Svetlana Velmar-Janković

Borislav Pekić

(1930 – 1992)


Pekic timbre

Borislav Pekić

L’œuvre de Borislav Pekić est l’un des grands trésors que nous a laissés le XXe siècle. Nous n’en avons pas mis au jour qu’une petite partie mais je suis certaine que la signification véritable des joyaux cachés du trésor de Pekić reste à découvrir.

Isidora Sekulić considérait qu’une partie de notre littérature est tout entière faite de fragments, et je pense qu’elle avait raison. Mais Isidora Sekulić nous a quittés avant que Borislav Pekić soit parmi nous avec ses livres. Si elle avait pu découvrir son œuvre, je crois qu’elle aurait fait sienne la conviction que beaucoup partagent aujourd’hui : Pekić est un écrivain qui a créé toute une épopée sur le combat que se livrent le bien et le mal, mais avec l’expérience spécifique du chercheur littéraire du XXe siècle. Dans son œuvre se déposent et restent en mémoire, même sans être rappelées directement, les multiples formes nouvelles que le mal a expérimentées pour tourmenter l’homme au cours du siècle qui vient de s’écouler.

Condensée par la sagesse, rehaussée par l’humour noir, racontée dans ses écrits de Pekić, dans ses nouvelles, chroniques, romans, essais, et drames, cette expérience de l’enfer et dans l’enfer de notre temps s’est muée en épopée moderne du combat éternel contre le mal sous le ciel qui dépasse l’entendement.

Ce soir, en cette semaine festive, nous assisterons à l’étincellement du jeu que se livrent l’esprit et l’intellect, la perception et l’intuition, la découverte et la prévision. Pekić possédait cette faculté de regarder au tréfonds de l’homme contemporain et, de ce fait, d’observer tant le passé reculé que le futur immédiat. Le vieux mythe hellénique s’ouvrait à lui, la nouvelle historiographie se mettait volontiers à son service.

Dans le troisième livre de sa fantasmagorie en sept tomes, La Toison d’or, dans lequel ses Siméon naviguent dans les cours du temps comme le mythique Jason qui, dans sa quête de la toison d’or, parcourait les mers et les rivières sur son navire Argo avec ses compagnons, Pekić réalise une fantastique représentation romanesque. En se basant sur des événements décrits dans le roman de l’historien Radovan Samardžić sur Mehmed-pacha Sokolović, il imagine une farce où les personnages principaux sont tant invisibles que visibles. Invisibles sont l’art et la mort ; visibles mais, par-là même, périssables les êtres humains : le vizir turc Mehmed-pacha Sokolović, le Serbe turcisé, le médecin du sultan, le Grec au service des Turcs, kir Kajsunizade et le colporteur, le nomade, le pauvre hère Siméon Szigetski qui, au milieu des maquilleurs, est un artiste parce qu’il croit à l’art du maquillage ou, plutôt, à l’authenticité de l’apparence. Il va de soi que se trouve là aussi Agathodémon, invisible et visible, le narrateur et esprit de la famille, du mythe, de l’Histoire, aussi inflexible que le doigt du destin. Dans leur adaptation pour la scène Maša Jeremić, Željko Jovanović et Nebojša Bradić ont, comme ils l’ont écrit, outrageusement fardé la farce du maquillage de la tête du sultan mort. Le grand écrivain avait décelé un tournant de l’Histoire : devant la ville de Sziget dont il doit s’emparer afin de tenter, pour la troisième fois, de prendre Vienne, le puissant sultan Süleyman le Magnifique voit la mort lui ravir sa puissance. Nous sommes en 1556 et, afin d’éviter qu’une révolte éclate parmi les janissaires avant l’arrivée du successeur du sultan, il faut différer l’annonce publique du décès du puissant souverain. Sur ordre du vizir, le médecin fait appel aux maquilleurs pour qu’ils fassent montre de leur art et donnent à la tête défunte une apparence de vie, et donc qu’ils cachent, qu’ils dissimulent par un semblant de vie la raideur de la mort. Pekić, mais avec lui et après lui, les auteurs de cette représentation à laquelle nous allons assister dans quelques instants, tissent autour de cet événement le tissu multiple d’une histoire sur la vérité que tout artiste cherche en vain mais avec passion, sur le sens auquel tout être humain aspire obstinément, sur le mal qui est le pouvoir et sur le pouvoir qui est le mal jusqu’à ce que la mort s’en mêle.

Sage au rire noir, souterrain, Pekić est un écrivain moderne qui raille les forces de l’enfer et les forces de la réalité visible. Les auteurs de cette représentation et ses participants se sont efforcés de faire en sorte que les échos de la sagesse de Pekić et son rire subsistent en nous tel un maquillage artistique impossible à enlever.

Merci de votre attention. Permettez-moi de vous inviter à regarder l’exposition, qui témoigne de l’adaptation scénique de l’œuvre de Pekić dans les théâtres de Belgrade.

Elle témoigne de la présence durable de Borislav Pekić dans notre culture. Dans la réalité de cet instant. Et, je crois, dans la réalité de tous les temps.

Traduit du serbe par Alain Cappon


Inédit. Discours prononcé par Svetlana Velmar-Janković lors de l’ouverture de l’exposition consacrée à l’adaptation pour le théâtre des œuvres de Borislav Pekić.

 > Borislav Pekić

 

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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