Ernest Denis
Né en 1849 à Nîmes, mort en 1921 à Paris. Descendant d'une famille protestante. De 1867 à 1871 il fit ses études à l'École normale supérieure. Étudiant, il prend part à la guerre franco-prussienne. Il avait commencé sa carrière à Bastia, mais il rentra vite à Paris et de là, profitant d'une bourse, partit pour Prague en 1872 où il y resta jusqu'en 1875. II oriente ses études vers l'histoire des Tchèques et des Allemands. Ses travaux d'historien, surtout ceux concernant Jan Hus et les Hussites, lui valurent une chaire d'histoire, d'abord à Bordeaux et à Grenoble et ensuite, en 1895, à Paris, à la Sorbonne, où il enseignera l'histoire moderne jusqu’à sa mort.
Il effectua son premier séjour à Belgrade en 1873, où il revint vers 1910, après avoir visité la Croatie et la Bosnie. A partir de 1908 il prononça plusieurs conférences sur les Serbes et les Yougoslaves en général, à Paris et dans d'autres villes de France. C'est à peu près à cette époque que l'Académie royale de Serbie l'a nommé membre correspondant.
L'intérêt d'E. Denis pour les Yougoslaves fut surtout éveillé par la crise de l'annexion de la Bosnie par L’Autriche-Hongrie, par le procès de Friedjung* et en général par les problèmes qui se posaient devant les peuples lutant pour leur indépendance nationale. La Première Guerre mondiale influença Denis dans le même sens provoquant chez lui une vive activité dont le but fut l'aide aux peuples slaves, surtout aux Tchèques et Slovaques, et aux Slaves du Sud, les Serbes en particulier. Inspiré par les mêmes sentiments, il fonda en 1915 La Nation tchèque, revue dont une des rubriques fut réservée aux Serbes et aux Slaves du Sud en général, et en 1917 le mensuel Le Monde Slave. Après la Guerre il œuvra à la fondation de l'Institut d'Etudes Slaves.
En 1915 Denis publia sur 336 pages l'ouvrage intitulé La Grande Serbie, où il traite du sort et de l'avenir des Slaves du Sud et en particulier des Serbes, de leur histoire et de leurs grands hommes, de leurs luttes pour leur libération, de leur littérature (de Dositej Obradović, de Vuk Karadžić etc.). Ce livre fut très bien accueilli par la presse française.**
Rien qu'au cours de 1916 Denis a prononcé trois conférences sur les Serbes et les Yougoslaves (« La Serbie héroïque », publiée dans Foi et Vie, cahier B, 16 janvier 1916 ; « L'avenir slave », conférence faite le 4 avril en Sorbonne, « La Serbie », à l'occasion de la "Journée serbe", le 28 juin 1916, à Lyon).
En 1919, dans la Revue Bleue (n-os du 1er au 8 mars et du 15 au 22 du même mois), E. Denis a publié l'article intitulé « Le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes » et la même année il a fait une conférence (publiée dans la Revue yougoslave avec tirés à part) sous le titre « Du Vardar à l'Istrie ».
Enfin, en 1923, après la mort d'E. Denis, on a publié, sur 352 pages, un recueil de ses articles sous le titre Du Vardar à Sotcha, et avec en sous-titre : La Serbie triomphante en 1912 et 1914. La Yougoslavie (royaume des Serbes, Croates et Slovènes).
Sur Ernest Denis voir surtout : R., M., « Ernest Denis, professeur d'histoire contemporaine à La Sorbonne », La Patrie serbe, n° 9, 1/14 julliet-août 1917, p. 406-407 ; Miodrag Ibrovac, « Ernest Deni », Nova Evropa, 21. mars 1921, II, 1, p. 4-10 ; Rudolf Maixner, « Ernest Denis : Od Vardara do Soče », Obzor, 184, l, 1923 ; Grgur Jakšić, « Ernest Deni », Godišnjica Nikole Čupića, XXXV, 1923, p. 313-342 ; Id., « Ernest Denis, historien des Yougoslaves », Le Monde Slave, 1928, p. 219-223.
* Hienrich Friedjung, historien et publiciste autrichien, qui s’était couvert de honte en accusant la Coalition serbo-croate (1909), pour le compte du Ministère austro-hongrois des affaires étrangères, de la « haute trahison ». Au procès de Vienne, intenté par la Coalition, on a démontré que les documents de Friedjung étaient de simples faux. Plus tard, on a constaté que la falsification a eu lieu dans le bureau du ministre austro-hongrois à Belgrade, Forgach.
** Revue historique, I-II, 1915, Revue des Sciences politiques, 15 octobre 1915, La Vie, n ° 10, novembre 1915, Revue des Etudes historiques, janvier-mars 1916, La Nation tchèque, 1er août 1916.
Mihailo Pavlović
In Témoignages français sur les Serbes et la Serbie 1912-1918, édition bilingue, Belgrade, Narodna knjiga, 1988, p. 144-145.
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Historient et slavisant de renom, Ernest Denis figure en bonne place dans la galerie des grands Français qui ont œuvré à l’amitié de la France et de la Serbie. Sa contribution la plus célèbre est sans nul doute son ouvrage paru, en 1915, sous le titre de La Grande Serbie. Ce livre n’est cependant pas un témoignage isolé. Il s’inscrit dans le courant de sympathie pour la cause serbe qui, depuis le début du siècle, a commencé de s’exprimer dans les milieux intellectuels français, notamment parmi les universitaires.
A côté d’Ernest Denis se détachent les figures de plusieurs universitaires dont l’intérêt pour la Serbie dépasse également les limites de la connaissance et de la science. Ce milieu pro-serbe réunit, entre autre, les géographes Jean Brunhes, Emmanuel de Martonne, les historiens Charles Diehl, Emile Haumant, Luis Léger, Albert Maillet, l’historien de l’art Gabriel Millet. Leur adhésion au principe des nationalités les porte déjà à prendre faits et cause pour la Serbie. […]
Contrairement à ce que sa date de parution pourrait donner à croire, La Grande Serbie n’est pas seulement une œuvre de circonstances. S’il en a terminé la rédaction dans les premiers mois de 1915, Ernest Denis en a conçu le projet et, au surplus, a commencé de l’écrire avant le début du conflit. Celui-ci donne raison à son analyse. Devant l’enchaînement des crises dans les Balkans, depuis l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche-Hongrie en octobre 1908, Ernest Denis s’est convaincu qu’une conflagration européenne s’y préparée. Ce livre devait répondre au souci d’éclairer le public français sur les tenants et aboutissants, sur les enjeux politiques et moraux du conflit en question. La guerre ayant éclaté avant que le texte n’ait pris sa forme définitive, Ernest Denis est naturellement amené à l’adapter, notamment dans la préface et dans la dernière partie, à cette nouvelle donne.
Ernest Denis s’emploi, en historien, à éclairer le présent par la connaissance du passé. Commençant par raconter la Serbie aux Français, il développe, étape après étape, la longue fresque de son histoire depuis des origines du VIIe siècle. […]
Certains aspects du livre ont évidemment vieilli. Comment en serait-il d’ailleurs autrement ? Pour la dernière période étudiée, Ernest Denis n’a pu avoir l’accès aux archives. De ce fait, certaines de ses appréciations ont été infirmées par la recherche.
Jean-Paul Bled
« Ernest Denis, "La Grande Serbie" », extrait, in Alliés des Serbes, Lausanne, l’Age d’Homme, 1998, p. 17-21.
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— EXTRAITS —
[L’attentat de Sarajevo]
[…] Que se passa-t-il entre l'Empereur d'Allemagne et François-Ferdinand, au début de l'été de 1914, dans ce magnifique domaine de Konopicht en Bohême, qui, avec son parc splendide et ses forêts séculaires, était un des séjours préférés de l'archiduc ? Nous ne le saurons peut-être jamais. On raconte qu'à Kiel, où il prenait part aux régates, l'Empereur, après avoir lu la dépêche qui annonçait l'attentat de Sarajevo, aurait murmuré : « Toute mon œuvre est à recommencer ».
Défions-nous des paroles murmurées à mi-voix, bien qu'ici l'anecdote réponde bien au caractère de Guillaume. Bien des symptômes prouvent du moins que l'on machinait un coup de théâtre : les débats des Délégations (mai), la longue conférence des états-majors autrichien et allemand à Carlsbad, le renforcement des effectifs en Bosnie. On y annonçait de grandes manœuvres. « Les troupes, écrivait à celte occasion le Pester Lloyd, y acquerront une nouvelle et plus ferme assurance, et les États voisins auront l'occasion de se convaincre que les XVe et XVIe corps représentent des troupes d'élite qui ne reculeraient devant aucune tâche, si quelque imprudent avait l'audace d'attaquer la monarchie. »
Bien loin de relever ces rodomontades, M. Pachitch mettait tous ses soins à ne pas donner barre sur lui. Sa conduite affectait la plus attentive correction et il négociait dans l'esprit le plus conciliant avec le baron de Giesl les questions qu'avaient ouvertes les traités de Londres et de Bucarest. Il y avait quelque mérite, et le baron de Giesl n'était pas d'humeur commode.
Au milieu des populations qui, depuis 1908, vivaient dans un état permanent d'éréthisme national, la bonne volonté la plus sincère ne suffisait pas toujours à contenir les éclats de colères trop légitimes. Comme la presse est absolument libre en Serbie, le ministre n'était pas maître de prévenir çà et là certaines imprudences. Quelques cerveaux faibles s'exaltaient. Depuis plusieurs années, les attentats terroristes se multipliaient en Autriche. Après Bogdan Zérayitch à Sarajevo (1910), à Zagreb, pendant une fête des Sokols (gymnastes) (août 1911), un pharmacien tombait sur le ban Tomachitch à coups de canne. Le 9 juin 1912, un jeune étudiant, Youkitch, tirait sur le commissaire royal, Tchouvaï, et blessait mortellement à ses côtés le directeur des cultes. Le 16 août 1913, le successeur de Tchouvaï était grièvement blessé. Chaque fois, le gouvernement autrichien agitait le spectre pan-serbe, ordonnait des séries d'arrestations. Les enquêtes n'avaient jamais donné aucun résultat probant : elles avaient montré seulement que beaucoup de braves gens étaient arrivés à un tel degré de surexcitation maladive qu'ils en perdaient tout sens moral. A Zagreb, on condamnait ainsi à huit jours de prison quelques dames qui avaient envoyé des fleurs à Youkitch après sa condamnation.
Au milieu de cette fermentation universelle, c'était vraiment tenter Dieu que d'envoyer François-Ferdinand à Sarajevo. Personne n'était plus détesté des Serbes, parce qu'il courtisait les Catholiques extrémistes, que les Orthodoxes considéraient comme des traîtres et les pires ennemis de la patrie. Sur tout le territoire yougo-slave, on célébrait à ce moment l'anniversaire de la bataille de Kosovo, et il est facile d'imaginer, au lendemain de Koumanovo, le paroxysme d'enthousiasme auquel étaient montées les âmes. M. Pachitch, discrètement, essaya d'indiquer au Ballplatz les périls auxquels s'exposait l'Archiduc ; le 21 juin, le ministre serbe à Vienne avertit le ministre des Affaires étrangères que son gouvernement avait des raisons de croire qu'un complot s'organisait en Bosnie. Le Chancelier ne tint aucun compte de cet avis, et il écarta avec le môme dédain les indications de la police de Belgrade sur Cabrinovitch, qui lancera les premières bombes. Ce Cabrinovitch était un anarchiste bruyant, et l'on s'étonne de la facilité avec laquelle il voyageait dans la monarchie. Cette surprise diminue quand on apprend que Cabrinovitch, comme le célèbre Nastitch, était fils d'un mouchard et qu'il a fait au procès des révélations aussi abondantes que suspectes.
Le 28 juin, dans la matinée, Cabrinovitch lança sur la voiture de l'Archiduc deux bombes qui ne l'atteignirent pas. Quelques personnes pressèrent alors François-Ferdinand de renoncer à la promenade qu'il devait faire l'après-midi dans la ville. Il hésita. Le général Potiorek intervint. « Je connais mes Bosniaques, il n'y a jamais deux attentats dans la même journée. Vous manqueriez une ovation splendide. » Excellent général ! – On aurait résolu d'envoyer à la mort l'héritier du trône, qu'on ne s'y prendrait pas autrement. – Quelques heures après, Prinzip, de deux coups de revolver, tuait l'Archiduc et sa femme.
Prinzip était un garçon chétif, nerveux, taciturne ; pendant les guerres balkaniques, il était venu à Belgrade pour s'y enrôler ; on ne l'avait pas accepté et il avait quitté la ville. Il y reparut quelques mois plus tard, entra au gymnase : c'était un bon élève, appliqué, la mémoire facile. Il ne fréquentait guère que ses compatriotes. « Il n'y a eu dans cette affaire, a-t-il affirmé après sa condamnation, aucune instigation venue du dehors. Cabrinovitch a raconté le contraire ; il a menti. » Il est vraisemblable en effet que Prinzip était un isolé, et il est certain qu'il n'avait et ne pouvait avoir aucun rapport avec le gouvernement serbe. « C'est une pure stupidité, écrivait le journal socialiste tchèque, L'Académie (août 1914), que de représenter l'attentat comme le résultat d'un vaste complot, appuyé où même organisé par la Serbie. L'héritier du trône est tombé victime du régime insensé qui, en Bosnie, maintient depuis plus de trente ans le servage, qui remplit d'étrangers les fonctions publiques, livre les richesses du pays au pillage des spéculateurs éhontés de Vienne et de Budapest, qui, au lieu d'écoles, couvre la province de gendarmeries, de casernes et de geôles, qui persécute les Orthodoxes. Il est tombé victime de la politique stupide qui, dans son aveugle chauvinisme, mène contre les Yougo-Slaves une guerre impitoyable. Les auteurs de cette politique devraient être traduits devant la cour d'assises en même temps que les meurtriers. »
« L'héritier du trône, disait au contraire à Sarajevo le président de la Diète, était entouré par plus de dix conspirateurs. Si Prinzip l'avait manqué, un autre à côté se préparait à tirer sur lui. On a trouvé une bombe dans les branches d'un arbre, sur la route du cortège. Deux bombes avaient été placées sous la table de la salle à manger ; une troisième, dans la cheminée. »
Malheureux Habsbourgs, dont la police se recrute sans doute à l'institut des Jeunes-Aveugles !
François-Joseph accueillit la nouvelle de la mort de son neveu avec une résignation chrétienne. Dans les cercles officiels, le calme se colorait d’une secrète satisfaction. M. Jacques Blanche est stupéfait de la férocité avec laquelle, dans l'entourage immédiat de Guillaume II, « on déchiquette ce cadavre et on célèbre une danse du scalp... sur cette vieille culotte de peau ». (Revue de Paris, 19 mars 1915.)
Ce « mort que l’on enterre sans regret » fournit à la Chancellerie l'occasion si longuement attendue. « Pendant tout l'hiver, a écrit M. Gibbons, le correspondant du New-York Herald, peu suspect de sympathie pour les Serbes, la police austro-hongroise avait été aux aguets. Elle n'avait pas pu trouver un casus belli. Le Cabinet de Belgrade avait évité tous les pièges qu'on lui avait tendus. »
Il s'agissait maintenant d'exploiter contre lui l'émotion sentimentale déchaînée par la folie de Prinzip.
J'ai déjà étudié en détails les manœuvres de la diplomatie austro-allemande pendant le mois de juillet dernier ; je ne referai pas ce récit. Le Livre rouge autrichien, dont je n'avais pas encore le texte allemand, quand j'ai écrit mon livre, La Guerre, prouvé cependant, plus clairement encore, la volonté préconçue « de faire de la tragédie de Sarajevo un procès contre les Serbes et tous les Yougo-Slaves, de manière à justifier les Friedjung et les Forgach et à relever le prestige de la monarchie dualiste à l'intérieur et à l'extérieur » (Livre serbe, n° 25).
L'obligation du gouvernement serbe, dit la note officielle du 25 juillet, était de changer toutes les tendances de sa politique et d'entretenir avec nous des relations amicales de bon voisinage. » (Livre rouge, p. 105.) C'est-à-dire que le crime du roi Pierre a été de rejeter le pacte de vasselage qu'avait contresigné Milan. L'amitié ou la mort ; – c'était l'alternative que Guillaume II, l'épée à la main, proposait à la France !
« Il faut régler nos comptes avec la Serbie, écrivait le ministre d'Autriche à Belgrade, le baron de Giesl. Pour que notre monarchie conserve sa situation de Grande Puissance, pour même qu'elle subsiste comme Grande Puissance, une guerre est inévitable. Si nous hésitons à fixer clairement nos rapports avec notre voisine, nous aurons notre part de responsabilité dans les difficultés et les conditions défavorables du combat futur, qui doit nécessairement, tôt ou tard, être engagé. Si nous sommes résolus à présenter des exigences considérables, unies à un contrôle réel, – car seul ce contrôle pourrait nettoyer l'écurie d'Augias du travail d'agitation panserbe, – nous devons envisager toutes les conséquences possibles de notre action et avoir, dès le début, la volonté arrêtée et ferme de faire aboutir nos demandes. Des demi-mesures, de longues négociations pour aboutir à un compromis pourri seraient le coup le plus dur qui pût atteindre le crédit de l'Autriche en Serbie et sa situation en Europe. » (Livre rouge, p. 14.)
Il ne devait pas être précisément commode à M. Pachitch de négocier avec un agent qui avait de la diplomatie cette conception bien personnelle, et la simple présence à Belgrade d'un pareil foudre de guerre est pour la politique viennoise une condamnation sans appel.
A la première nouvelle de l'assassinat, le ministère serbe, de sa propre initiative, prend les mesures propres à dégager sa responsabilité. Il arrête immédiatement les fêtes officielles et charge M. Iovanovitch de déclarer au comte Berchtold que « la Serbie réprouve de la manière la plus énergique le crime de Sarajevo et qu'avec la plus entière loyauté elle fera tout ce qui lui sera possible pour supprimer les agitateurs. Si on lui signale dans le Royaume des complices des coupables, ils seront traduits devant les tribunaux » ; il rappelle qu'il n'a rien négligé « pour établir sur des bases solides les relations de voisinage avec l'Autriche. L'Autriche sait qu'à ce point de vue, on a déjà obtenu quelques résultats. La Serbie veut poursuivre cet effort. » (Livre serbe, p. 6, 30 juin.)
Le comte Berchtold, qui, pendant toute la crise, ne daigne pas recevoir une seule fois le ministre serbe, renvoie M. Iovanovitch au premier chef de section, le baron Macchio, qui se renferme dans des insinuations vagues, ajoute cependant que « personne n'accuse le gouvernement ni le peuple serbes ». (Livre serbe, 3 juillet, p. 14.)
Pendant qu'il ourdit ses trames dans un silence mystérieux, le Chancelier déchaîne les passions chauvines et cléricales. A Sarajevo, à Mostar, à Touzla et ailleurs, des manifestations de loyalisme se terminent par le pillage des maisons serbes. A Zagreb, la police pousse en avant les Frankistes, pour réveiller entre les Croates et les Serbes des dissensions mal éteintes, – d'ailleurs sans aucun succès. A Vienne la presse socialiste-chrétienne, qui reçoit son mot d'ordre du célèbre Bureau littéraire du ministère des Affaires étrangères, organise des démonstrations tumultueuses devant la Légation de Belgrade. Tandis que les Serbes de Bosnie ne sont jamais désignés en Autriche que sous le nom de Bosniaques ou d'Orthodoxes de Bosnie, dès le 28 juin, les éditions spéciales des journaux annoncent en gros caractères que l’Archiduc a été assassiné par deux Serbes. Le Bureau hongrois de Correspondance fournit en abondance à la presse de prétendues révélations des inculpés qui mettent en cause le gouvernement serbe. (Livre serbe, p. 17.)
Le Correspondenz-Bureau impérial et royal inonde l'Europe de fausses nouvelles : des journalistes austro-hongrois ont été assassinés à Belgrade ; M. de Giesl a été insulté, les biens et la vie des sujets autrichiens sont menacés en Serbie. Le vice-consul, M. Podgraski, effaré, accourt auprès de M. Pachitch : un complot va éclater la nuit suivante ; on organise dans l'ombre un massacre des Allemands. Le président du conseil essaie de calmer l'émoi, plus ou moins sincère, de son interlocuteur : le calme est complet dans la ville ; il va d'ailleurs prévenir le ministre de l'Intérieur, qui prendra les mesures nécessaires. La nuit se passe en effet dans la plus absolue tranquillité. La presse hongroise n'en dénonce pas moins horrible conspiration, heureusement déjouée par la vigilance de M. Podgraski : « en effet, quelque chose devait se passer.... M. Pachitch lui-même avait dit qu'il en avait entendu parler ! » (Livre serbe, n ° 30.) Toutes les affirmations de la Chancellerie autrichienne sont de cette valeur.
Le comte Szapary présente à M. Sazonov la liste des attentats politiques qui ont été commis en Autriche. – Mais est-il démontré qu'ils ont tous leur origine à Belgrade ? –
« Ils sont le résultat de l'agitation serbe. » (Livre rouge, n° 27.) M. Gauvain, un des journalistes français qui connaissent le mieux l'Autriche, dans un article de la Revue des Sciences politiques, a souligné les procédés de raisonnement des diplomates autrichiens. « L'argumentation de M. Giesl, écrit-il, mérite de passer à la postérité. Après avoir formulé ses griefs, il ajoute : « Qu'il me soit épargné d'en fournir des preuves et des exemples : on peut les avoir à bon marché partout et toujours, dans les cercles et la société politique comme dans le bas peuple, dans tous les partis ! Je tiens pour un axiome connu que la politique de la Serbie est fondée sur la séparation des territoires habités par les Yougo-Slaves. » (Livre rouge, n° 67.)
Avec de semblables habitudes d'argumentation, le Ballplatz aurait dû depuis longtemps déclarer la guerre à l'Allemagne et à l'Italie, et la propagande de la Société Dante Alighieri ou des diverses associations pangermanistes était autrement dangereuse et forcenée que celle de la Narodna Odbrana.
« A quoi bon vous donner la peine de nous remettre un dossier, si vous ne nous laissez pas le temps de l'examiner », demandait M. Sazonov au comte Szapary.
« Les résultats fournis par notre propre enquête nous suffisent », répond l'ambassadeur, et le comte Berchtold ajoute que le mémoire de l'Autriche n'a nullement pour objet d'inviter les Puissances à donner leur opinion sur les faits. (Livre rouge, p. 89.) – En d'autres termes, on demande à la Russie d'assister à regorgement de la Serbie, et on ne lui reconnaît pas le droit d'examiner les accusations que l’on prétend faire peser sur elle.
La hâte avec laquelle le Ballplatz entend procéder s'explique d'ailleurs, si l'on parcourt le réquisitoire autrichien et les pièces justificatives qui y sont annexées.
Le comte Forgach ferait vraiment mieux de changer de carrière, et, après cette nouvelle épreuve, ses meilleurs amis seront obligés de convenir que, dans la profession de faussaire et de calomniateur qu'il a adoptée, il n'a aucun avenir. Il est difficile d'imaginer un dossier moins bien établi, plus creux et, par moments, plus grotesque, que celui qu'il présente à l'Europe.
Preuves de la responsabilité du gouvernement serbe dans l'attentat :
Devant la salle de réception du ministre de la guerre serbe, trois panneaux décoratifs représentent des victoires serbes ; le quatrième symbolise les ambitions yougo-slaves : l'aurore se lève sur un paysage de plaines (Hongrie méridionale) et de montagnes (Bosnie). (Livre rouge, p. 87.)
M. Pachitch n'aurait-il pas dû plutôt être accusé de haute trahison, puisque le peintre n'avait nulle part représenté la mer, ce qui prouve d'une manière incontestable que le ministre renonçait à la Dalmatie ?
Un sujet autrichien voulait se présenter au consulat pour y révéler qu'il avait des raisons de supposer qu'un attentat se préparait contre l'Archiduc. Cet homme aurait été arrêté par la police serbe, au moment où il se disposait à entrer au Consulat. (Livre rouge, p. 80.) – Qui est ce sujet autrichien ? Comment la police qui l'aurait arrêté, a-t-elle été prévenue ?
Prinzip s'introduit en Bosnie sous un faux nom, avec un passeport que lui fournissent ses complices de Serbie. Il ne se rappelle pas quel était ce nom. (Livre rouge, p. 78.)
Absence de mémoire étonnante chez un jeune homme que ses maîtres nous représentent comme un bon élève, – singulièrement dangereuse aussi ! – Il est vrai qu'avec la police autrichienne....
Les adhérents de la Narodna Odbrana sont légion.
Nous nous en étonnons peu, quand nous apprenons comment elle recrute ses conspirateurs.
Un de ses enrôleurs rencontre un certain Klaritch et l'invite à venir chez lui. – « Écoute, je vais te raconter quelque chose. Je ne te connais pas. Est-ce que tu ne me trahiras pas ? N'importe, je te le dirai ; si tu en as le cœur, trahis-moi. » – Aimable ingénuité !
Un autre témoin dit que cette terrible Narodna Odbrana qui, d'un signe de tête, ébranle la monarchie dualiste, compte en Bosnie-Herzégovine 23 membres (p. 69).
Prinzip et Cabrinovitch, pour se procurer des armes, s'adressent aux deux principaux chefs de la Narodna Odbrana : – « évidemment parce que dans le cercle des criminels il était déjà de tradition de s'adresser à eux. »
Par un malheureux hasard, ces fournisseurs patentés de bombes et de brownings ne sont pas à Belgrade (p. 46).
Le pittoresque continu fatigue. A poursuivre la démonstration, je courrais grand risque de lasser le lecteur. Pour montrer cependant l'irrémédiable légèreté avec laquelle travaille la Chancellerie autrichienne, je signalerai seulement encore la façon dont a été faite la traduction française remise par le comte Szceczen à M. Bienvenu-Martin. – Après avoir procuré des armes à Prinzip et Cabrinovitch, lisons-nous dans cette pièce mémorable (Livre jaune, p. 95), les instigateurs serbes se préoccupèrent « d'assurer un moyen spécial non désiré d'assurer le secret du complot. Ils apostèrent Zian Kali avec l'indication que les deux auteurs, après l'attentat devraient se tuer, acte de précaution qui devait leur profiter en première ligne, car le secret leur enlevait le faible danger qu'ils avaient assumé dans cette entreprise. La mort sûre pour les victimes de leur détournement, souligne le texte, la pleine sécurité pour elle-même, telle est la devise, aujourd'hui connue de la Narodna. » – Féroces, fourbes et lâches, c'est toute la Serbie en trois mots.
Qu'est-ce que c'est cependant que ce Zian Kali au nom bizarre, que l’on aposte et que l’on ne revoit plus. – Quand j'ai enfin reçu le texte, j'ai compris : – sie stellten Ziankali mil der Weisung bei dass sich die Taeter nach vollbrachlem Anschlag damit entleiben. (Livre rouge, p. 47.) – « Les instigateurs joignirent aux brownings et aux bombes une dose de cyanure de potassium, en invitant les auteurs de l'attentat, quand ils auraient accompli leur acte, à s'en servir pour se suicider. » – Il serait intéressant de savoir si l'on a demandé à la Serbie l'extradition de Zian Kali !
Dès le début, le comte Berchtold a annoncé qu'il n'admettait pas de discussion. Il a si peur de voir son ennemi se dérober qu'il se réserve de nouveaux motifs de conflit, pour le cas où la Serbie accepterait l'ultimatum : il lui réclamera une indemnité pour les frais et dommages qu'entraînent les préparatifs militaires. (Livre rouge, p. 88.) Entraîner quelqu'un dans un guet-apens et lui faire payer la canne qu'on entend lui briser sur le dos, c'est ce que la langue familière appellerait un comble !
On sait la suite, la réponse de M. Pachitch, si conciliante que l'Europe s'en étonne et en éprouve comme une gêne morale, le refus du Chancelier d'examiner cette réponse, la rupture des relations diplomatiques (25 juillet).
Sir Edward Grey s'attriste et s'alarme de cette hâte ; « il avait espéré, dit-il au comte Mensdorf, que l'Autriche n'aurait pas regardé la note serbe comme un simple refus. Il aurait cru qu'elle fournirait une base sur laquelle les autres gouvernements pourraient proposer un arrangement acceptable. » – Hélas ! répond le comte Berchtold, nous n'aurions pas demandé mieux, mais était-ce possible – La Serbie avait mobilisé à trois heures ; « nous n'avions pris auparavant aucune mesure militaire ; nous y avons été contraints par la mobilisation serbe. » (Livre rouge, p. 119.) – Ainsi, c'est parce qu'elle craint une invasion serbe que l'Autriche, en dépit de la soumission du Cabinet de Belgrade, a été réduite à lui déclarer la guerre !
Et de même, c'est la Serbie qui prend l'initiative de l'attaque et qui force l'Autriche à commencer les opérations. – « Hier, écrit le Chancelier au comte Szapary, les Serbes ont ouvert les hostilités sur la frontière hongroise. Il nous a été ainsi rendu impossible de persister dans la longanimité que nous avions montrée jusque-là. » (Livre rouge, p. 121.) – Il est étrange que, dans sa note officielle à Belgrade, le Chancelier ne fasse aucune allusion à ces actes hostiles de la Serbie et parle seulement de sa réponse peu satisfaisante à l'ultimatum du 23. (Id., p. 121.)
Au moment où il lance ses accusations contre Belgrade, le comte Berchtold n'ignore pas cependant que, sur les instances réitérées de la France et de la Russie, qui veulent â tout prix éviter un conflit européen, la Serbie a fait un nouveau pas dans la voie de la conciliation. Son chargé d'affaires à Rome a averti le gouvernement italien qu'elle est disposée à « accepter la totalité de la note autrichienne » ; elle se résigne même à admettre les articles 5 et 6 de l'ultimatum du 23 ; elle demande seulement quelques explications sur la manière dont le Ballplatz comprend l'intervention de ses agents dans la surveillance de l'agitation révolutionnaire. (Correspondance britannique, n° 64, 28 juillet.)
Le chancelier ne daigne même pas répondre à cette ouverture. « Pendant tous les débats, remarque M. Basch, qui a étudié avec beaucoup de précision et de perspicacité le Livre rouge, il use d'une sorte de candeur sardonique qui devait porter à l'extrême l'exaspération de ses interlocuteurs. Il ne s'explique pas la répugnance de la Serbie à accepter sans réserve les stipulations draconiennes de sa note. « Ce sont des exigences qu'un État voisin et ami doit accueillir tout naturellement. » (V. Basch, La Guerre de 1914 et le Droit, p. 49.) – L'Autriche n'est-elle pas en effet la meilleure alliée des Serbes : c'est à elle qu'ils doivent leur indépendance, c'est à elle qu'ils doivent leurs récentes victoires !
Vraiment, ils ont abusé de l'ingratitude : les sentiments les plus généreux s'épuisent et font place à l'indignation en face d'un peuple qui récompense ses bienfaiteurs par la révolte et l'assassinat. Le moment est venu d'écraser ces fanfarons et d'en revenir à l'ancien ordre de choses. Dès le 28, le comte Berchtold déclare nettement à sir M. de Bunsen que ce qu'il poursuit, c'est la révision du traité de Bucarest et des stipulations qui ont terminé la crise balkanique : « Il n'avait jamais cru fermement à la permanence de cet arrangement, qui était nécessairement des plus artificiels, attendu que les intérêts qu'on avait essayé de concilier étaient en eux-mêmes absolument opposés les uns aux autres. » – Mais n'est-ce pas là le propre de tous les traités? – En réalité, le parti militaire viennois juge le moment favorable pour « procéder à l'immédiat et juste châtiment de l'odieuse race serbe ». (Correspondance britannique, p. 108 et 109.)
La Serbie écrasée, on reviendra aux temps heureux où Milan exécutait avec un aimable empressement les ordres du Ballplatz, à moins qu'on ne supprime purement et simplement le royaume. Sans doute, à plusieurs reprises, le comte Szapary a déclaré à M. Sazonov que l'Autriche ne poursuivait aucune conquête : mais elle réclamera une extension des frontières de l'Albanie et de la Bulgarie, de manière à réduire sa voisine à une complète dépendance. Peut-être même les événements forceront-ils le comte Berchtold à se montrer plus exigeant. Le 28 juillet, il avertit l'ambassadeur d'Italie, le duc d'Avarna, qu'il réserve l'avenir, et, le 30, son ambassadeur à Rome déclare au marquis de San Guiliano que l'Autriche ne peut pas promettre de respecter l'intégrité de la Serbie : il lui est impossible de prévoir si, pendant la guerre, elle ne sera pas obligée de conserver des territoires serbes. (Discours de M. Salandra, 2 juin 1915.)
Pour réaliser son programme, le chancelier ne recule pas devant l'hypothèse d'une rupture avec la Russie. Dès le 29, il écrit au comte Szögyeny, son ambassadeur à Berlin, que si la Russie n'arrête pas immédiatement ses préparatifs, la mobilisation générale sera aussitôt ordonnée en Autriche. (Livre rouge, n° 48.)
La responsabilité de l'Autriche dans le conflit actuel est donc immense. Sans doute, elle n'aurait pas ainsi marché à fond si elle n'eût été encouragée par l'Allemagne et si elle n'avait pas su qu'elle pouvait dans tous les cas compter sur son appui. Mais elle a, dès la première heure, rendu toute entente impossible et elle a délibérément envisagé et accepté toutes les conséquences de son intransigeance. « Depuis l'ère d'Aerenthal, écrit M. Basch avec raison, sa confiance en elle même avait singulièrement grandi. Dans le conflit qu'elle déchaînait, c'est l'Allemagne qui devait être son brillant second. »
Il s'agissait avant tout d'une guerre de races. Il était naturel que le conflit éclatât dans le pays où les luttes de races étaient le plus acharnées et le plus anciennes. Les successeurs des Margraves de l'Est voulaient dans un élan farouche briser la résistance slave.
* *
Le gouvernement serbe était allé jusqu'au bout des concessions possibles parce qu'il se rendait compte des dangers suprêmes que courait le pays. Il savait que l'Autriche, qui depuis longtemps préparait la rupture, dirigerait aussitôt sur le sud des forces énormes, afin de satisfaire sa haine contre les Yougo-Slaves et de se saisir du gage de la guerre. En dépit de toute l'activité déployée pendant les derniers mois, l'armée du Royaume était surprise en pleine période de réorganisation ; les nouvelles divisions, qui devaient être constituées avec les contingents de la Macédoine et de la Vieille-Serbie, n'existaient que sur le papier. Les munitions n'avaient pas été complètement renouvelées et les arsenaux étaient en partie vides. La Roumanie était liée à l'Allemagne par un traité et les sympathies prussiennes de la dynastie étaient connues. La Bulgarie n'attendait que l'occasion de prendre sa revanche ; les tribus albanaises, soudoyées par l'Archiduc, menaçaient les frontières occidentales. – Contre de si nombreux et si redoutables adversaires, la Serbie n'avait à compter que sur les Monténégrins dont le courage demeurait intact, mais qui étaient paralysés par l'épuisement absolu de leurs ressources matérielles; les sympathies loyales et sincères de la Grèce étaient en partie balancées par l'attitude du roi Constantin, que l'autorité de M. Vénizélos n'arrachait pas complètement aux influences germaniques.
Dans cette crise suprême, la Serbie fut sauvée par la constance et le rare talent de ses généraux, par l'admirable énergie de son souverain, avant tout, par l'incomparable héroïsme du peuple qui, tout entier, à la face de l'Europe stupéfaite d'admiration, fit face à l'envahisseur.
[P. 276- 291.]
[Les cruautés autrichiennes]
Devant la postérité, l'Allemagne n'aura pas à porter seulement le poids de ses odieuses turpitudes ; elle sera responsable de l'abominable enseignement qu'elle a donné aux gouvernements et aux peuples qui, pour leur malheur, ont accepté sa désastreuse influence. A son exemple, les Autrichiens ont entrepris une guerre d'extermination, et ils se sont proposé non seulement de vaincre et de soumettre les Serbes, mais de les supprimer. Ils ont voulu anéantir la race, abolir son passé, effacer son histoire, lui interdire tout espoir d'avenir ; plus implacables que n'avaient jamais été les Turcs, ils ont appliqué les méthodes scientifiques à une œuvre de ruine et de mort et, quand on lit le récit de leurs sataniques exploits, la consternation qu'on éprouve devant la dégradation des bourreaux vous étreint le cœur d'une telle angoisse qu'on en oublie presque la pitié que l'on doit aux victimes. Quand M. le professeur Reiss, à son retour de Serbie, a apporté à la Sorbonne les résultats et les preuves de l'enquête qu'il avait, avec une constance presque surhumaine, poursuivie dans les provinces désolées par le général Potiorek, tous les auditeurs ont frémi d'horreur et d'épouvante à la vue de ces photographies et de ces statistiques d'où nous voyions à la lettre le sang dégoutter. […]
Il est nécessaire que tout le monde lise la brochure de M. le professeur Reiss. — Bombardement de villes ouvertes continué pendant des mois entiers, destruction réfléchie et volontaire des hôpitaux et des établissements scientifiques, massacre des prisonniers, mutilations et assassinats d'enfants et de jeunes filles, incendies systématiques des villages et des villes. Près de la gare de Lechnitsa, une fosse que M. Reiss a fait ouvrir, renfermait les corps de 108 paysans de huit à quatre-vingts ans. Ce sont des otages qu'on avait ramassés dans les environs : on les avait attachés ensemble, puis un feu de peloton les a abattus dans la fosse ; on les y a ensevelis aussitôt : beaucoup avaient été seulement blessés ; quelques-uns n'avaient pas été atteints.
Ces abominations sont ordonnées par les officiers. Les officiers du 6e régiment d'artillerie prescrivent à leurs hommes de tuer tout, depuis les enfants de cinq ans. Le général Horstein (9e corps) écrit : « En cas de crime des habitants contre la force armée, les otages doivent être tués sur-le-champ et les villages serbes, incendiés ; le général se réserve même d'incendier les villages sur le territoire autrichien. »
On a trouvé sur des soldats morts ou prisonniers des extraits d'une brochure du haut commandement : - Directions pour la conduite vis-à-vis de la population en Serbie : en face d'une telle population, toute humanité et toute bonté d'âme seraient déplacées et même nuisibles. J'ordonne par conséquent qu'on observe envers tout le monde la plus grande sévérité, la plus grande dureté et la plus grande méfiance....
« On considérera chaque habitant rencontré en dehors des lieux habités, spécialement dans les bois, comme un membre d'une bande qui a caché quelque part ses armes. On exécutera ces gens-là, pour peu qu'ils paraissent suspects. »
Encore, n'est-il pas possible de tout écrire !
L'auteur d'une brochure très répandue, L'Allemagne au début du XXe siècle, traçait à l'Empire son plan de conduite, après la prochaine guerre. Son premier soin devait être de chasser les populations indigènes du territoire conquis pour y faire de la place aux colons germains :
« Il nous faut de la place en Europe ; c'est une conséquence de notre développement naturel, et nous aurions tort de reculer devant les conséquences extrêmes de cette nécessité. Il est vrai que nous créons ainsi un nouveau droit des gens et un nouveau code de la guerre. Mais aujourd'hui que l'on n'entreprend la guerre que tous les cinquante ans, on peut très bien chaque fois transformer le droit des gens, c'est-à-dire le développer dans le sens où cela vous est utile. En général, nous pensons qu'à l'avenir, quiconque commencera une guerre, devra se guider d'après ses propres intérêts, et non d'après un prétendu droit des gens. On fera bien d'agir sans se laisser arrêter par aucune considération et sans s'inquiéter le moins du monde de l'opinion.... Plus on appliquera sans pitié le Vœ victis, plus la paix conclue sera sure. Dans l'antiquité, un peuple vaincu était supprimé ; aujourd'hui on ne peut plus le supprimer physiquement ; mais il est possible d'inventer des conditions qui seraient sensiblement égales à une destruction. » (P. 214.)
Depuis 1900, les Austro-Allemands avaient perfectionné leurs méthodes et endurci leurs nerfs. Ils ne se contentaient plus de ces moyens lents d'extermination; ils voulaient bien « supprimer les peuples vaincus ».
Wir können Europa werden, écrivait le pamphlétaire allemand. Nous pouvons devenir l'Europe. – Sur la carte, peut-être. Mais il est moins facile de refouler les armées serbes que de massacrer des vieilles femmes ou des nourrissons.
P. 294-297.
La Grande Serbie - Ernest Denis (texte intégral) |
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