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LE PROBLEME D'UN PETIT PEUPLE

par

ISIDORA SEKULIĆ

 Sekulic Isidora portrait
Isidora Sekulić


Lors d’une exposition d'art pictural yougoslave à Londres, il y a quelques années, un ami anglais et moi la parcourions ensemble et observions. Que notre vision des choses et notre opinion divergeaient se lisait dans notre regard. Nous l'admettions de part et d'autre. Ce faisant, nos sourires étaient polis et cordiaux tels deux drapeaux de navires qui se croisent et s'éloignent. Et l'Anglais de dire : « Il est clair que ces artistes ont des traits européens, sont Européens, travaillent à l'européenne même s’il n’en n’est rien. Je n'arrive pas à saisir ce qu’ils sont et ce qu’ils paraissent ».

« Vous savez, avec nous autres, nos artistes, et notre européanisme, il en est comme avec ce génie des bois qui, ayant capturé une princesse et la ramenant chez lui, doit la garder comme la prunelle de ses yeux car, bien que la princesse apprécie son nouvel environnement et sa nouvelle vie, elle n’a de cesse que de vouloir s’échapper. Un jour où le génie s’est assoupi un peu plus qu’à l’ordinaire après son repas, la princesse s'enfuit. Peu de temps après le génie se réveille, sursaute en comprenant ce qui vient de se produire. De toutes ses forces, et à pas de géant, il s’élance à la poursuite de la fugitive. Cependant, sa force et son pas sont si démesurés que dès ses premières enjambées il laisse la princesse loin derrière lui. Longtemps il la cherchera sans réussir à récupérer son trésor. De retour chez lui, il versera des larmes amères pour n’avoir pas su garder une créature si tendre et tant aimée. »

Notre ami a-t-il compris cette parabole comme nous l’entendons, nous ne le savons pas. Il est ensuite parti déjeuner alors que nous, de la Tate Gallery sommes descendus jusqu’à la Tamise, et sur un banc avons écrit cette petite note sur un petit peuple.

*

L'Anglais avait pressenti une classification à la Schopenhauer […] Selon elle l’identité de l’Homme dépend de ce qu’il est, de ce qu'il possède et de ce qu'il paraît. Il nous semble que cette classification puisse être appliquée aux nations. Lorsqu'il s'agit des grandes nations, importantes en nombre et en territoire, mais avant tout politiquement et culturellement significatives, les trois attributs mentionnées sont représentées… Autrement dit, une grande nation est ce qu'elle possède ; plus important encore, elle est ce qu'elle semble être et, en ce sens, c'est ce qu'elle possède. Bien que ce ne soit pas toujours le cas, cela est vrai de manière partielle ou périodique. Naturellement, il arrive qu'une grande nation ne représente rien, ne possède rien sauf le paraître. Mais ce paraître ne dépend que de ses propres combinaisons, calculs et décorations.

Certes, une petite nation possède et représente quelque chose elle aussi. Mais dépourvue de notoriété en tant que pays et culture, elle représente quelque chose uniquement par ses particularités ethniques, par son individualité ethnique et non culturelle. De plus, cette valeur reste locale, ne s'élève pas au rang de la sphère mondiale d'intérêt car une petite nation vit, pour ainsi dire, dans une solitude internationale. Il est vrai que l'on peut acquérir, dans la solitude, des qualités importantes, mais on peut également en perdre et fréquemment, il s'agit de l'inné. La solitude préserve plus l'ethnie qu'elle ne développe l'Etat et la culture.

Dans le processus de transformation de l'individualité purement ethnique en individualité culturelle s'opèrent des choses étranges au sein d'un petit peuple. Le processus de développement est visible dans son être, dans sa richesse et son apparence extérieure. Ce processus fait régresser le peuple comme ethnie et exige de lui des formes et fonctions avant tout politiques et culturelles. Mais il arrive qu'un petit peuple, secrètement, se maintienne davantage en tant qu'ethnie qu'organisation étatique et culturelle. Dès lors, en tant que tel, il est perpétuellement plus fort que l'Etat, même s’il s’y est assujetti depuis longtemps.

Nous avons donc constaté que même un petit peuple possédait et représentait quelque chose. Mais sans beaucoup de contacts avec la diversité, qui offre une occasion de goûter ses qualités, de prendre connaissance des meilleures fonctions de ces qualités, ces dernières ne restent qu'une sorte de potentialité chaste. Sauvagement et primitivement chaste, bien sûr. Cette potentialité, au sein des petits peuples, est un mélange de saint et de profane, de sentimental et de cruel, de dogmatique et de critique. C'est pourquoi, lorsqu'elles atteindront leur efficacité politique, culturelle ou purement artistique, ces potentialités agiront de manière confuse, peu conforme et extrême. Tous les petits peuples, pour cause de solitude, portent en eux une timidité mélancolique qui dilue l'activité. Aujourd’hui confiants, triomphants, heureux, demain ils sont humbles devant eux-mêmes et devant leurs pires ennemis. Tantôt héros, tantôt esclaves d'une mentalité d'ascète. Cela est bien visible dans l'art des petits peuples.

Ce qui nuit le plus à un petit peuple, c’est son paraître. Dans la vie simple, pour ainsi dire locale d'un petit peuple, on ne peut « paraître », ce qui, d’ailleurs, ne servirait à rien. L’aspect extérieur d’un petit peuple dans le monde dépend de l'impression et du jugement des grands, ou d'un grand peuple, donc d'étrangers « qui ont voyagé et étudié les peuples », ou de ceux qui ont affaire au peuple à travers les « sphères » bien connues. A ces occasions la bienveillance, ou la malveillance, du grand peuple peut faire un grand tort au petit. Les grands peuples commencent souvent par la recherche et l'estimation de la tradition de la petite nation et, en fin de compte, ne trouvent pas ce qu'ils cherchaient. Ensuite, ils déclarent ce peuple sans traditions, donc tout-à-fait primitif. Les grands peuples oublient que, sans traditions, toute individualité, même ethnique, est impossible ; ils oublient que, même au cours de la vie du plus petit des peuples, souvent d'une tribu ou d'une caste, il fallait avoir une organisation de vie, une volonté d'instaurer un ordre dans les lois, une domestication de la société et une schématisation de l'existence. La fameuse galanterie des plus basses castes hindouistes, les parias, est une question de tradition. Le célèbre talent musical des Tziganes qui jouent avec bonheur et mendient avec élégance, est une question de tradition. Les grands peuples se trompent sur la question de la tradition des petits peuples. Ils ne savent pas interpréter ces traditions. Ils ne peuvent comprendre la sensibilité intime et profonde qui est celle des souverains des petits peuples, du peuple tout entier, sans parler de ses artistes ! Les petits peuples sont pleins de contradictions vitales et donc d’une matière qui peut être modelée, à tout moment, en une nation nouvelle. Les artistes issus de petits peuples en formation dans un grand pays, sont des élèves qui « ne peuvent pas terminer leur étude » car leurs conceptions internes et externes sont, inévitablement, bel et bien différentes.

Chez les grands peuples, le Moi et la souveraineté sont des choses abstraites depuis longtemps. Chez les petits peuples, la souveraineté dépend, aujourd’hui, de ce qui est trouble et non-spirituel au point de n’être qu’une nécessité physique, et le lendemain d'une aspiration ethnique gigantesque qui s'étend jusqu'à Dieu seul sait où. Dans l'accession à l'honneur des petits peuples, beaucoup d'efforts inconscients sont faits et des résultats surprenants non issus de la volonté sont atteints. Les grands peuples, spectateurs des drames dans la vie des petits peuples peuvent, souvent à juste titre, mais de leur point de vue seulement, répéter les paroles ironiques d'un Goethe imperturbable à propos des drames étranges du contradictoire Kleist : que ces drames sont destinés à « un théâtre invisible ».

Le petit peuple est faible de cette intelligence sophiste qui aide à ressembler à ce qu'il y a de plus beau et de plus pertinent. Il est faible dans cette précision cynique avec laquelle les psychologies des autres peuples devraient être lues. Un petit peuple ne peut se vanter longtemps que d'une chose, celle dont s'est vanté un personnage de l'une des élégies de Properce (livre IV, XI) :

Mi natura dedit leges a sanguine ductas,
ne possem melior iudicis esse metu[1].

Les petits peuples ne sont ce qu'ils sont que « par les lois du sang », par la nature et l'ethnie. Ils ne savent pas, et ne veulent sans doute pas être ou, du moins, paraître différents ou supérieurs aux grands peuples car ils ont peur du verdict de leur juge – le grand peuple. Le pas démesuré et allégorique du génie des bois, c'est l'agression ethnique et les pleurs amers ensuite, c'est la mélancolie d'une agression ratée. Les grands peuples, lorsqu'ils jugent les petits, ou en matière de politique ou dans les arts, connaissent l'agressivité et « la princesse fugueuse », mais pas la rude mélancolie qui en découle. Ils ne savent pas, ne voient pas que cette mélancolie est bienveillante et, à sa manière, créatrice.

Un petit peuple est une notion étrange. Parfois, il n'est pas si petit mais apparaît comme tel. En réalité il est paisible, très patient et un fragment conservateur d'un grand peuple, ou de quelque groupe ethnique. Et il en est conscient. Il arrive également qu'il ne soit ni petit ni grand mais seulement le ferment du peuple, la finalité ethnique, un élément perpétuellement renaissant, un peuple qui fait le peuple. Un tel peuple vit parfois si isolé, tellement à l'écart de toute civilisation, qu'il subsiste dans des conditions biologiques particulières. Une carence chronique et une solitude prolongée peuvent cependant être des conditions normales pour le renforcement et la métamorphose. Morose et interminablement longue est la route, comme un sentier forestier, d'un petit peuple vers une vie meilleure et prometteuse.

Au sein des petits peuples, du souverain au pasteur joueur de fifre, à chaque intervalle quelque chose tremble et se rompt entre deux équilibres, l'un qui s'éteint et l'autre qui émerge. Au sein des petits peuples agit ce que l'histoire de l'art appelle la Renaissance et les sciences naturelles, plus justement, les éléments évènementiels. Les petits peuples sont certainement plus un matériau œcuménique qu'européen qui peut, par la volonté de Dieu, se transformer en un clin d'œil et devenir un monde nouveau. Evidemment, selon la volonté de Dieu, ils peuvent tout autant être poussés plus profondément dans les éléments. C'est un jeu sur le fil du rasoir, un reflet et une immersion dans une goutte de rosée. Ceci est la poésie d'un petit peuple, dans sa peinture comme ailleurs.

Siméon Stolpnik, artiste d'un petit peuple se tient débout au sommet d'un fin pilier, au-dessus d'une oscillation chaotique des éléments évènementiels. Il finit par osciller lui-même. Ces artistes créent toujours dans l'effort et n'atteignent jamais la perfection. Ces artistes aiment justement l'imperfection car ils ne connaissent ni n'aiment suffisamment l'artisanat de création ou cette vie qui leur échappe et qu'ils tardent à rattraper. Ils cultivent l'imperfection par le perfectionnement, car tel est le symbole de leur vie et de leur destin : avoir et ne pas avoir, l'enchantement et la douleur, le repos puis la fatigue. Mais notre ami anglais peut-il le savoir et le comprendre de la même manière dont nous le savons et le comprenons ?

(1932)

Traduit du serbe par Milan Djordjević

 

[1] Par la naissance et le sang je reçois les lois et en dispose, je ne peux plus avoir peur du jugement.


In : Balkan / Les Balkans, édition bilingue serbe / français, Belgrade, Editions Plavi jahač, 2012, p. 32-47

> Notes d'une balkanophile

 

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