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LES POLITIQUES DE L'AMITIÉ

par

NATAŠA MARKOVIĆ

 

Sekulic Balkans

Préface au livre : Isidora Sekulić, Balkan / Les Balkans, édition bilingue serbe / français, postface du Dr Darko Tanasković,
éditions Plavi jahač, Belgrade 2012, p. 8-15.

 

Ce livre [composé de trois essais, voir les liens à la fin de ce texte] nous parle d’une vague qui avait oublié qu’elle était la mer. Il parle de nous qui rêvons que les Balkans soient un jour une contrée agréable en Europe.

Nous sommes petits, esseulés et pauvres, pillés et par les hommes et par une Histoire sanglante, et il n’y a personne pour nous conduire vers un futur féérique. Notre capacité à affronter ces faits douloureux est le gage d’un avenir prospère. « Concentrons-nous », « soyons courageux dans les changements à venir quels qu’ils soient », fut le message de la première dame de la littérature serbe, Isidora Sekulić.

Les dires et écrits de cette femme pleine d’esprit sur les Balkans, les Serbes et les sujets brûlants de cette péninsule au siècle dernier, sont toujours actuels et on pourra les lire dans ce petit recueil d’essais intitulé Les Balkans. […]

Tout peuple cultivé serait fier d’avoir un auteur comme Isidora Sekulić, l’une des rares écrivaines citadines de son temps, et la première femme académicienne serbe. […] Elle était à la fois profondément serbe et profondément cosmopolite. Elle avait coutume de dire :

« Seule la culture relie les hommes, les Etats et les peuples, le reste ne fait que les séparer. Les contacts culturels sont la joie des hommes... »

« Il est difficile d’être un petit peuple, tant en Finlande, en Norvège qu’en Serbie », écrivait-elle. « Nous sommes petits et nous sommes seuls ! »

lsidora Sekulić avançait souvent que « la Serbie en tant que petit pays devait nécessairement rejoindre le monde et l’Europe, mais pas au prix de la perte de sa dignité et de son identité... » Un sujet tellement actuel aujourd’hui encore, en ces temps de transitions sociétales et culturelles.

Parlant de la  nécessité  de  fusion  entre  l’Orient et l’Occident qui qui nous a offert sous nos cieux un sens raffiné pour les arts, Isidora Sekulić nous rappelle la lutte millénaire entre l’Orient et l’Occident pour l’hégémonie spirituelle qui dure depuis le temps des croisades.

Dans ses nombreux textes, elle rappelle aux peuples des Balkans leur responsabilité envers la terre qui est la leur. « Dieu nous a donné un climat agréable, des beautés naturelles, et que reste-t-il aux hommes ? » « Tous ont haï et pillé cette terre, personne n’en a fait sa patrie ni un champ que l’on cultive pour son propre bénéfice... » La philosophie de « la route et de l’auberge nous a bien marqué », dit-elle. « Il faut rappeler aux Balkaniques ce que sont les Balkans et ses magnifiques traditions. »

L’incertitude d’Isidora  Sekulić sur les sujets douloureux est touchante et rationnelle, toujours actuelle :

« Pourquoi notre monde se détériore-t-il si rapidement et pourquoi est-il en voie d’extinction ? »

« Nous n’avons jamais eu le temps de bâtir sereinement notre culture. Les guerres, les exodes, les errances, les destructions, les reconstructions sur des ruines – telle est notre Histoire. Même lorsque nous construisions, les choses survenaient à une vitesse vertigineuse qui nous brisait. »

« Il y a quelque chose de pénible dans le destin de tous les rameaux du peuple serbe : à l’instar de l’herbe, nous  sommes  dans  un  éternel  recommencement.  Après chaque  soulèvement,  chaque guerre, chaque dynastie, tout est à recommencer. Alors que l’un s’affirme et dirige, l’autre se courbe et un autre encore recommence à bâtir la forteresse de Skadar en y emmurant un être vivant[1]. Chaque recommencement est une construction, un sacrifice aussi. » […]

Dans « L’idée de Vidovdan »,  texte écrit à Šabac en 1911,  lsidora  Sekulić note : 

« En ces temps de calculs et de statistiques, la conscience doit avoir les yeux grands ouverts et régler avec précision les comptes avec chaque instant. Elle ne doit en aucun cas se parer d’ornements royaux ni continuer, comme autrefois et des siècles durant, à se faire des illusions hautaines sur l’existence d’un peuple élu. Le génie national doit se travestir dans une plénitude ardente et prudente, dresser le bilan de ses propres échecs et des réussites des autres, et ne pas jouer à l’aristocrate hautain qui vit et côtoie les ombres d’un passé bien révolu... »

Bien que fascinée par l’Europe, Isidora Sekulić a écrit à plusieurs reprises que l’Occident ne comprendra jamais l’Orient, ne comprendra jamais les Balkans. L’illustre femme de lettres aura parlé soixante ans durant de la nécessité des « politiques de l’amitié » dans les Balkans, bien avant le philosophe français Jacques Derrida, dont le livre du même titre a été publié en 1994. […]

Et, enfin, voici son vœu visionnaire exprimé dans l’essai « Les Balkans » :

« Les Balkans ouvriront-ils leurs yeux somnolents pour voir leurs immenses possibilités économiques, politiques et culturelles s’ils s’élançaient soudés ? »


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[1] Selon une légende populaire, les trois frères qui ont bâti la forteresse de Skadar avaient dû sacrifier Gojkovica, l’épouse du frère cadet en l’emmurant dans les murs de l’édifice car ces derniers s’écroulaient aussitôt érigés. Grâce à ce sacrifice, la forteresse a pu être achevée.

Traduit du serbe par Milan Djordjević

  
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