au nord, vers Scutari.
Quarante kilomètres ont été franchis depuis le matin, grâce au parcours effectué d'abord en automobile. Pour aujourd'hui, nous nous en tenons là.
Nous sommes trempés des pieds à la tête, tant la tempête de neige, qui n'a pas cessé une minute, est violente. Il nous faut bivouaquer dans la couche blanche, épaisse de plus de trente centimètres, qui couvre le champ où nous nous arrêtons.
* * *
Derrière nous, le quartier général est passé à Lioum-Koula, le Voïvode Putnik, malade, étant transporté à bras, dans une chaise à porteurs fabriquée par ses soldats avec une caisse de voiture.
Une heure plus tard, le roi Pierre Ier est arrivé au même point. Le vieux souverain n'avait avec lui que deux officiers d'ordonnance. Un soldat lui a coupé une branche d'arbre et, sans escorte, aidant de ce bâton sa marche chancelante, il s'est engagé, à pied, dans le même sentier que nous avons suivi, — dans le sentier de l'exil. [...]
[P. 85 -89]
LE RAVIN DE LA MORT
De Spach à Fléti, 28 novembre [1915] .
Réveil (?) et départ aux mêmes heures que la veille.
Nous voici en pleine montagne. La neige, qui a cessé de tomber, est durcie par la gelée : une couche de verglas, plus dangereuse que la glace même, la recouvre.
De plus, en pleine route, au sortir du plateau où nous avons campé, nous devons suivre une arête tranchante et éboulée par place. Des chevaux glissent et tombent dans le ravin. Nous piétinons sur place pendant plus d'une heure.
Ce dangereux passage franchi, la rude ascension, par des lacets sans nombre, commence vers le premier col.
A midi, au sommet du col qui aboutit à un vaste plateau boisé de chênes nains, nous faisons halte pour permettre à l’arrière-garde de rallier.
A perte de vue, une multitude de cimes plantent dans l'azur du ciel leurs rudes pointes étincelantes. Sous le soleil qui l'inonde, resplendit à nos yeux le formidable chaos de neige qu'il va nous falloir traverser... Les ouvertures des précipices et des abîmes sans fond y mettent seules leurs taches sombres.
Quelques fermes misérables s'étagent à portée de fusil sur les pentes les plus proches : nous sommes au hameau de Sakati, dont les rares habitants, — les premiers êtres humains que nous rencontrons — nous entourent. Quelle vie solitaire est la leur ! et quelle pauvreté !
Sous la bise glaciale qui bleuit leurs visages, ils sont à moitié nus, mais chacun a un fusil et des cartouches. Avec autant de curiosité que si nous étions une race d'êtres inconnus, ils nous examinent, pleins de malveillance. Seule la force de notre colonne leur impose le respect ; mais malheur aux isolés !
Nous réussissons pourtant, après de longues palabres, à leur acheter un peu de foin pour les chevaux.
* * *
Nous repartons. Nous descendons maintenant par des couloirs de neige glissante. Puis, il nous faut remonter le lit d'un torrent et, vingt fois au moins, le traverser, d'une rive à l'autre, dans l'eau glacée jusqu'au-dessus des genoux, et, chaque fois, la bise et le froid nous chaussent et nous culottent immédiatement de glace.
A travers les montaignes glacées de l'Albanie
Déjà, hier après-midi, nous avions rencontré des cadavres raidis par le froid et drapés de neige ; mais dans ce ravin, quels spectacles d'épouvanté !...
Sur les deux rives, des cadavres, encore des cadavres et, chose plus affreuse, des moribonds !
Les cadavres ! nous en avons tant vu depuis tant de jours, que notre pitié, peu à peu, s'est émoussée, mais ces agonisants !
En voici un : ses pieds sont gelés dans ses « opantsi » qui ne sont plus qu'un bloc de glace. Ses mains gonflées sont énormes. Résigné, il attend la fin... Seuls, ses yeux vivent dans sa face déjà morte, ses yeux qui nous regardent pendant que nous passons... Voici, plus loin, un pauvre vieux, une toile de tente sur les épaules. Il me montre ses pieds de glace. Il me parle. Je ne le comprends pas. Bien que je sache mon geste inutile, je lui tends un biscuit. Ce n'est pas cela qu'il veut. Sa main, avec une peine infinie, se lève lentement, son doigt tendu m'indique ce qu'il désire. Je regarde et comprends !
Il me demande de l'achever d'une balle de revolver !
Je passe en hâte. Voici d'autres morts, d'autres agonisants... en voici d'autres encore...
Près du cadavre d'un tout jeune homme, vingt ans à peine, qui, le buste raidi et soulevé sur les coudes, est mort face au ciel que ses yeux restés béants semblent encore implorer — un soldat se traîne. Il est incapable de se tenir debout, mais sur les genoux et les mains, il essaie de continuer à avancer. Il n'a plus de chaussures et les plantes de ses pieds, décollées, pendent comme des semelles arrachées...
Que faire pour ces malheureux qui meurent de faim ou de froid dans cette solitude glacée ?
Pendant deux heures, tout le long du ravin, de ce terrible ravin de la mort, l'épouvante et l'horreur nous accompagnent et, à chaque tournant, derrière chaque rocher, nous guettent.
* * *
Enfin la nuit tombe. Nous l'accueillons avec soulagement, car elle nous cache toutes ces visions affreuses, et nous arrivons au « han » de Fléti.
On nous annonce que ce han est réservé pour le prince héritier. Il arrive, en effet, une demi-heure après nous. Il nous apparaît amaigri, mortellement triste ! Chaque jour, il a vu sa patrie devenir davantage la proie des envahisseurs. Comme nous, il est contraint de fuir devant eux.
Notre situation ce soir est la même que les jours précédents. Il va nous falloir, après cette pénible et longue étape, passer une troisième nuit sans abris. Il gèle à 15° et un vent glacial souffle en tempête dans l'espèce de couloir où nous campons.
Les quatre médecins — les docteurs Petit, Garnier, Dumas et Biscos — qui font partie de 'notre détachement, déclarent que c'est la mort inévitable pour certains d'entre nous, les plus faibles ou les plus épuisés. Le colonel Fournier fait alors une démarche auprès du prince héritier, qui autorise nos malades à coucher dans le han, près de lui.
Pour moi, je passe encore une nuit blanche près d'un feu de bois, dont la fumée, que le vent chasse dans toutes les directions, m'aveugle. Dans mes chaussures, mes chaussettes collées ne sont plus qu'un bloc de glace. Les vivres, l'eau dans les bidons, tout est gelé.
[P. 101-105]
DERNIÈRES ÉPREUVES
18 décembre [1915] .
Durazzo ! Est-ce enfin le terme de nos souffrances ?
La mer qui s'étend sous nos yeux, seule nous sépare de l'Italie, de l'Italie accueillante et amie, vers laquelle, en peu d'heures, le moindre vapeur pourrait nous transporter.
Hélas ! depuis la visite de la flotte autrichienne et le bombardement, aucun bâtiment de guerre ou de commerce ne s'est plus aventuré jusqu'à Durazzo. L'ennemi, paraît-il, est toujours présent, bien qu'invisible : des sous-marins sont embusqués et, à l'entrée de la baie, montent la garde nuit et jour.
Le ministre d'Italie, Essad pacha que je viens de quitter, tout le monde ici me conseille de ne pas m'arrêter et de partir pour Valona, de partir sans retard. D'un jour à l'autre, en effet, les Bulgares peuvent descendre d'El-Bassan et couper les communications entre ce port et Durazzo.
A Valona seulement j'aurai la certitude de trouver un bateau pour passer en Italie, car les risques d'être torpillé sont moindres qu'en partant d'ici.
C'est encore une perspective de quatre jours de voyage dans l'eau et dans la boue ! Mais je suis résolu à tout affronter pour m'évader de l'enfer où je me débats depuis des semaines, et je prends la décision de partir dès le lendemain à l'aube.
Déjà j'ai trouvé un guide et une nouvelle monture — mon cheval épuisé de fatigue est mort la nuit dernière — lorsqu’au consulat italien on m'annonce qu'un vapeur est attendu.
Bientôt, en effet, vers deux heures après-midi, je le vois entrer dans la baie où il jette l'ancre. Il repartira dès qu'il aura déchargé ses marchandises.
* * *
Cependant, dans Durazzo, les Albanais et les Turcs, Grecs, Italiens, Maltais, qui composent la population hétérogène de la ville, s'entendent comme larrons en foire pour rançonner impitoyablement les malheureux Serbes. Ils ont si bien réussi à déprécier les bank-notes et même la monnaie d'argent qu'un repas coûte vingt dinars (francs) ! Du reste, personne n'a plus la force d'opposer aucune résistance à leur odieuse cupidité, et ces misérables exploiteurs achèvent sans difficulté de nous dépouiller.
Notre aspect à tous est lamentable d'ailleurs. Le long des impossibles routes, qu'au milieu de tant d'épreuves il nous a fallu parcourir, nous avons laissé peu à peu nos ultimes bagages ; nos hardes usées n'ont pu naturellement être remplacées, et maintenant nous avons l'apparence de vagabonds invraisemblables.
Cette espèce de mendiant, coiffé d'une casquette crasseuse, vêtu de haillons dépareillés : veste de soldat et pantalon de civil, déchirés, troués, brûlés, c'est le plus riche propriétaire d'Uskub, M. Stevan Mladenovitch, qui possède dans cette ville une vingtaine d'immeubles.
Ce loqueteux hirsute, à la face hâve sous une guenille de chapeau mou sans forme ni couleur, et à qui on donnerait deux sous volontiers, était, hier encore, professeur à l'Université de Belgrade.
Et les autres n'ont rien à leur envier. Leur misère est égale, sinon pire !
* * *
Parmi cette foule qui n'a plus qu'un but et qu'une idée fixe : atteindre coûte que coûte la côte italienne, je rencontre Radoïé, mon gendarme !
Le pauvre bougre est dans la plus cruelle indigence. Il m'avoue qu'il a dû vendre sa montre pour manger et pour pouvoir acheter à plus pauvre que lui une vieille paire de bottes. Des siennes il ne subsistait que les tiges, les semelles étaient restées là-bas, quelque part dans la boue entre Alessio et Durazzo.
Je lui annonce que, devant m'embarquer sur le vapeur providentiel qui vient d'entrer dans la baie, je lui rends sa liberté. Cela le navre, mais j'ai toutes les peines du monde à lui faire accepter quelque menue monnaie. Il repartira demain pour Scutari.
19 décembre.
Afin de m'enquérir de l'heure exacte du départ du cargo, je monte au consulat italien, situé sur la hauteur, un peu en dehors de la ville.
Soudain, un coup de canon I... un autre! Un autre encore!... Et maintenant les détonations se succèdent, angoissantes...
Je me hâte d'achever la montée de la côte qui me cache la mer. J'arrive au sommet et j'aperçois, à 800 mètres à peine du rivage, le dos brun d'un sous-marin, qui, en surface, examine le port.
Le cargo l'a vu et c'est lui qui tire sur l'ennemi. Près de moi, les canonniers d'Essad pacha activent la mise en position d'une de leurs pièces sur une petite plaie-forme, et bientôt, eux aussi, ouvrent le feu.
Le sous-marin semble se moquer parfaitement des projectiles qui, d'ailleurs, tombent assez loin de lui. Tranquillement il se déplace et continue son examen. Je tremble à la pensée qu'il va certainement envoyer une torpille à mon cargo... Dieu merci, au même moment, un des obus, mieux dirigé, l'atteint — j'en ai du moins l'impression— et en quelques secondes il s'enfonce sous les flots.
A-t-il vraiment été touché ou s'est-il immergé volontairement ? Je l'ignore, mais toujours est-il qu'il ne reparaît plus.
* * *
Le départ du cargo reste fixé, malgré cette alerte, pour la nuit même. C'est le Daûno, un vieux bâtiment de la Société italienne de Navigation à vapeur Puglia. Il est armé contre les sous-marins, comme le sont aujourd'hui tous les bateaux de commerce, de deux petits canons.
A quatre heures trente de l'après-midi, je monte à son bord, où sont déjà entassés trois à quatre cents Serbes.
Lentement la nuit tombe. A sept heures nous appareillons. Tous les cœurs débordent de joie et d'espérance : demain matin nous aurons enfin achevé notre calvaire !
Une brume légère, et que la lune rend vaporeusement lumineuse, nous enveloppe et traîne sur les flots calmes comme ceux d'un lac, où le vieux bateau se balance mollement.
La douceur de l'heure, après tant de tortures et de tragédies, berce la détresse des infortunés qui, loin de la terre maintenant maudite et souillée, mais qui reste la patrie sacrée, vont fuir... Et voici que de leurs groupes entassés sur le pont montent vers le ciel nocturne de lentes mélopées... La tristesse en est infinie. Le cœur serré par une indicible émotion, je crois entendre l'âme même de la Serbie suppliciée se plaindre et sangloter dans ces « pesmées » mélancoliques, dans ces chants désespérés où vibre toute la douleur déchirante de ces malheureux qui ont tout perdu et n'ont plus devant eux que l'exil inconnu...
Les heures ainsi lentement s'écoulent... Soudain je suis repris par la réalité, par l'inquiétude... car nous ne sommes pas partis... nous ne partons pas...
20 décembre.
Les contre-torpilleurs qui devaient nous convoyer ne sont pas venus nous prendre, et le jour, en se levant, nous montre le même horizon que nous voyions hier.
Soudain un cri s'élève : « Un sous-marin ! »
Dans le petit jour — il n'est que cinq heures vingt — j'aperçois l'odieux adversaire, cette l'ois encore en surface et qui, sans doute tapi à la sortie de la baie, a pu, grâce à la lune, nous guetter toute la nuit.
Nos petits canons tonnent aussitôt et lancent leurs obus, des bijoux d'acier, pointus comme des aiguilles. Au septième projectile le sous-marin disparaît.
Pour la seconde fois, c'est grâce seulement au peu de fond de la baie où nous sommes ancrés et qui lui interdit de nous approcher en plongée, que nous devons d'avoir échappé à sa torpille.
Mais l'émotion des passagers subsiste longtemps encore. Après tant d'épreuves, après tant de dangers, ces pauvres gens ne sont plus maîtres de leurs nerfs.
II semble d'ailleurs qu'une fatalité s'acharne à nous poursuivre.
Le vent se lève, la mer devient houleuse. De l'horizon accourent de lourds nuages noirs et sur nous éclate une tempête d'une violence extrême, qui dure toute l'après-midi et achève d'abattre les derniers courages.
Et la nuit vient sans apporter le calme... Et nous ne partons toujours pas...
21 décembre.
Il était dit que nous devions mourir de faim jusqu'au bout !
Personne n'a emporté de provisions, car nous étions persuadés, en nous embarquant avant-hier, que nous serions le lendemain matin à Brindisi. Maintenant, une fois de plus, c'est la famine !
La mer est trop grosse pour permettre d'aller à terre chercher des vivres. Au reste, comment en trouverait-on en quantité suffisante pour nourrir les trois à quatre cents affamés que nous sommes ?...
Mais enfin cette épreuve devait être la dernière.
Dans la nuit, en effet, brusquement un contretorpilleur italien surgit de la brume à quelques mètres de nous, glissant sans bruit, tous feux éteints, sur la mer calme. Trois autres, à la file, le suivent. Ce sont nos convoyeurs.
Vers minuit le Daûno lève l'ancre et s'éloigne...
22 décembre.
Pendant toute cette nuit, où personne n'a dormi, nous avons longé la côte albanaise. Au jour, nous sommes à la hauteur de Valona. Alors, d'un brusque coup de barre, nous prenons franchement la direction de l'ouest.
Deux des contre-torpilleurs, autour de nous, décrivent, l'un suivant l'autre, d'immenses S afin de rester à notre hauteur, car nous ne filons que sept nœuds à l'heure...
Enfin... enfin... voici là-bas la côte italienne !
A deux heures après-midi, pilotés par un tout petit torpilleur français, qui est venu nous prendre en vue du port, et dont nous suivons scrupuleusement le sillage pour éviter les torpilles dormantes, nous entrons à Brindisi.
C'est la fin du voyage. C'est la fin du cauchemar.
Ahuri, je retrouve la vie civilisée...
* * *
C'est ainsi que se sont déroulées pour moi les tragiques heures de cette immense agonie d'un peuple qui a tout perdu, sauf son honneur, son héroïsme et sa foi dans l'avenir.
[P. 189-198]
L'Épopée serbe - Henry Barby (texte intégral) |
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