Georges Nivat

ELOGE DE DOBRITSA TCHOSSITCH

 

 

Cosic_Dobrica
 
D. Tchossitch / Ćosić

 

Tchossitch est sans doute le dernier des grands romanciers que l’Europe ait produit. Son œuvre a l’ampleur, l’intensité, et la force tragique d’une épopée. Comme toute épopée elle dit une catastrophe, celle de la mort de la Serbie d’antan, paysanne et moderne, ardente au sacrifice et industrieuse. La Serbie est sa matière épique, parce qu’il est serbe, mais aussi parce que la Serbie est la dernière nation européenne qui ait résisté au nivellement de la culture traditionnelle par la civilisation industrielle et la perte du visage propre. En cela son entreprise romanesque, immense machinerie poétique qui moud plusieurs générations, plusieurs familles, plusieurs âmes d’élite ressemble à celle de Tolstoï et de Soljenitsyne. Comme eux deux, il est « en réaction ». Une réaction lucide, désespérée, qui lutte contre la mort, et qui se sait vaincue d’avance. Prerovo est aussi inoubliable comme locus poétiques que Otradnoïe de Guerre et Paix, ou Lotariovo de Mars 17. Ce sont des nœuds de poésie sensuelle, d’harmonie perdue entre les générations d’humains, entre l’humain et l’animal, entre l’humain et la vie. « Il y a beaucoup de têtes humaines sur cette terre qui valent moins qu’un bœuf ou qu’un beau fruit », dit un personnage du Temps du mal.  

Tchossitch est grand parce qu’il réunit dans son immense épopée en prose les grandes paires contrastées qui font la substance humaine, et qui, depuis Homère et Virgile, construisent le temps poétique : la jeunesse et la vieillesse, la bonté et la cruauté, le courage et la peur, la guerre et la paix, l’agriculture et les arts, les hommes et les dieux.   

La guerre, en particulier est magnifiquement peinte. Les jeunes hommes partant à l’hécatombe savent qu’ils vont mourir. Ils se saoulent, ils jouent aux cartes, ils maudissent les rois, ils attendent la mort. Une extraordinaire et violente métamorphose les change de grands enfants en hommes vieillis par la mort. Peut-être Tchossitch a-t-il sur ce point surpassé Tosltoï.

Car, comme Soljenitsyne, Tchossitch dialogue avec Tolstoï, précisément parce que Tolstoï a réussi à apparier ces grandes antinomies de l’histoire et du destin humains. Il faut un enracinement absolu dans le local pour parvenir à cet universel de l’homme. L’enracinement de Tchossitch dans le terroir serbe, dans l’histoire serbe du XXe siècle est la raison d’être de son œuvre, mais n’en est aucunement une limitation, mais bien au contraire – la condition même de son accès à l’universel. Il faut donc saluer ce dernier aède de l’universel que l’Europe nous ait donné. Tout le reste est secondaire, quand on se met à la bonne distance pour juger de cette œuvre superbe, tragique et porteuse de bienfaits, comme Virgile définit les grands artistes : par son existence même, elle nous réconcilie avec nous-mêmes.


Date de publication : septembre 2011

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