Predrag Palavestra
L’art de la comédie de Branislav Nušić
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Personnalité centrale de toute la littérature dramatique serbe de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, Branislav Nušić (1864-1938) fut le seul et authentique écrivain de théâtre de l’âge d’or et de l’époque du modernisme. Après Jovan Sterija Popović, il est le plus grand auteur serbe de comédies et le plus réputé. Son œuvre ample et variée dépasse les limites de l’époque et de la culture dont il était issu. Par sa perception de la psychologie de la province serbe, des particularismes de race et de mentalité des populations vivant à la Porte du Levant, Nušić se range parmi les premiers écrivains de comédies des Balkans de l’époque moderne : il a su avec aisance et efficacité marier le local et l’universel, l’individuel et le collectif, le personnel et l’archétypal. Brillant portraitiste de la trempe réaliste, doté d’un penchant marqué par le comique et la caricature, il a créé une vaste galerie de personnages appartenant à la petite-bourgeoisie serbe et au milieu provincial.[1] Il a dépeint de nombreux traits refoulés et cachés de la mentalité bourgeoise dans la culture serbe accablée par de tenaces préjugés patriarcaux et une insatiabilité de coquette à se conformer à toute mode nouvelle.
Nušić est le créateur d’un monde quelque peu paradoxal qui, extérieurement, conserve toutes les caractéristiques réalistes du temps, du lieu, et de personnages venus en littérature en droite ligne de la vie. À l’intérieur de ce monde il construit un espace surréel dépourvu de toute caractérisation sociale, historique ou raciale du sol serbe et balkanique, un espace intemporel, immuable dans l’intimité et la chaleur de l’humanité au sens large. Cet espace peut se percevoir plus aisément et plus totalement au sens anthropologique qu’au sens historique car le comblent des situations universelles et des tempéraments communs. Il résonne d’un rire puissant et sain qui monte et dépasse toutes les modalités de rang inférieur pour atteindre le niveau supérieur de la réalité esthétique – le plan de l’imagination littéraire la plus pure et la plus durable qui se réalise comme une sainte offrande venue de la miséricorde divine.
La culture du rire
Auteur de comédies doté d’un talent comme il en naît peu, Nušić était le meilleur dans la variation de l’humour et du rire explosifs ; il se montrait tantôt terre à terre, médiocre et lascif, tantôt amer, lourd et équivoque. Son rire n’a pas un sens et un contenu susceptibles de s’épuiser et de s’éteindre, il est authentique comme l’eau et l’air, sans cesse en renouvellement, étincelant, flamboyant, bouillonnant, écumant. Nušić incarne l’état d’esprit du peuple serbe au début du XXe siècle, l’essence de sa gaîté vitale et de sa persistance. Il est la meilleure expression de la culture du comique serbe moderne qui, par ses loufoqueries et circonvolutions, surmonte de manière critique les infortunes de l’Histoire et élève l’esprit humain jusqu’à la sérénité céleste. Écrivain et publiciste à l’énergie infinie, Nušić est dans le même temps un grand auteur réaliste, un chroniqueur de la société et un critique de la pauvreté d’esprit de la petite-bourgeoisie serbe. Parlant un jour de l’attraction exercée par ses comédies qui, partout et sans difficulté aucune, établissaient un contact naturel et ouvert avec le public, il révéla cette projection anthropologique de la critique sociale qui va bien au-delà de l’Histoire et des classes
« Je me suis souvent demandé ce qui, dans mes pièces, fait systématiquement rire le public. Voici ce que j’ai pu constater : ce n’est ni un joli jeu de mots, ni un retournement de situation inattendu, une allusion caustique ou une plaisanterie ordinaire. Tout cela existe chez moi mais ce n’est pas, ceci dit sans modestie, ce qui, pour le public, rend Nušić attirant. Mon succès, si succès il y a, c’est d’avoir réussi à amener le public à attendre quelque chose de moi. À attendre un soutien dans ce qu’il fait, un appui dans ce qu’il souhaite, une approbation dans ce qu’il pourrait entreprendre. À la condition, bien entendu, que ce qu’il fait, souhaite, pourrait entreprendre relève de l’interdit. […] Un tel éclairage de l’œuvre vu de la perspective d’une situation sociale désordonnée libère le public du désagrément ‘de pécheurs et de délinquants potentiels’, et déclenche chez lui un rire de soulagement. Il importe cependant que les parties « négatives » soient toujours celles qui existent quelque part dans l’atmosphère ambiante, qu’elles soient en suspens dans l’air au-dessus de nous, qu’elles soient actuelles : parallèlement, elles ne doivent pas se rapporter au seul instant présent mais pouvoir survenir en tout temps et en tout lieu, se rattacher à l’homme et à sa nature, au passé, au présent, au futur. »[2]
Le nouveau siècle qui s’ouvre voit Nušić engagé dans la seconde phase de son travail littéraire. Elle pourrait être tenue pour une forme de catharsis spirituelle, créatrice et stylistique. Se détournant de la comédie son attention se porte sur le drame et le théâtre naturaliste moderne, sur les textes en prose, nouvelles et romans, sur les travaux de publiciste. […]
Toutefois, sentant ce que le public recherche et aime, après la Première Guerre mondiale Nušić revient à la comédie qui lui a valu nombre de succès. Les possibilités qu’elle offrait répondait pleinement tant à son sens inné du comique qu’à son tempérament de pur rieur, nature qui s’incarnait dans la prodigieuse magie de la langue, dans le parler écumant, étincelant de la rue à Belgrade. Nušić l’a transposé sur la scène et en a fait l’idiome principal de la comédie serbe. Vers la fin de sa vie seulement, les réflexes sociaux s’étant de nouveau enflammés en lui, il reviendra à l’inspiration dramatique et parviendra dans Le défunt à réaliser cet idéal jamais atteint du début du siècle – la réunion du burlesque et du drame moral, la création d’un divertissement théâtral qui associe rigueur réaliste et gaîté comique, comédie naturaliste et satire sociale.
Belgrade et la dramaturgie de la ville
À en juger par tout ce qu’il a écrit Nušić était un véritable écrivain de Belgrade, nullement un chroniqueur local ou un photographe de province, mais le créateur d’une vaste et prodigieuse galerie de portraits, l’administrateur d’une grande scène sur laquelle les représentations ne s’interrompent jamais et où seuls les acteurs changent tandis que les rôles et les masques restent les mêmes.[3] Cette scène grandiose a parfois des airs de foire ou de chapiteau de cirque mais même alors le charme, l’esprit, l’humour et le rire tranchant ne lui font pas défaut. Nušić savait se montrer superficiel, plat, voire médiocre, mais il n’était jamais ennuyeux ; il pouvait être banal, même côtoyer la périlleuse frontière de la vulgarité, jamais il ne faisait preuve de cruauté ou d’insensibilité ; il calculait par avance les effets qui seraient produits mais jamais n’était futile. Il riait de bon cœur, convaincu que le rire guérit et répare, atténue les douleurs et desserre l’étau des idées noires car il invite qui est dans l’infortune à considérer les choses également par leur côté amusant et ainsi, du moins en apparence, à alléger le fardeau qu’il lui faut porter. Le destin de l’individu et celui du peuple, le destin de la ville qui naît et celui de la culture qui se métamorphose, Nušić les voyait à travers le prisme du rire ironique, avec la malice du blagueur et du dompteur de bêtes amusantes, mais toujours avec chaleur et amour. Il savait qui il était, d’où il venait, sur qui il écrivait, et qui l’écoutait et le lisait. Il ne commettait aucune erreur sur lui-même ou sur les autres[4] mais dans toute obscurité il distinguait une lueur de sérénité, une minuscule porte ouvrant sur la lumière du jour.
Il donnait lui-même une estimation exacte de sa plus grande contribution créatrice à la culture et à la littérature serbes : « La dialectique de la vie s’étend tant dans sa forme que dans sa substance entre deux pôles : le tragique et le comique, et dans la vie concrète il n’y a pas de fait ou d’expression qui survienne sans toucher ces deux polarités. L’auteur de comédies fait toujours sien le point comique, mais cela ne l’empêche nullement de se tenir aussi sur la ligne de l’autre extrémité. Ces pôles, tragique et comique, sont d’autant plus proches l’un de l’autre, et l’espace qui les sépare d’autant plus réduit, que le milieu social est jeune et dans une phase de formation inachevée. […] Dans notre milieu où bondir de ses sandales pour enfiler le froc est tellement soudain et vertigineux, où la distance est si courte entre la cuillère à pot et la tribune publique où montent les tribuns féminins, la comédie ne peut pas toujours éviter le côté tragique du comique ni le côté amusant du tragique. Il n’est donc pas si paradoxal d’affirmer : la tragédie s’exprime avec davantage de force dans un cadre comique, tout comme une photographie sombre apparaît plus plastique dans un cadre lumineux. »[5]
Notes :
[1] Slatko Leovac, Branislav Nušić, Portrait d’écrivains serbes du XIXe siècle, [Branislav Nušić, Portreti srpskih pisaca XIX veka], Belgrade, 1978, pp. 299-319.
[2] In Josip Kulundžić, « Les notes sur Aga » [Zapisi o Agi], Pozorište, 1964, n° 5-6, p. 5-6.
[3] Velibor Gligorić, Branislav Nušić, Belgrade, 1964, p. 55 ; Belgrade dans la littérature dramatique de l’époque entre 1900 et 1914, Ombres et rêves [Beograd u dramskoj književnosti epohe između 1900 i 1914, Senke i snovi], Belgrade, 1970, pp. 29-46.
[4] Ibid.
[5] Branislav Nušić, Œuvres complètes [Sabrana dela], vol. XXIV, Belgrade, 1935, pp. 7-8.
In Предраг Палавестра, Историја модерне српске књижевности [Histoire de la littérature serbe moderne], СКЗ, Belgrade, 1986, рp. 439-441 ; 449-451.
Traduit du serbe par Alain Cappon
Date de publication : octobre 2022
Date de publication : juillet 2014
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