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LES BALKANS

Notes d'une balkanophile

par

ISIDORA SEKULIĆ  

Traduit du serbe par Milan Djordjević

 

Balkans carte

 

LES BALKANS

Les Balkans représentent une lutte entre la jeunesse et la vieillesse. Une terre morcelée, blessée, amaigrie jusqu'aux os et desséchée. Qu'elle est fatiguée ! L'auteur de ces lignes garde de ses voyages deux principales et indubitables impressions. La première : la pauvreté, dans tous les pays, villes, régions et climats ; la seconde : le sol balkanique fatigué. Les deux impressions sont justes, en témoignent l'Histoire et la géographie. Le problème de la pauvreté et des nécessiteux n'a pas encore été correctement identifié, encore moins défini et traité. Les Balkans ont, depuis la création de la Terre, à travers les siècles, tout comme la glace, l'eau et le sol, « une architecture de la route et de l'auberge ». Les peuples qui s'y sont attardés plus fermement et, apparemment, par le jeu du destin dans l'Histoire récente, depuis les Grecs Anciens à la Serbie de Dušan et des Karadjordjević, ont lutté avec conviction, pour la beauté et la liberté, mais tous ont également pillée, haïe, ses terres sans que personne n’ait fait d'elles ni sa patrie ni un champ que l’on cultive.

 

Les Balkans forment un immense cimetière de différentes dominations et civilisations.

(Texte découvert après la mort de l'écrivaine en 1958 dans les manuscrits non publiés.)



Une péninsule est vraiment un monde à part, surtout lorsqu’elle est mince, fuselée, très séparée d'un continent ramassé et d'une population condensée. C'est un monde à part à bien des égards : par le climat et l'existence des êtres vivants, par des sentiers étranges qui se jettent des rochers dans la mer et les galères, par l'esprit et la culture, par la religion, la société et la politique. C’est parce qu'une telle péninsule est baignée par la mer et gardée par de nombreux détroits que les hommes, les coutumes, les idées et les marchandises y entrent difficilement. Mais une fois entrés, faire demi-tour n'est pas une sinécure. Les péninsules absorbent énormément, elles sont des réservoirs. C'est la raison pour laquelle elles sont assujetties à de nombreux changements. Avec le temps, on y fait des expériences théoriques et pratiques dans le domaine de la pensée pure, du travail culturel, de l'organisation étatique, des méthodes politiques. Souvenons-nous de la Scandinavie : la paix y dure depuis plus de cent ans, les accords politiques bilatéraux sont basés sur la raison et l'amitié. A-t-on vraiment suivi les pas de Platon, là-bas, dans le grand Nord ? Les réussites socio-culturelles sont exemplaires. Souvenons-nous également de l'Italie : divisée en plus d'Etats et de gouvernements que l'Europe toute entière n'en a jamais connu, son humanisme et son art ont pourtant transformé tout le pays en musée et rempli ceux de bien d’autres pays qui en sont fiers. Souvenons-nous encore des Balkans : avec la Grèce antique et la Byzance médiévale, avec les produits les plus monumentaux de l'Antiquité et du Moyen-Age.

Lorsque les hommes et les ouvrages disent « Grèce » et « Byzance », nous avons l'impression que la Grèce planait haut dans le ciel et que la Byzance se noyait dans les brumes de l'Orient, tantôt sombres comme les ténèbres, tantôt étincelantes et encensées. Toutefois, les Balkans avaient ces deux visages, à l'époque comme de nos jours, par le direct héritage idéologique et du sang des peuples qui y vivent depuis la nuit des temps. La Grèce, avec ses illustres créateurs en matière de philosophie et d’arts, sa merveilleuse pensée politique qui transcendait tous les idéaux étatiques et tous les principes de partis politiques, qui avait expérimenté sur elle-même tous les progrès des formes étatiques et ses débâcles, est un produit des Balkans. Byzance, merveille d'organisation étatique, renaissant de ses cendres et ayant été ressuscitée à maintes reprises par le dévouement et la flamme passionnelle d'un seul homme, Empereur ou commandant des armées, est également un produit des Balkans. Et plus le temps passait, plus il en était ainsi. Cet organisme étatique unique sans cesse s'étrangle avec sa puissance, sa fierté et sa tragédie, jusqu'à être réduit à une seule ville balkanique, Byzance ou Constantinople, cette septième ou vingt-septième merveille des Balkans, avec son immense Histoire politique, religieuse, culturelle et primitive.

Une péninsule est un monde à part. Les Etats et les peuples présents, comme embarqués sur le même bateau, sans tenir compte de leurs différences, doivent avoir une problématique politique générale. Les Balkans en tant que région deviennent prioritaires par rapport à chaque Etat balkanique lorsque la péninsule est dans une passe difficile et menacée d’un danger sur le plan politique ou culturel. (Les Balkans ouvriront-ils leurs yeux somnolents et verront-ils l'immense capacité économique, politique et culturelle s'ils s'élançaient soudés ?). Aristote dit dans La Politique : « L'entité prime sur la partie, la finalité prime sur les intérêts et les moyens. Celui qui n'a aucun lien avec le collectif et n'a rien à lui offrir n'est pas citoyen. Il est soit Dieu soit animal ». Les Balkans sont le tout et la fin des pays de la région qui ne peuvent quitter les Balkans. Ils sont donc intrinsèquement autant un problème qu'un idéal. La terre devrait être le facteur primordial dans les théories sur les Etats et la politique puisqu'elle abrite les Etats et les peuples. Sur une péninsule détachée, la terre est non seulement un facteur en soi, mais également une catégorie supérieure : les Balkans sont pour les Balkaniques une notion suprême de laquelle découlent toutes les autres notions.

Le monde extérieur et ses hommes politiques n'ont, d’ordinaire, aucune ou alors une très faible connaissance et expérience des Balkans. Et dans le cas contraire, ils présentent toujours les Balkans pour des raisons politiques précises, comme un navire accidenté qui se fait balloter par un ouragan d'antagonismes et d'intolérances, et doit être inévitablement soutenu par quelqu'un d'extérieur pour éviter qu'il ne coule. C'est la raison pour laquelle le monde extérieur insiste souvent sur le problème d'un pays balkanique isolé, et précisément au moment où ce dernier oublie sa péninsule. Dans les Balkans, toutefois, une chose est soit tolérée soit oubliée : on oublie que nous formons un tout. Et cet oubli, le monde extérieur le connait mieux que toute autre chose concernant les Balkans. Les Balkans sont ignorés comme entité alors que ses particularités et ses problèmes, bien qu'importants pour la politique des autres nations, sont traités avec mépris et ce, afin de ne pas souligner qu'il s'agit, d'une part, d’un problème plus général et, d’autre part, d'un idéal balkanique général.

Il faudrait rappeler au monde balkanique ce que représentent les Balkans et ses brillantes traditions.  Au regard de ce qui s'est produit, de ce que nous avons eu et su, il y a des chances que nous ne restions que des peuples balkaniques avec leurs coutumes. Platon écrivait que « toute forme étatique décline uniquement à cause de ses erreurs internes..., que les relations interétatiques se dégradent uniquement à cause de l'incompréhension..., que les principes et idéaux ne doivent pas être trop tendus. C'est à cause de principes tendus que les partis éclatent et les Etats, quant à eux, à cause des idéaux tendus... que l'ordre d'un Etat et les relations entre Etats et administrations (si divers et ridicules soient-elles), en plus de la liberté, ont besoin d'harmonie et d'amitié ». Ce sont des réflexions extraordinairement sages et justes d'un péninsulaire dont l'intention est de régler à l’amiable et avec compréhension les problèmes dans la péninsule. Et nous ne devrions pas avoir un sourire compatissant au vu des idées de Platon sur une péninsule connue pour ses discordes et ses intolérances, et cela, déjà dans la Grèce de Platon. Personne ne devrait s’en moquer. Nous avons, dans l'Histoire de la Grèce et de Byzance, dans celle des Bulgares et Serbes, des exemples extraordinaires où les esprits furent apaisés et la paix rétablie dans des pays dépourvus d'armées et de moyens. Au fur et à mesure, la raison et l'amitié disparaissent de la politique. Toutefois, dans les temps modernes, des efforts considérables sont consentis pour que nous nous souvenions des belles traditions dans le domaine de la pensée, de l'héroïsme et de la dévotion, dont nous sommes issus. A l’époque moderne, s'érige devant le monde balkanique et ses hommes politiques un idéal des Balkans : gouverner et exister, se défendre et se développer selon le principe de la raison et de l'amitié.

De leurs grandes traditions les Balkans ont conservé un autre secret de leurs illustres prédécesseurs, dirigeants et refondateurs du vieux monde balkanique : ceux-ci savaient compter correctement, découvrir de multiples rapports et en tirer des principes de vie et d'harmonie. Ils comptaient correctement les paysans, les champs, les forêts, les jours ouvrables et les jours fériés, les villes et les théâtres, les batailles et les cimetières, les victoires et les défaites. De ces nombreux rapports ils concluaient, d'un côté, ce en quoi consistait l'ordre, l'harmonie et l'énergie, et de l'autre côté, ils dévoilaient ceux qui ne savent pas compter, qui ignorent les rapports multiples et les mots de Justinien : « celui qui sait compter a raison », et que le divin Platon avait écrit : « les numéros sont le don de l'Univers divin... ». Si les peuples des Balkans se sentaient balkaniques et formant un tout, ils auraient à compter de magnifiques choses du passé et du présent. Grand est le nombre des paysans, des forêts, des eaux, des champs : grand est le nombre des batailles pour la liberté et innombrable est le compte de la vaillance. Car les Balkans sont le pays des paysans et ces derniers « n'ont pas la vaillance citadine mais la vaillance humaine », encore une citation balkanique, cette fois d'Aristote. Au bout du compte subsiste la raison et l’amitié.

(1940)

In Balkan / Les Balkans, édition bilingue serbe / français, Belgrade, Editions Plavi jahač, 2012, p. 20-31.

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