Svetlana Velmar-Janković
Rêve d’Europe
Dès qu’on aborde ce thème, il faut s’interroger : de quel rêve parle-t-on ? Du nôtre, serbe ? Oui, mais de quelle époque ? Car en Serbie, c’est un rêve de vieille date. Autre question évidente à poser : de quelle Europe rêve-t-on ? Car il y en a eu plusieurs, et bien différentes, en l’espace de seulement deux siècles.
Est-il possible que nous ne nous rappelions pas que le rêve serbe de rapprochement avec l’Europe, l’un des premiers, s’est fait jour au début du XIXe siècle, siècle marqué par l’éveil des nationalismes et de l’essor du romantisme. À cette époque, petit État slave à peine engagé sur la voie de l’autonomie dans le cadre du puissant empire ottoman qui maintient son emprise séculaire sur tous les peuples des Balkans, la Serbie effectue de timides premiers pas dans le rêve d’Europe. C’est la poésie de Lord Byron qui rattache alors la Grèce révoltée au monde de l’Europe. Quant à la Serbie, la première à s’être affranchie, par ses insurrections, de l’esclavage turc et balkanique, c’est le scientifique autodidacte Vuk Stefanović Karadžić qui joue ce rôle. Le chemin qui mène la Serbie et la Grèce vers l’Europe est la force de la poésie récemment découverte, des folklores nouvellement présentés, des langues balkaniques égarées mais que l’Europe d’alors est parfaitement à même d’entendre et d’accepter. Le chemin est tracé aussi pour que d’autres petits peuples l’empruntent, le chemin dégagé de la culture et de la civilisation.
On a coutume de considérer que le rêve d’Europe de la Serbie remonte à 1823 et à la rencontre, dans la ville allemande de Kassel, de Jakob Grimm et de Vuk Karadžić chez le premier nommé : un philologue allemand de renommée scientifique mondiale et un collectionneur serbe de poèmes et contes populaires encore sans grand renom. Mais ces deux hommes de science ne firent pas que se rencontrer, ils se reconnurent – au sens où Goethe entend la perception d’une parenté spirituelle. On tient depuis longtemps pour incontestable la part essentielle prise par Jakob Grimm dans l’élaboration du rêve d’inclusion de la littérature serbe dans l’organisme complexe de la culture européenne ; d’autres grands noms de la culture européenne de la même époque, que Goethe soutenait de tout cœur, jouèrent eux aussi un rôle majeur dans la réalisation de ce rêve.
|
|
Vuk Karadžić |
Jakob Grimm |
L’un de ces noms, d’une importance substantielle pour nous, Serbes, est celui de l’historien, archéologue, slaviste russe et contemporain de Vuk Karadžić, Piotr Ivanovitch Keppen : il a apporté cette matière invisible qui a rendu le rêve serbe un peu plus saisissable. Membre du grand état-major pour la science et les arts au sein de l’Académie de Saint-Pétersbourg, il œuvra résolument pour l’attribution à Vuk Karadžić d’une pension à vie, pension qui lui sera décernée en juin 1826 par la tsar Nicolas 1er en personne. Les arguments que Kepen fit valoir à l’amiral russe Chichkov en faveur de l’homme de science serbe sont pour le moins édifiants comme le fait observer le Dr Miodrag Popović dans son étude sur Vuk Karadžić. Leur teneur est plus politique que scientifique : la politique exerce déjà une présence dangereuse sur le chemin qu’éclairait la seule culture – tout comme à notre époque. Keppen ne souligne pas, en premier lieu, la contribution que Karadžić serait susceptible d’apporter à la science russe comme locuteur d’une obscure langue slave, mais son éventuel rôle de propagateur de la popularité politique russe dans le bassin du Danube. « L’étude des langues et coutumes des peuples danubiens, écrit Keppen à l’amiral Chichkov, contribuerait grandement au renforcement de leur sympathie à l’égard de la Russie et, dans le même temps, témoignerait des mesures nouvellement prises par le gouvernement russe en matière d’éducation. »
Piotr Ivanovitch Keppen
Ces phrases permettent de comprendre que l’esprit de l’époque, tourné à l’origine vers les lumières de la culture et de l’éducation, peu à peu évolue à mesure que le XIXe siècle tend vers son milieu, puis touche à son terme, et repose de manière toujours plus décisive sur des orientations du monde de la politique. Les plans politiques des Grandes Puissances européennes posèrent indubitablement la question de la survie d’un État turc en Serbie y compris après trois hatti-chérif qui promettait au petit État une autonomie étatique toujours plus large. À une vitesse remarquable ils contestèrent ensuite le grand acte étatique libéral de la Serbie du prince Miloš, la constitution dite de Sretenje, de la Chandeleur, puis ils remirent en cause la plus grande réussite du court règne du prince Mihailo, l’obtention sans la moindre effusion de sang de « villes serbes ». Le jeu diplomatique riche de roueries que se livrèrent l’Autriche, l’Angleterre, la Turquie, etc., les plans politiques des Grands déterminèrent les desseins politiques des Petits tout au long du XIXe siècle mais aussi du XXe et de ce début du XXIe.
À ce moment de notre Histoire, le rêve d’Europe de la Serbie est, semble-t-il, assez éloigné d’une possible réalisation vu notre état d’épuisement après de complets ratages politiques, diplomatiques, et les violentes guerres du XXe siècle. Par ailleurs, nous nous écartons du chemin de la culture et de l’éducation qui, pour étroit, existe encore bel et bien dans cette Europe-là et aurait pu, peut-être par un raccourci, nous faire entrer dans le rêve souhaité ; mais nous répétons les mêmes plans aux carrefours par lesquels s’éloignent les Grandes Puissances européennes qui n’ont plus le temps de comprendre quels sont les desseins, quels sont nos rêves, qui nous sommes.
Il leur faut courir après le temps qui les précède.
Traduit du serbe par Alain Cappon
Publié dans le magazine NIN, 1er mars 2012.
Date de publication : juillet 2014
> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
- See more at: http://serbica.u-bordeaux3.fr/index.php/revue/sous-la-loupe/164-revue/articles--critiques--essais/764-boris-lazic-les-ecrivains-de-la-grande-guerre#sthash.S0uYQ00L.dpuf
|