Svetlana Velmar-Janković
Le Kosovo
Bataille de Kosovo (1389) lithographie d'Adam Stefanović, 1870
Réfléchir au Kosovo deux jours après qu’il a été proclamé territoire appartenant à autrui et État (albanais) indépendant me paraît une bonne raison pour nous interroger : dans quelle mesure, il y a deux jours encore, le Kosovo était-il vraiment nôtre ? Pouvait-on faire davantage pour prévenir la proclamation unilatérale de l’indépendance d’une région qui n’est plus serbe alors que hier encore elle était une composante du territoire national de la Serbie ? Citoyenne serbe, je pense avoir peut-être la réponse à la première question, mais aussi la conviction qu’il revient à nos hommes politiques et diplomates actuels de répondre à la seconde question. Il va de soi que devraient l’apporter aussi tous les hommes politiques et diplomates qui, ces soixante dernières années, avaient pour devoir de se préoccuper du Kosovo. Ces derniers, hélas, ou ne sont plus de ce monde ou ont trouvé refuge parmi les oubliés.
Le Kosovo et assurément le cœur de notre passé historique et de notre cruel présent, notre plus grand mythe que nous nous remémorons uniquement quand on le remet en cause. La saga du Kosovo fait la preuve de notre sacrifice altruiste au cours des première et seconde guerres balkaniques au début du XXe siècle, et de notre insouciance égoïste dans la période noire des troisième et quatrième règlements de comptes balkaniques – yougoslaves – à la fin de ce même siècle. Si nous consentions à être honnêtes vis-à-vis de nous-mêmes, nous devrions admettre que la perte du Kosovo a débuté en 1945, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quand des milliers d’exilés serbes n’ont pas été autorisés – par une loi – à regagner leurs demeures qu’ils avaient fui au début de l’occupation allemande qui permit à la terreur albanaise de s’exercer contre eux. Dans toutes les périodes du fluctuant socialisme, un mutisme, lui, invariable, aura été observé sur cette question. Dans la Yougoslavie socialiste, un rideau de silence s’est également tiré sur les événements qui s’enclenchèrent au Kosovo dans la seconde moitié des années 1960 et le nouvel exode de grande ampleur des Serbes du Kosovo après qu’eut débuté contre eux une terreur nouvelle, massive, dissimulée avec perfidie mais menée avec efficacité, une terreur albanaise que les autorités yougoslaves se refusèrent à voir ou à empêcher. Non seulement elles ne l’ont pas empêchée mais, pendant toute cette époque, dit-on, la République Socialiste de Serbie aura fait parvenir à sa Région autonome du Kosovo un million de dollars journellement !
Avons-nous réellement oublié la bouteille qui blessa l’infortuné Đorđe Martinović dans son champ du Kosovo, une « affaire » comme on qualifia l’événement qui, il y a quelque trente ans, ouvrit la voie à toutes les « affaires » futures où des Serbes furent martyrisés ou assassinés ? Avons-nous donc oublié les Serbes du Kosovo confinés, tels des moutons dans un enclos, au Pionirski park de Belgrade au début de l’été 1996, abandonnés par Slobodan Milošević qui leur avait pourtant promis que Plus personne n’oser[ait] lever la main sur [eux]. Tout ce silence, toutes ces dissimulations, tous ces rideaux de mensonges et de fourberies auxquels nous consentions – de bon gré pour certains, de mauvais gré pour d’autres – nous ont conduits à cette terrible année 1999 : outre les trois mois de bombardement cyniquement appelés « Ange de la miséricorde » que nous avons subis, avec la signature apposé par le général de Milošević nous avons laissé le Kosovo passer sous la « protection » des forces de l’organisation internationale qui nous avait bombardés. Cette puissante organisation avait un plan, une tactique, une stratégie – la partie albanaise tout autant. Nous n’avions ni plan, ni tactique, ni stratégie. Du moins nous ne le montrions pas. Déjà nous avions capitulé. Déjà nous avions perdu le Kosovo. Nous affichions un haut degré de passivité, d’apathie, et cela a perduré jusque dans les premières années qui suivirent la chute de Slobodan Milošević. Puis les événements nous ont dépassés. Et nous sommes arrivés au 17 février 2008 comme nous étions venus. Défaits.
Mais je crois à la force stimulante de la défaite qui appelle à la sagesse, à la capacité, alternativement, d’endurer et de résister, à l’indestructible opposition de Gandhi à la violence, et j’ai tendance à penser que cette défaite nous était indispensable pour nous confronter à nous-mêmes. À notre Être national qui a beaucoup à nous dire, à nous faire découvrir, à nous apprendre. Si cette confrontation a lieu, nous serons aptes à un nouveau retour au Kosovo. À un retour du Kosovo.
Traduit du serbe par Alain Cappon
Inédit. Écrit le 19 février 2008.
Date de publication : octobre 2017
> DOSSIER SPÉCIAL : SVETLANA VELMAR-JANKOVIĆ
Date de publication : juillet 2014
> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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