Staniša Tutnjević

Meša Selimović et la question de l’identité

- Extraits -

Obradović by Uroš Predic
Meša Selimović
(1910-1982)

Quand les longues années d’efforts créatifs de Meša Selimović eurent porté leurs fruits sous la forme du roman Le Derviche et la mort qui, en peu de temps, obtint une reconnaissance générale et devint rapidement le roman culte de la littérature yougoslave de l’époque, il s’ensuivit une situation telle qu’elle ne pouvait rester sans certaines conséquences.

Quelle situation, et quelles conséquences ?

Meša Selimović vivait à Sarajevo où il jouissait d’une assez bonne réputation en tant qu’écrivain, accomplissait d’importantes tâches de direction dans le domaine de la culture et, membre et représentant de l’élite intellectuelle chez les partisans et dans le parti, exerçait une autorité et une influence visibles dans la vie littéraire, culturelle et artistique de la Bosnie-Herzégovine. Dans la littérature yougoslave d’alors on le tenait pour l’un des écrivains bosno-herzégoviniens de premier plan parmi lesquels, exception faite de ceux qui avaient quitté la Bosnie auparavant (Ivo Andrić, Branko Ćopić, Skender Kulenović), rares étaient ceux suffisamment cotés pour appartenir à la couche supérieure, la plus représentative de la nomenklatura littéraire yougoslave. Dans cette situation Meša Selimović, du reste comme tous les autres écrivains de B-H, s’efforçait d’asseoir sa réputation littéraire aussi à Belgrade, ce qui, au final, était l’aune à laquelle se mesurait le succès de tout écrivain yougoslave. C’est là l’histoire classique du centre et de la périphérie, de la métropole et de la province, de la métropole insensible, satisfaite d’elle-même qui mésestime les aspirations et succès de la province, tandis que la province trop sensible s’efforce quant à elle de justifier son infériorité créatrice réelle ou prétendue en pointant l’iniquité et le monopole du centre littéraire qui n’accepte pas les écrivains des petits centres culturels.

Ce mécontentement qui avoisinait la colère de voir Belgrade l’ignorer lui, mais aussi d’autres écrivains de Bosnie-Herzégovine et lui vouer un respect insuffisant,  Meša Selimović l’exprimait en quelque sorte lui aussi. En témoigne, entre autres, plusieurs lettres adressées à Miodrag Maksimović au cours des années 1960[1]. Dans l’une d’elles, il mentionne l’offre des « gentilles et honnêtes personnes de Zagreb » de l’inclure dans une « édition des œuvres choisies des écrivains croates », ce qu’il ne pouvait accepter se sentant appartenir au milieu littéraire belgradois dont il espérait de plus fréquentes propositions de collaboration et une plus grande compréhension : « Le malheur, mon cher frère, est que je ne peux retourner mon ćurak[2] en fonction des changements de temps ou des vagues de colère (hélas, justifiées) et si je le pouvais, je ferais comme que d’ordinaire les rejetés. Cela ne m’arrivera pas », poursuit Selimović, « car en 1941, je me suis montré assez fou pour écrire, au temps des oustachis, que je suis Serbe. Á ce sujet je n’ai nullement à m’interroger. »[3] À l’évidence donc, Selimović se recommande absolument de Belgrade littéraire comme centre où confluent et paraissent sous forme réduite toutes les valeurs les plus importantes de la littérature yougoslave de l’époque. Il renforce de manière indirecte cette recommandation par le recours dans cette lettre à la variante ékavienne de la langue qui n’était pas la sienne, maternelle, que d’ailleurs il ne pratiquait pas et notamment dans les échanges spontanés avec ses amis, et dénote ainsi directement sa détermination nationale, ce qui, alors, n’était pas franchement souhaité, à tout le moins dans les manifestations publiques.

Écrite en mars 1964, cette lettre précède de deux ans la parution du Derviche. L’un des écrivains les plus en vue, les plus actifs et engagés de B-H, Selimović participait alors, naturellement, à la majorité des grands événements et manifestations littéraires yougoslaves, accédait aux forums littéraires, publications et élections au niveau fédéral, c’est-à-dire yougoslave. Avec la parution en 1966 du Derviche et la mort, tout changea brusquement. […]

Avec audace et courage Predrag Palavestra saisit l’occasion pour inclure, outre plusieurs écrivains serbes de Bosnie, Meša Selimović dans son livre Posleratna srpska književnost 1945-1970 [La Littérature serbe de l’après-guerre] publié en 1972. Meša Selimović fut dès lors traité de manière visible, « transparente » dirait-on aujourd’hui, en écrivain serbe. En quoi ce geste de Palavestra allia audace et courage ne peut se concevoir qu’à la condition de prendre en considération le contexte politique et littéraire dans lequel il fut accompli. Avertissement avait été lancé que toute déclaration ou autre forme d’homogénéisation nationale, y compris celle qui se ferait par le biais de la littérature, ne serait pas bien acceptée et, s’agissant surtout de la création littéraire en Bosnie-Herzégovine, que la préférence devait être donnée au critère républicain. Traiter les écrivains serbes de Bosnie comme appartenant à la littérature serbe au sens large (ce qui valait aussi pour les écrivains croates par rapport à la littérature croate dans son ensemble) était alors quelque peu méprisable, mais inclure des écrivains musulmans dans la littérature serbe ou croate, quand bien même la chose n’était pas aussi insolite dans les périodes précédentes, représentait un degré de transgression nettement plus élevé considérant les attentes de la nomenklatura de l’État et du parti en B-H. Ce « péché » idéologique valut à Predrag Palavestra une avalanche de critiques. Selimović en personne, parmi d’autres, prit sa défense. Le 12 juin 1973 il écrivit une lettre dans laquelle il dit approuver le geste de Palavestra et expliqua ce qui le fondait, lui, à se considérer Serbe. Il adressa cette lettre au journal Politika qui, ni alors ni plus tard, ne la publia. Predrag Palavestra en possède l’original, il m’en a donné une copie et l’autorisation d’utiliser publiquement son contenu, ce que j’ai fait dans mon livre Nacionalna svijest i književnost Muslimana [La conscience nationale et la littérature des Musulmans] publié en 2004. Cette lettre, qui précède de trois ans le célèbre Testament de Meša Selimović, est datée du 3 mars 1976 et conservée à la SANU, l’académie serbe des Sciences et des Arts ; le plus essentiel qui se trouve dans le Testament avait été exprimé auparavant dans la lettre susdite. Ce plus essentiel, il nous faut donc le citer d’après celle-ci.[4]

Je suis d’une famille musulmane de Bosnie mais, par mon appartenance nationale, Serbe. J’appartiens autant à la littérature serbe qu’à la littérature bosniaque car je respecte de manière égale mon origine et mon autodétermination, et sur les plans émotionnel et spirituel je suis pareillement lié à l’une et à l’autre.

Voici, maintenant, la manière dont les choses sont présentées dans le Testament :

Je suis issu d’une famille musulmane de Bosnie, mais par mon appartenance nationale je suis Serbe. J’appartiens à la littérature serbe et je tiens la création littéraire en Bosnie-Herzégovine, à laquelle j’appartiens également, pour un centre littéraire régional et non pour une littérature particulière de langue serbo-croate. Je respecte semblablement mon origine et mon autodétermination car je suis lié à tout ce qui a façonné ma personnalité et mon travail. Je considérerais toute tentative de les disjoindre, à quelque fin que ce soit, comme un mauvais usage de mon droit qui est garanti par la constitution[5].  [...]

Selimović est resté durablement conséquent avec ses principes. En avril 1980 il écrivit à la maison d’éditions Nolit une lettre de ce contenu :

On m’a informé que Nolit préparait une édition du Srpski roman [Le Roman serbe] qui doit rassembler les œuvres de créateurs contemporains. J’ai appris, de même, que la rédaction de Nolit rencontrait certaines difficultés sur la question de l’appartenance nationale de certains écrivains de régions de langue serbo-croate. Dans la mesure où la rédaction du Roman serbe entendait y inclure certains de mes romans et quelle ne la pas fait pour des raisons sans rapport aucun avec des critères littéraires , je souhaiterais vous apporter mon concours s’agissant de votre éventuelle indécision.[6]

Ce concours, c’était le rappel d’un événement survenu quand son roman Le Derviche et la mort entra dans l’édition Srpska književnost u sto knjiga [La Littérature serbe en cent livres] :

Dans la bibliothèque Srpska književnost u sto knjiga  de 1972 figure aussi mon roman Le Derviche et la mort. Les éditeurs, Matica srpska et Srpska književna zadruga, tout comme le conseil éditorial commun où siégeait Ivo Andrić, savaient parfaitement que je suis un écrivain qui appartient à la littérature serbe. Outre l’honneur qui m’était fait de m’inclure dans une édition aussi remarquable, j’ai ressenti une grande satisfaction à voir que mon appartenance littéraire était si naturellement sous-entendue.

Indépendamment des divisions et partages intervenus chez nous entre-temps dans la vie littéraire, je ne pourrais trouver aucun raison pour modifier quoi que ce soit dans mon identité littéraire personnelle. Je considère qu’il est de mon droit garanti par la Constitution, en tant que citoyen et écrivain, d’appartenir à la nation serbe et à sa littérature... »[7]

[…]

NOTES

[1] C’est Risto Trivković qui s’est le plus souvent élevé sur le manque de considération avéré ou supposé pour le milieu littéraire de Sarajevo qu’affichaient les « métropoles » de Belgrade et Zagreb. Avec obstination il a apporté des exemples de ce dédain (accès limité aux magazines et manifestations littéraires, réceptions critiques trop rares des écrivains de Bosnie-Herzégovine dans les magazines et anthologies « des capitales », prix et autres récompenses, etc.) De façon identique a réagi, par exemple, Borivoje Jevtić pendant la période de l’entre-deux-guerres.

[2] Sorte de veste (Note du traducteur).

[3] Lettres inédites de Meša Selimović, Koraci [Les Pas], N° 3-4, 1987, pp. 221-222.

[4] La lettre est reproduite dans son intégralité dans mon livre Nacionalna Svijest i književnost Muslimana, Narodna knjiga-Institut za književnost i umetnost, Belgrade, 2004, p.118.

[5] Le Testament de Meša Selimović se trouve dans le Recueil historique des archives de la SANU sous le N° 14441.

[6] Radovan Popović, « Meša Selimović dogma i život [Meša Selimović dogme et vie], Politika, 20 avril, p. 16 et 30 avril 2010, p. 18.

[7] Radovan Popović, op. cit., Politika, 1-3 mai 2010, p. 32.


« Meša Selimović i pitanje identiteta », in Razmedja književnih tokova na slovenskom Jugu [Lignes de démarcation dans le Sud slave], Glasnik, Belgrade, 2011, p. 345-349.


Traduit du serbe par Alain Cappon


Date de publication : juin 2021


Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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