Svetlana Velmar-Janković
Les deux rives d’Ada Ciganlija
Ada Ciganlija, vue aérienne
Il semble que l’on savait de longue date ce qui ne se trouve écrit nulle part : Ada Ciganlija a deux rives différentes. Si on regarde en direction de la confluence de la Save et du Danube, la rive droite, immédiatement proche du sol de Belgrade, paraît beaucoup plus accessible et moins farouche que la gauche qui fut longtemps couverte d’une épaisse forêt et donc énigmatique, voire inhospitalière. Voisine il y a moins d’un siècle encore de la monarchie austro-hongroise, elle est proche de nos jours de la bien plus acceptable Novi Beograd, ville nouvelle sortie des marécages du Srem. Quantité de gens étaient convaincus que les deux rives, droite et gauche, possédaient deux sortes d’énergie, l’une positive, l’autre négative, qui se croisaient précisément au centre de cette forêt sauvage et s’orientaient vers la rive gauche et étaient incroyablement propices à la survenue de mystérieux événements.
Dans notre présent, la vision de l’ada a bien sûr totalement changé : c’est aujourd’hui un vaste et moderne parc le long du lac artificiel de la Save dit « la mer de Belgrade », avec toute une série de terrains de sports aménagés près des plages, de clubs d’aviron, de cyclisme et de gymnastique, toutes sortes de terrains de jeux, pour enfants et pour la jeunesse – sans parler de cafés, de petits restaurants, et de pontons privés. On y trouve de tout et, affirme-t-on, ce qu’on ne trouve pas encore sera construit. Le plus important à cet instant est qu’Ada Ciganlija attire ceux qui possèdent beaucoup d’argent et ceux qui n’en ont quasiment pas, et cela fait la plus grande valeur de cette ada, de cette petite île alluvionnaire qui doit ce Ciganlija accolé à son nom – du moins le suppose-t-on – à la jadis Ciganska bara, le marais tsigane, connue aussi sous le nom de Bara Venecija, le marais vénitien.
Mais – il y a également un grand MAIS – bon nombre de ceux qui, les premiers, se consacrèrent à Ada Ciganlija considèrent que des différences significatives entre les deux rives persistent aujourd’hui encore : la droite, tournée vers Belgrade, s’est ouverte en grand à tous tandis que la gauche s’ouvre par paliers, avec lenteur, toujours prête à masquer le passé de l’île, qu’il soit lointain ou proche de nous.
Notre point de départ sera ce passé proche car notre histoire sur Ada Ciganlija débute aux premiers jours du printemps 1809, en Serbie insurgée. Le chef de l’insurrection, Karađorđe, s’emploie pleinement, jour après jour, à préparer son armée en vue de combats imminents : on sait déjà fort bien l’inéluctabilité d’une nouvelle guerre entre la Russie et la Turquie, ce qui sous-entend de nouveaux heurts armés entre la Serbie soulevée et la Turquie ottomane. À cet instant le Chef ne paraît absolument pas douter de la nécessité de renforcer au plus vite la loyauté de ses lieutenants les plus éminents en réaffirmant l’idéal de l’Insurrection plutôt chancelant après les grandes victoires remportées par les insurgés. Il se chuchotait parmi le peuple que ces nombreux succès avaient tourné la tête des chefs les plus en vue et les avaient rendus excessivement imbus d’eux-mêmes et, bien souvent, outrageusement arrogants, comme si la gloire dont ils s’étaient couverts et la richesse aisément acquise leur avaient tourné la tête. Karađorđe s’efforça d’amadouer en premier Mladen Milovanović : naguère fortuné maquignon, considéré comme le numéro deux de l’Insurrection, président du Sovjet Srbski, le Conseil serbe, il se posait en possible adversaire du Chef même s’il ne pouvait aucunement partager avec lui l’inaccessible prestige de chef de guerre. Karađorđe décida d’offrir Ada Ciganlija à son redoutable rival et ami, à première vue, le plus intime. En reconnaissance de « tous les immenses services rendus à notre Patrie » ainsi qu’il fut écrit, le Chef résolut de « faire présent avec mille remerciements d’Ada Ciganlija dont, à compter de ce jour, Maître Mladen Milovanović… est le véritable propriétaire ainsi que ses descendants, que sa volonté soit de la conserver ou de la vendre. »
Mladen Milovanović (1760-1823)
Les événements historiques, on le sait bien, altèrent très fréquemment le futur imaginé par les régnants. Moins de quatre ans plus tard, la réalité serbe se révéla bien différente de celle de 1809, et d’une impensable cruauté : la Première Insurrection terrassée, le peuple insurgé massacré, la Serbie avait retrouvé son statut de composante de la Turquie ; le Chef était en exil en Bessarabie, et exilés l’étaient aussi Mladen Milovanović et de nombreux autres chefs de guerre. Avait pris la tête de la Serbie le prince Miloš Obrenović qui, de toutes les manières possibles, tentait d’en découdre avec les autorités turques, surtout après la Seconde Insurrection qu’il avait menée et qui s’était soldée par une maigre victoire, mais une victoire quand même.
Il est fort possible que ce fut précisément à cette époque que se firent jour les différences les plus marquantes entre les deux rives de l’ada. L’ex-grand Mladen Milovanović étant toujours hors de Serbie se vit priver, au vu de la nouvelle législation turco-serbe, de tout droit sur ses possessions dont Ada Ciganlija qui fut adjointe au spahiluk, au domaine de Hadži Santa-effendi, haut fonctionnaire du vizir de Belgrade. Habile, matois, le prince Miloš prit à bail de l’estimé effendi la fenaison sur l’ada, transporta le foin sur ses barges et, ainsi, approvisionna en foin les haras turcs de Belgrade. Ce furent les premières activités de rapport, légales, du prince sur la rive droite d’Ada Ciganlija, mais on sait qu’au fil des ans, pendant le premier règne du prince, il s’en développa d’autres sur la rive gauche, troubles, de contrebande, de commerce de marchandises passées en fraude avec des ressortissants de l’empire autrichien – des agissements dont le prince Miloš ne voulait rien savoir ni entendre. La rive droite semblait vivre dans la lumière du jour, la gauche dans le noir de la nuit où se noyaient les lumières et toutes les sombres magouilles.
Les recherches ne sont pas encore suffisamment approfondies, on connaît mal le comportement des deux rives au cours de la seconde moitié du XIXe siècle mais vint 1908, année lourde de conséquences que devait marquer l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche-Hongrie. Un mois environ auparavant fut organisé sur la rive droite d’Ada Ciganlija le célèbre Trojički sabor, l’assemblée de la Trinité, pour « faire la nique » aux Austro-Hongrois qui enrageaient. L’association des Journalistes serbes en avait pris l’initiative, mais le vrai moteur, l’esprit de cette magnifique idée fut le journaliste, écrivain, et auteur comique Branislav Nušić. Au mois de juin 1908, lors des cinq jours de festivité que dura le sabor, Belgrade vécut dans une nouvelle ville de réjouissances bâtie sur la rive droite de l’ada, et nous voulons transmettre au lecteur quelques phrases tirées de la description de cet événement que l’on tint pour un feu d’artifices permanent de rires et de joies dans la proximité immédiate de la bourrue et menaçante Double Monarchie. L’un des communiqués dit :
« Pour juger de l’importance de cette grande fête populaire, il faut dénombrer tout ce qui a été construit sur Ada Ciganlija. Dans les pavillons de la tour ont été installés la direction du Trojički sabor, le commissariat de la ‘police du sabor’, un bureau de poste (à l’intention des philatélistes, l’association des Journalistes a émis des timbres spéciaux avec flamme pour l’occasion), le télégraphe, le téléphone, l’imprimer du sabor, la direction de Vodeni cvet [La Fleur d’eau], des kiosques, des galeries d’art, des lieux d’amusement (maisons de jeux, champs de tir, manèges, un cirque, un stand de ‘diamants en toc’, et, il va de soi, des cafés. »
Le Trojički sabor fut proclamé le « paradis des Belgradois » comme le rapporta Vodeni cvet, quotidien nouvellement lancé et dirigé par Branislav Nušić sous le pseudonyme de Ben Akiba.
Cet événement exceptionnel, cet éclair lancé par un esprit créateur associé à un rare sens de l’organisation, dans un étincellement de rire et d’humour chez des citoyens moralement désespérés, emportèrent dans l’oubli les guerres qui s’annonçaient, deux balkaniques puis la Première Guerre mondiale – comme s’il s’agissait réellement d’une fleur d’eau. Pendant l’entre-deux guerres, les différences entre les deux rives semblèrent paradoxalement s’accentuer malgré la disparition du menaçant empire d’outre-Save. Sur la rive droite on construisit de modernes bains « froids » où les Belgradois se précipitaient pour se baigner, s’amuser, prendre du bon temps, sans imaginer, dirait-on, ne fût-ce qu’un seul instant, que dans les espaces tournés vers la rive gauche de l’ada, dans les fourrés, sortaient de terre des casemates où incarcérer des prisonniers politiques, la plupart condamnés pour leurs convictions et activisme de gauche, des communistes surtout. Il en fut ainsi dans le royaume de Yougoslavie jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, ce, bien entendu, sur la rive gauche, ombreuse de l’ada dont ne serait-ce que prononcer le nom n’était pas souhaitable. Mais après la guerre il se fit que certains reclus de l’île, parmi les plus notoires, se retrouvèrent au sommet du nouveau pouvoir communiste… en ayant gardé un parfait souvenir de ce côté sombre de l’ada et des tourments endurés dans ses geôles. Comment s’étonner que ceux-ci aient, à leur tour, envoyé dans ces cachots leurs adversaires politiques devenus au cours de la guerre leurs ennemis jurés ? Comme le montre une enquête sur cette question menée ces dernières semaines, il apparaît qu’on y procédait même à des exécutions capitales. Le père Mateja Nenadović rappelait à ses descendants que s’élever vers le pouvoir est aisé, mais qu’en chuter est bien plus rapide encore, même si rares sont ceux à garder cette mise en garde présente dans leur mémoire. Tout à s’amuser sur le lac de la Save, les milliers de visiteurs de « la mer de Belgrade » ne penseront pas aux sombres épreuves accumulées sur la rive gauche d’Ada Ciganlija. Il ne faut surtout pas qu’ils y pensent. C’est une tâche qui incombe aux historiens, et peut-être aussi aux écrivains s’ils n’ont vraiment rien d’autre à faire.
Traduit du serbe par Alain Cappon
Publié dans le magazine NIN, 21 juillet 2011.
Date de publication : juillet 2014
> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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