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CONCENTRONS-NOUS

LA DISSIPATION N'EST GUERE UN DEFAUT MAIS UN VICE

par 

ISIDORA SEKULIĆ

 

Sekulic Isidora portrait

Isidora Sekulić

 

Il y a maintenant bien longtemps, quand la petite Serbie m'a accueillie dans sa petite maison[1], s'offrit à moi comme symbole de la vie publique un recueillement spirituel général, ce que nous avons coutume de nommer d’un mot étranger « concentration ». Regardant autour de moi, je vis des choses que nous avions, des choses que nous aurions dû avoir, des choses que nous n'avions pas. Mais puisse la concentration exister partout comme un mur solide. Autrefois elle consistait, d'abord en une unité nationale, sans lutte de classes ni guerres civiles. Elle consistait ensuite en une langue nourrie par des forces vives, protégée, codifiée et pure. A Belgrade, jadis, un ami me rappelait la parole de Mistral : « La langue est la clef de la civilisation, elle libère le peuple de ses chaînes ». Enfin, la concentration la plus originale, quelque chose d'unique pour une petite nation et pour un Etat à « la périphérie de la culture », comme l'affirment certains de nos concitoyens très « dissipés », fut la concentration de l'intelligence à travers tout le pays. Cette fameuse lucidité serbe, qui n'est qu'un euphémisme modeste de l'intelligence, existe partout comme un bon mur solide. Cela m'a émerveillée. Tous les messages de Belgrade aux paysans et aux villages, tous les liens entre la bourgeoisie et la paysannerie se sont tissés par la concentration des esprits lucides. A chaque fois qu'il fallait entreprendre quelque chose, que ce soient des actions militaires, culturelles ou politiques, bien que ces dernières fussent souvent malheureuses, elles étaient marquées par une certaine intelligence. Le consensus et l'accord représentaient une notion et non pas une coquille vide. J'étais tellement étonnée à cette époque : « mère misère, pauvreté déshonneur »[2], mais ce peuple n'est pas dissipé. La sobriété de ce monde, sa belle intelligence est éternellement au service des causes nationales. « L'Etat », un terme courant dans le vocabulaire du bourgeois et du paysan.

C'est alors que j'ai appris, bien qu'ayant vu le monde, que nous ne devions pas faire de l'intelligence le privilège des gens lettrés, éduqués, éclairés, érudits. L'intelligence est la marque de l'homme vif, sain et serein de notre peuple. Dans la vie, cela ne faisait que se confirmer autour de moi : l’opinion publique, c’était tout ce peuple serein. Et l’intérêt que cette opinion portait aux choses n’était pas dicté par des intérêts privés ou professionnels mais, avant tout, par celui d’une intelligence sérieuse qui fait passer tous les faits et phénomènes devant le tribunal de la dignité du pays. « Le pays » symbolisait également la concentration, le recueillement de toutes réputations et responsabilités. En ce temps-là, les structures en tant que corps constitués et obligatoires n'existaient pas encore tandis qu'il y avait plus de concentration officielle et officieuse et moins de dissipation et de désordre qu'aujourd'hui.

A quoi ressemblait le monde autrefois ? Il y avait des grands et petits peuples, des grands et petits pays ainsi qu'un piètre intérêt culturel des forts pour les faibles. Il y avait également des équilibres et des accords politiques solides et instables. Les conflits étaient récurrents durant lesquels l'attaque dictait la ligne de conduite de la défense. Aujourd’hui les choses sont pires. Les petites nations sont culturellement abandonnées et plus que jamais ignorées. Et toutes les nations, sans exception, ont plus que jamais des ennemis extérieurs et des déchirements. En outre, aucune nation n'en trouve une qui soit plus sage pour l'avertir de sa faiblesse et de sa décadence : nous sommes tous, dans une certaine mesure, faibles et décadents. La prétendue « contemporanéité » dont la sociologie et la société ont fait une divinité, ne vaut pas un sou. D’ailleurs, le temps ainsi que les contemporains se dirigent vers la mort et appartiendront au passé, nous ne voyons donc pas ce qu’il nous restera de la « contemporanéité » Nous avons l'air misérable. Tous les équilibres politiques et économiques, toutes les justices dans les pays et les sociétés résident dans le fait que la vie n'est bonne nulle part, que tout dépend du rapport de forces où le dominant ne donne pas libre cours au dominé.

Nous nous demandons souvent : qui triomphera à la fin ? Nos générations, qui ont assisté aux victoires, les ont appréciées et en ont joui ne devraient pas se poser cette question. Une intelligentsia bien concentrée devrait plutôt se demander : Qui restera ? Qui se maintiendra tout en conservant l’attitude qui lui dicte son être ? Les meilleurs. Les meilleurs, moralement et spirituellement. Parmi les grands et les petits, resteront ceux qui seront les meilleurs. L'outil de résistance et de maintien des grands ne nous regarde pas. Notre souci est le petit peuple. Nous sommes bien seuls. Et plus que d’organisation, nous avons besoin de concentration, d'absence de dissipation et d'oubli. Il nous faut être comme ces nombreux rayons qui convergent en un seul point. Il nous faut être une conscience intelligente. Ceci est notre foyer et notre concentration. Quel autre point de concentration pourrait-on avoir ? Nous n'avons ni or ni grandes industries de concurrence. Nous n'avons point de mysticisme, point d'illusion de grandeur. Il nous reste la concentration de l'esprit, de la clairvoyance et une discipline de la morale. Notre ancienne métaphysique du Kosovo. Nous allons nous concentrer dans notre être, dans notre langue, dans notre morale, dans notre foi. Car ce sont les choses qui nous restent après les guerres, les victoires et les défaites. L'ultime équilibre est établi par Dieu et les dernières choses qui seront préservées de l'ethnie seront sa religion et sa morale. La langue qui bâtit une littérature n'est jamais asservie, elle met le peuple en garde, l’incite à ne pas se dissiper entièrement en temps de crise. Jadis, sous la domination ottomane, nos frères furent partiellement divisés et acceptèrent l'islam, une autre vie et d'autres coutumes. Mais ils n'apprirent pas le turc et sont aujourd'hui, grâce à la langue, ce que nous autres sommes. Il serait intéressant de citer particulièrement ici, les pensées et paroles d'un poète allemand, un merveilleux legs aux petits peuples et à tous les dissipés. Quel est ce poète allemand, de quel temps et de quelle condition était-il ? Il s'agit du spirituellement merveilleux Hölderlin, contemporain de l'époque des guerres postnapoléoniennes, fils et citoyen d'un petit peuple et d'un petit pays issu du morcellement de l'Allemagne. Hölderlin écrit : « Ce qui vit de son être ne se laisse pas anéantir mais reste libre même dans le pire des esclavages, uni même s’il est déchiré en profondeur, démoli en son essence. Il reste intact et s'extirpera victorieusement des mains de l'oppresseur ».

Pour la troisième fois en si peu de temps, il m'est arrivé, à moi, le petit peuple, qu'un représentant d'un grand peuple puissant et cultivé (un autre, puis un autre encore) traversant le pays et nous rendant visite justement dans le but d'un rapprochement culturel, se rende compte à quel point nous connaissions sa culture et sa littérature et à quel point nous connaissions d'autres cultures et littératures. Il s'est également rendu compte que nous apprenions tout cela car nous-mêmes bâtissons une culture et une littérature. Mais jamais aucun des trois visiteurs n’a demandé : « Et maintenant, dites-moi clairement et brièvement : qu’y a-t-il d’humainement et d’artistiquement intéressant dans votre littérature ? Jusqu'où est arrivée, en littérature, cette fameuse langue des chants épiques ? ». Non ! Il nous regarde, mais sans nous voir. Il ne se renseigne pas sur l'âme du peuple dont il traverse la vie et le pays ! Il écrit un livre épais sur un flibustier alors que des centaines de milliers d'Européens au sein d'un petit peuple ne l'intéressent pas. Cependant, ce petit peuple, autant qu'un grand, dans d'autres proportions certes, a un poids, a un esprit.

Nous sommes petits et esseulés. Mais cela ne nous empêche pas de lutter contre tout désordre qui est en nous et de rester parmi ceux qui se maintiennent et perdurent car ils sont parmi les meilleurs. Annonçons donc une concentration à venir de ce qu'il y a de meilleur en nous ! Transmettons au peuple à travers tout le pays le message que sa lucidité est demandée, sollicitée et appréciée. Il n'y a guère à attendre ni à différer. Toute génération est en charge de son devoir national et de toute la représentation de sa patrie. La dissipation ne doit point être ! Que la concentration soit l'autorité qui est au-dessus de nous sans penser au lendemain, car les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Nous sommes petits, mais entiers si nous nous concentrons. Ne soupirons pas, n'envions les grands peuples. Ne courbons pas l’échine. Aucun peuple ne mérite uniquement des louanges ni uniquement des reproches. Concentrons-nous en somme, par un travail de qualité. Ayons une vie et un esprit dignes de la langue que parle notre peuple et que nos livres ne parlent pas encore.

(1940) 

 

[1] Originaire de la ville de Mošorin en Voïvodine qui à l’époque appartenait à l’empire austro-hongrois, Isidora Sekulić s’est établie en Serbie, à Belgrade, en 1911.

[2] Traduction littérale d'une expression serbe.

Traduit du serbe par Milan Djordjević

> Notes d'une balkanophile

 

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