Duško Babić

Meša Selimović et l'identité bosniaque

- Extraits -

Obradović by Uroš Predic
Sjećanja / Souvenirs
Vulkan, 2019

Le droit des Bosniaques (à savoir les Musulmans[1] de Bosnie comme ils s’appelaient encore jusqu’à peu) d’affirmer leur spécificité dans la communauté des peuples slaves balkaniques est incontestable. « Chaque nationalité a droit à son existence indépendante dans la mesure où elle en est consciente et a cette prétention », dit le grand penseur russe Nikolaï Danilevski[2]. C’est aujourd’hui une absolue certitude, la conscience d’appartenir à une communauté réunit les Bosniaques, mais après la guerre civile en Bosnie-Herzégovine s’est clairement cristallisée chez eux l’aspiration à institutionnaliser leur particularisme national et à la voir ratifier sur les plans juridique et international, ce qu’ont établi les accords de Dayton. Mais qui se penche sur ce problème et le considère dans sa substance verra aisément que la question de l’identité nationale des Bosniaques n’est pas réglée si ce n’est du point de vue formel, extérieur. […]

La difficulté et la complexité du problème de la détermination nationale des musulmans bosniaques apparaissent dans le fardeau qu’eurent à porter les créateurs les plus importants de ce peuple qui, de diverses manières, s’efforçaient de s’en affranchir : Skender Kulenović en louvoyant entre nationalités serbe et bosniaque, Osman Đikić en réconciliant serbité et bosnité, Mak Dizdar en unissant esprit bogomile vieux bosniaque et nationalité croate, Emir Kusturica en optant pour la nationalité serbe et la religion orthodoxe...

Sjećanja [Souvenirs] Le testament spirituel de Meša Selimović

Meša Selimović se distingue par le courage et la profondeur de sa réflexion sur ce problème, lui qui, dans ses Souvenirs, a parlé de tout ouvertement et à une époque où faire silence sur ces questions était de mise. Dans le chapitre introductif du livre il exprime son besoin de se déterminer publiquement sur le sujet de l’appartenance nationale et d’exposer directement sa façon de voir la psychologie et la destinée des musulmans bosniaques :

N’est-il pas préférable, tant que je suis en vie, que je dise moi-même ce que je sais de moi plutôt que d’autres le fassent après ma mort et écrivent à mon propos ce qu’ils ne savent pas tandis que je me morfondrai dans ma tombe de ne pouvoir répondre à  quiconque selon ses mérites ? [3]

Cette observation à première vue bien innocente traduit toute l’importance pour grand écrivain de laisser derrière lui une sorte de testament dans lequel il se déterminerait nationalement, et de proposer sa propre solution à « la question bosniaque ». Dans le chapitre intitulé « Mes parents » il révèle l’origine de ses parents et dit :

Les Selimović sont originaires de Vranjska à la frontière de l’Herzégovine et du Monténégro, de la fratrie Vujović de Drobnjak… Šefir Pašić, qui a creusé l’origine de ma famille, écrit sur la base de textes trouvés dans des documents d’archives et familiaux (Porijeklo porodica [Origine des familles], Oslobodjenje, 1971) : « Il y avait, est-il dit, neuf frères dont deux qui épousèrent l’islam afin de se protéger mutuellement et d’eux sont originaires les Selimović et les Ovčina. Les Selimović apparaissent à Herceg-Novi avant 1690 car leur terre des Ubli fut alors attribuée à des sujets vénitiens. L’écrivain Meša Selimović est donc issu de cette famille ».[4]

À propos de son père, il affirme solennellement : « Par sentiment national, il était Serbe. »[5] Il est donc d’une parfaite clarté que Selimović partageait ce même sentiment et que ce fut-là précisément ce qui motiva sa recherche des racines serbes de sa famille et la proclamation de l’autodétermination nationale de son père.[6]

À plusieurs reprises Selimović se dit en toute franchise athée, ce qui est absolument en lien avec son besoin de se démarquer de l’identité musulmane bosniaque. Dès sa jeunesse attachée à l’idéal socialiste, puis partisan et communiste, il pouvait difficilement avoir une autre sensibilité religieuse. Mais son athéisme ne lui était pas imposé uniquement par les temps dans lesquels il vivait et par l’idéologie à laquelle il adhérait, c’était une injonction morale de rejeter l’identité religieuse imposée par l’occupant à travers l’apostasie, ce dont il parle ouvertement dans Souvenirs et le roman Le Derviche et la mort. Il ne cache donc pas que, du point de vue de l’idéal, le christianisme lui était plus proche que l’islam :

La mission de Jésus-Christ… c’est le plus beau, le plus noble symbole que l’humanité ait créé… Quoique de longue date athée, je n’ai rien découvert d’une plus grande beauté ni de plus riche contenu : un homme qui, par ses souffrances, rédime les péchés des autres hommes c’est là une grandiose image poétique et morale de la plus grande humanité... [7]

Meša Selimović ne révèle pas ses racines serbes dans le but de se rabaisser et surtout pas de rejeter son lien avec l’être collectif des musulmans de Bosnie, mais pour regarder dans son entièreté la vérité sur lui-même, sur son identité nationale et humaine, et pour en chasser l’ombre du passage sous silence et de la falsification : « Au nom de quoi fermer les yeux face à la vérité ? Le faire ne change rien, et ce n’est pas humilier les musulmans de Bosnie-Herzégovine que de pointer leur origine. »[8]

En situant l’histoire de sa famille et, par-là même, sa vie et son œuvre dans le cadre de la tradition serbe, il ne nie pas son appartenance à la communauté des musulmans bosniaques mais, au contraire, l’accepte comme un fait de vie d’importance et il en parle avec beaucoup d’amour et de savoir tant artistique qu’intellectuel. Le lecteur percevra sans peine l’ampleur et la solidité de la connaissance que possède l’écrivain de la tradition islamique et du mode de vie des musulmans bosniaques, mais aussi la subtile chaleur humaine dans sa peinture du monde dans lequel il a grandi les misérables de Tušanj, un quartier de Tuzla, chez qui lui, fils du bey, entrait et partageait peines et joies, ou dans l’image du robuste paysan Nuhan qui, les jours de marché, passait chez eux « la poitrine découverte, le visage rouge incendié par le soleil et brûlé par les vents », qui est resté gravé dans sa mémoire comme « le symbole de la paysannerie, de la poésie populaire, et de la pénibilité de la vie ». Cet amour, cet attachement à son pays, Meša Selimović les a introduits dans toute son œuvre, avec eux il a anobli les plus belles réflexions philosophiques et lyriques sur la vie et sur l’homme dans Le Derviche et dans La forteresse.

Afin de regarder la vérité en face, les musulmans doivent considérer leur être collectif à la lumière de ce qu’il constitue la jonction de racines slavo-chrétiennes et d’un destin historique qui les a liés au monde oriental, islamique. C’est à ce point que Meša Selimović situe le foyer des frustrations tragiques de ce monde qui n’a pas appris à supporter le fait de sa propre conversion (apostasie) et qui est donc voué à se dissimuler la vérité sur lui-même. Dans leur propre psychologie les Bosniaques se légitiment en se présentant comme quelqu’un qui « fuit » son origine, et se voient en permanence contraints de la nier et de la falsifier.

L’histoire ne s’est moquée avec personne autant qu’avec nous. Hier encore nous étions ce qu’aujourd’hui nous tenons à oublier. Mais nous ne sommes pas devenus autre chose. Nous sommes restés au milieu du gué, ébaudis… Avec un sentiment diffus de honte du fait de notre origine, de culpabilité du fait de notre apostasie, nous refusons de regarder en arrière et donc arrêtons le temps dans l’appréhension de toute solution quelque qu’elle puisse être… Le malheur est que nous nous sommes pris d’amour pour le bras mort dans lequel nous sommes et que nous ne souhaitons pas quitter...[9]

C’est avec ces mots que Hasan, l’un des héros du Derviche et la mort, évoque l’identité et la destinée des Bosniaques. Cette pensée n’appartient pas uniquement au héros littéraire, son créateur la partage, comme nous le voyons dans Souvenirs où il la dit sienne et rappelle qu’il l’avait « écrite longtemps auparavant, avant même d’avoir composé Le Derviche et la mort ».[10]

Pour se libérer du fardeau d’une conscience nationale indéterminée et incomplète, les Bosniaques doivent se résoudre à accepter l’idée que leur apparition sur la scène internationale est la résultante de l’apostasie et de la soumission à l’occupant. Meša Selimović le pensait et en constitue la meilleure preuve une conversation avec Abdulah Škaljić, le célèbre orientaliste et membre des Ulema-Medžlis[11]. Après la question de l’écrivain sur les reproches que Škaljić avait à formuler suite à la publication du Derviche, ce dialogue s’ensuivit :

  Non, au contraire… Je pense seulement qu’un autre mot aurait pu être trouvé pour apostat, qui a une sonorité désagréable…

Je le pense juste : l’apostat, le converti, est quelqu’un qui a changé de foi. Nous étions chrétiens et nous avons abandonné notre foi ancienne pour en adopter une autre, celle de l’occupant. N’est-ce pas là de l’apostat ?

Nous ne pouvons être certains de n’avoir épousé que le christianisme… En outre, du point de vue du croyant musulman, adopter l’islam ne relève pas de l’apostasie mais de l’engagement sur le chemin véritable, de la foi véritable.

Je suis musulman par ma naissance, chaque jour ma mère faisait les cinq prières et ce, jusqu’à sa mort. J’aime le monde dont je suis issu, mais je suis communiste et athée. Je ne veux d’aucun mot insulter les musulmans, ce serait m’insulter moi-même, mais il m’est impossible de m’exprimer comme croyant… Avez-vous un mot plus approprié à proposer pour remplacer apostasie ?

Peut-être changement de foi.

Ce nest pas la même chose[12].

[…] Meša Selimović s’est attaché au problème de la nature bosniaque dans son roman le plus célèbre Le Derviche et la mort. Nous trouvons les mots substantiels dans la réflexion citée ci-dessus de Hasan sur les Bosniaques, peuple qui « hier encore était ce qu’aujourd’hui il souhaite oublier ». Selimović situe le problème d’Hasan dans la recherche d’une identité nationale dans l’ample fondement philosophique de la nécessité pour l’homme de substituer à ce qu’il a « construit sur du sable » une « maison qui repose sur des assises solides », c’est-à-dire de donner à son existence un poids, une orientation, un sens. Le Derviche et la mort évoque le « pénible tourbillon qu’est la vie de l’homme et qu’il doit canaliser pour ne pas devenir fou ». L’homme ne peut se résoudre à n’être qu’une feuille morte que le vent emporte n’importe où, ni un grain de poussière errant sans but au-dessus des routes, ainsi que le dit Ivo Andrić dans l’un des textes d’Ex Ponto.

C’est sur cette base idéologique qu’est bâti Ahmed Nouroudin, le personnage principal : il cherche la « canalisation de l’existence » dans le dogmatisme coranique en pensant qu’y sont formulées les réponses justes à toutes les questions. Après les souffrances de son frère innocent qu’il tente d’aider avec résolution et crainte, et tout en redoutant d’offenser la vérité de la foi, il s’aperçoit que la sécurité dans la foi est fallacieuse si elle s’oppose à la vérité de l’âme, au fondement de l’être. Suivre l’idéologie, quand bien même légitime et humaine, en se rejetant soi, en trahissant son être le plus profond, c’est manquer et la justice, et la vérité, et la vie. La tragédie d’Ahmed Nouroudin réside dans son consentement à ce que sa nature, ses vérités et ses sentiments les plus profonds soient en contradiction avec ses chemins de vie. « L’oiseau d’or » du bonheur et de la réalisation de la vie demeure une « vilaine tromperie », y compris quand il est devenu cadi : le pouvoir est plus distant encore de sa nature. Par son acceptation de quelque chose d’extérieur, d’étranger Ahmed Nouroudin sacrifie son frère, son père, son meilleur ami, sa femme aimée, la sérénité et la force du peuple lui-même, la vie. Il incarne l’échec de l’homme en lévitation entre ce qu’il est véritablement mais rejette, et ce qu’il n’est pas mais accepte. Cette pensée se rattache aisément au jugement déjà cité de Hasan sur les Bosniaques, c’est la même idée mais transposée de la psychologie individuelle à celle collective. Ahmed Nouroudin se heurte à la vérité de la vie tout autant que le peuple auquel il appartient. Jusqu’à son incorporation dans l’armée, il est un paysan robuste et beau, assoiffé de vie, attaché à sa terre, à sa famille, et à cette nature qui était la sienne et à laquelle le derviche instruit, solitaire, n’a absolument pas réussi à se greffer. Pas plus que sur la nature primordiale de son peuple – qui a pour socle le paganisme slave métamorphosé en spiritualisme chrétien – n’a pu se greffer de manière indolore une nouvelle identité découverte dans la foi de l’occupant.

Selimović nous présente l’image de la nature bosniaque, mélange d’artificiel et de contradictoire, de façon plus directe, plus bouleversante dans le portrait qu’il dresse de Djemaïl, l’infirme :

Assis, il surprenait tout le monde par sa beauté et sa force, son visage masculin, la cordialité de son sourire, la largeur de ses épaules, la puissance de ses mains, sa taille de fildefériste. Mais sitôt debout, toute cette beauté s’effondrait, et l’infirme claudiquait vers sa charrette sans que personne ne pût le suivre des yeux sans le plaindre. Il s’était estropié lui-même. Soûl, il avait planté son couteau acéré dans ses cuisses, jusqu’à sectionner tous les nerfs et muscles, et maintenant, tout en buvant, il enfonçait son couteau dans ses bras desséchés, interdisant à quiconque de l’approcher, et personne ne parvenait à le maîtriser tant il avait conservé de force dans ses bras. Djemaïl incarne notre véritable image, bosniaque… La force dans de petits bras. Son propre bourreau. Les deux sans direction ni sens.[13] 

En adoptant la bošnjaštvo, la " bosnité", comme détermination nationale, Hassan voit quelque chose d’intelligible, d’artificiel, de grotesque[14]. La bosnité marche sur d’autres jambes, artificielles, car les siennes, celles que lui a données la nature, elle les a coupées dans la colère et l’ivrognerie. Ce qu’il y a de sain et de fort en elle, comme dans le portrait masculin et aux robustes mains de Djemaïl, est voué à se retourner contre elle car il n’a rien dont modifier la direction ni l’orientation.

--------

NOTES

[1] Conformément à l’orthographe en vigueur, le mot « Musulman » s’écrit avec une majuscule à l’initiale là où il désigne une détermination nationale comme dans le cas présent.

[2] Nikolaï Danilevski, Rusija i Evropa [La Russie et l’Europe], Belgrade, 1994, p. 60.

[3] Meša Selimović, Sjećanja, Œuvres complètes, livre 9, Belgrade, 1983, p. 12.

[4] Ibid., p. 34.

[5] Ibid., p. 35.

[6] Que dans son âme il était Serbe, l’écrivain le répète à plusieurs endroits et de différentes manières. Dans le chapitre Školovanje {Scolarité], il dit qu’élève il pratiquait le football et qu’à l’époque il y avait quatre clubs : Šumadija (serbe), Zrinjski (croate), Zmaj od Bosne (musulman) et Sloboda (club ouvrier). « J’ai joué un temps à Sloboda, inter gauche, mais quand on a exigé de nous, avant chaque match, de remonter en maillots et chaussures aux pieds la rue principale de la maison des Travailleurs jusqu’au terrain de football, nous, les élèves, avons refusé car la direction de notre école nous interdisait de jouer au football, et nous avons changé de club ; je suis allé à Šumadija. » Décrivant la nuit qui vit l’arrivée des Allemands à Tuzla le 10 avril 1941, Selimović dit : « Je pensais à fuir en Serbie ou chercher le lendemain quelqu’un pour partir avec moi. Pourquoi aller en Serbie alors que les allemands s’y trouvaient aussi ? Je ne sais pas, mais il fallait que j’aille en Serbie. » Ibid., p. 86.

[7] Ibid., p. 76.

[8]  Ibid., p.20.

[9]   Meša Selimović, Le Derviche et la mort, Œuvres complètes, livre 4, Belgrade, 1983, p. 446.

[10] Souvenirs, op. cit., p. 23.

[11] Principal organe religieux islamique dans une région. (Note du traducteur.)

[12]  Souvenirs, op. cit., p. 22.

[13] Le Derviche et la mort, p. 445.

[14] Cette position est celle de l’auteur, comme nous pouvons le voir dans Souvenirs : «  Djemaïl symbole de la Bosnie, je l’ai décrit dans Le Derviche et la mort, p. 52.

 

« Meša Selimović et bošnjaštvo », Narod na medji [Le peuple au milieu du gué],  Srpska književna zadruga, Belgrade, 2011, p. 65-80.


Traduit du serbe par Alain Cappon


Date de publication : juin 2021


Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
- See more at: http://serbica.u-bordeaux3.fr/index.php/revue/sous-la-loupe/164-revue/articles--critiques--essais/764-boris-lazic-les-ecrivains-de-la-grande-guerre#sthash.S0uYQ00L.dpuf

Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

 Mentions légales
UMB logo Bx CLARE logo logoMSHA Logo MKS
Designed by JoomShaper