In memoriam

Dragoslav Mihailović 

(1930-2023)


Apollinaire soldat en 1916


Romancier, nouvelliste, auteur de pièces de théâtre et membre de l'Académie serbe des sciences et des arts (SANU), Dragoslav Mihailović est décédé à Belgrade le 12 mars 2023.

Né le 17 novembre 1930 à Ćuprija, en Serbie, Dragoslav Mihailović a fait ses études à la faculté de philologie à Belgrade. Après avoir exercé diverses activités (il fut, entre autres, lecteur de serbo-croate à l’Université de Poitiers), il s’est entièrement consacré à l’écriture.

Ses deux livres sont jusqu’à présent traduits en français :
le roman Quand les courges étaient en fleurs (trad. par Jean Descat, Gallimard, 1972) et le recueil de nouvelles Bonne nuit, Fred (trad. par Harita et Francis Wybrands, L’Age d’Homme, 1985).

 

Profondément enraciné dans la culture nationale, empreint de son esprit et fidèle à sa tradition, Dragoslav Mihailović – nouvelliste, romancier et auteur de pièces dramatiques – est considéré aujourd’hui comme un classique respecté par la critique et apprécié par le grand public. Fin connaisseur de « l’âme populaire », humaniste sensible aux souffrances humaines, en particulier à celles infligées par une société brutale et un régime hypocrite, Mihailović a très vite acquis la réputation de porte-parole des humbles, des déshérités et des humiliés avant de se faire l’avocat compatissant des victimes de la répression titiste.

Ses premiers livres – le recueil Bonne nuit, Fred [Фреде, лаку ноћ, 1967] et le roman Quand les courges étaient en fleurs [Кад су цветале тикве, 1968] – suscitèrent un vif intérêt et propulsèrent leur auteur sur le devant de la scène littéraire. Enchantée, la critique le présenta comme l’un des principaux instigateurs d’un nouveau courant nommé « la prose de la réalité » : elle loua en particulier son talent de conteur-né au verbe simple mais puissant ainsi que son audace dans le traitement de la réalité et des thèmes perçus alors comme « délicats ». Les deux romans qui suivirent – La Couronne de Petrija [Петријин венац, 1974] et Les traîneurs de bottes [Чизмаши, 1983] – trouvèrent eux aussi un large écho auprès du public et lui assurèrent définitivement une place importante dans la littérature serbe contemporaine.

Les héros de Mihailović – tels Lilika, petite fille maltraitée, Ljuba le Champion, ex-boxeur poussé à l’exil, Patrija, paysanne superstitieuse mais sage, ou, encore, Žika Kurjak, malchanceux sous-officier de l’Armée royale yougoslave – sont des êtres simples, issus du petit peuple, fatalement voués à l’échec ou entraînés dans le mal. Confrontés à de difficiles situations existentielles, ils sont les victimes tragiques des circonstances sociales et politiques ou de leurs propres passions. Ils cherchent désespérément à comprendre les mystères impénétrables de leurs petites vies, tout en sachant que l’on n’échappe pas à ce qu’ils nomment le destin. Pour narrer leurs existences ratées ou gâchées mais toujours émouvantes, l’écrivain recourt le plus souvent au skaz : entièrement relaté à la première personne, par la voix d’un héros-narrateur typé qui s’exprime toujours dans l’idiome coloré de son milieu social, le récit se présente sous la forme d’une confession faite à un interlocuteur fictif, dont la présence est sous-entendue ou évoquée, mais qui n’intervient jamais dans le texte. Ce mode narratif simple a évidemment pour but de renforcer l’illusion de la véracité de l’histoire racontée tout en prenant le lecteur au piège : de fait, celui-ci s’identifie à cet interlocuteur fictif et assume le rôle de témoin, voire même de complice.

Humaniste sensible aux douleurs des autres, Dragoslav Mihailović a vécu lui aussi une expérience traumatisante : en 1950, il est arrêté et incarcéré dans le tristement célèbre camp de Goli otok (L'île nue) au large de la côte adriatique où il aura l’occasion de faire la terrible expérience des méthodes de « rééducation » du régime titiste. Il en parlera dans plusieurs de ses ouvrages. Le Goulag yougoslave est d’abord évoqué dans son livre-maître Quand les courges étaient en fleurs, certes en filigrane, mais sans avoir pu déjouer pour autant la vigilance de la censure qui interdira la pièce de théâtre adaptée du roman. Après la chute du communisme, l’écrivain revient sur ce sujet qui demeura tabou tout au long du règne de Tito et fait paraître, durant les années 1990, un recueil de nouvelles, La chasse aux punaises [Лов на стенице, 1993], un roman Les malfaiteurs [Злотвори, 1997], et plusieurs volumes de prose documentaire intitulée simplement L’île nue I-V [Голи оток, 1990-2012].

Tous décrivent en détail et avec force, chacun à sa manière, les mécanismes de l’horrible « système de rééducation » titiste mis en œuvre après le conflit qui opposa Tito et Staline de 1948. À l’instar d’un Soljenitsyne, poussé par le devoir éthique, par le besoin de témoigner d’un odieux crime politique dont il fut lui aussi victime, Mihailović a tenté de dépeindre les multiples faces du Mal engendré par les repressions auxquelles le régime soumit les personnes soupçonnées de « trahison » et accusées d'être des « ennemis du peuple » et du « pouvoir populaire ». En se référant à sa propre expérience carcérale mais aussi à celles d’autres personnes qui ont réellement existées, l'écrivain nous offre dans ces ouvrages toute une galerie de portraits où dominent évidemment ceux des victimes, d’innocents pour la plupart condamnés pour un prétendu délit d'opinion. Mihailović met naturellement l’accent sur leurs souffrances destructrices et humiliantes mais dans le même temps dénonce l’inhumanité de leurs bourreaux : les hommes politiques, Tito et ses acolytes, selon lui principaux responsables de ce crime politique, mais aussi ceux qui étaient chargés de faire le « sale boulot » – « rééduquer » les prisonniers et les soumettre à toutes sortes de torture psychique ou physique. L'un de ces derniers est justement « le héros » principal des Malfaiteurs.

Parmi d’autres œuvres faisant partie du riche opus narratif de Dragoslav Mihailović, il convient d’en citer encore trois. Le roman La Morava brûle [Гори Морава, 1994] se présente comme une mise en fiction des souvenirs de l’auteur évoquant son enfance et sa jeunesse, ses premiers traumatismes et malentendus avec le monde. Dans le roman Le troisième printemps [Треће пролеће, 2002], l’écrivain revient à l’époque de la Yougoslavie titiste à travers le personnage d’un ancien « soldat » du Parti, devenu un avocat apprécié, qui n’arrivera pas à échapper à son passé de « chien titiste ». Et enfin le recueil de nouvelles La survivance [Преживљавање, 2010] publié l’année du quatre-vingtième anniversaire de l’auteur dans lequel domine un sentiment de résignation et le constat que la vie, réduite à la survivance, aurait pu et aurait dû être vécue différemment. 

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