Boris Lazić

ELIZEJSKA TRILOGIJA / LA TRILOGIE ELYSÉENNE DE ZORAN BOGNAR

essai d’anthropologie poétique sur fond de guerre civile



Bognar_-Elizejska_trilogija

 

Résumé : L’œuvre poétique de Zoran Bognar (Vukovar, 1965) est représentative de la poésie de sa génération. L’article représente une analyse de l’anthologie de poésie de Zoran Bognar, une étude des formes et des idées qui lui sont propres. L’analyse situe celle-ci par rapport à l’anthropologie et la gnoséologie du poète, dans le cadre de son cheminement littéraire et intellectuel.

Mots-clés : dérision, gnose, éthique, métaphysique

La trilogie Elyséenne rassemblait, en 2000[1], l’essentiel de l’œuvre poétique de Zoran Bognar, poète serbe contemporain. Construite sous forme d’anthologie personnelle, tentative de revue critique de l’œuvre produite à ce jour, La trilogie Elyséenne représente un essai poétique et métaphysique singulier sur la société actuelle. Ce recueil est, en ce sens, un ouvrage d’intérêt pour l’étude d’une fin de siècle qui, dans l’espace yougoslave, rime aussi avec la fin d’un Etat commun, la fin d’un espace pluriculturel commun, la fin de traditions perçues comme communes.  

Né à Vukovar (Croatie – République Serbe de Krajina, Syrmie occidentale entre 1991 et 1995) en 1965, Bognar publie ses textes de jeunesse au moment de la première crise financière qui suit la mort de Tito (les années 80 sont, sur le plan économique, une ère dite de « Stabilisation » – pour reprendre le terme en vogue à l’époque – et, sur le plan politique, une ère d’ouverture assez laborieuse au pluralisme démocratique). Il appartient à la génération qui, au seuil de la maturité, assiste à la décomposition de l’Etat fédéral. En 1987, à vingt-deux ans, il subit le fouet de la censure pour son recueil The United States of Yougoslavia. Le discours socialiste lui reproche son ton ironique et libertaire, la censure nationaliste croate son expression ékavienne. D’abord interdit de publication en Croatie et en Bosnie, le livre finira par paraître à Sarajevo sous un autre titre : ZEMLJA GOSPODARI PODzemljom / La terre gouverne le Souterrain [2].  

Sa poésie garde en mémoire les eaux puissantes du Danube et des rivières de Pannonie. Ces eaux, dans sa quête poétique, deviennent l’élément primordial de son monde. Eaux en tant que lieu de l’abysse, de l’abyme, lieu de la mise en abyme de l’intellect, de l’âme, des rapports humains, – ces eaux deviennent, au fil de son œuvre, lieu de naufrage de l’homme (l’ancien homme de Zoran Bognar appartient à un contexte historique définit : il s’agit de l’homme socialiste, il s’agit de la société telle que définie par l’expérience socialiste yougoslave). En ce sens, Novi potop /  Le nouveau déluge, premier volume de sa trilogie, s’offre au lecteur en tant que nouveau livre de la connaissance – gnose nouvelle –, travail poétique à mi-chemin entre un Oscar Milosz et un Allen Ginsberg. De Milosz, Bognar retient cette recherche de définition de gnose individuelle, d’une pensée poétique et métaphysique individualisée qui tireraient racines des mondes bibliques et hellénistiques. Gnose orientée vers la vie intérieure, vers la réalité de l’homme spirituel et les besoins de cette spiritualité. De Ginsberg, Bognar retient l’idée d’engagement et se définit – en témoignent ses nombreux poèmes – comme poète de l’engagement, créateur d’une poésie sociale et politique qui joue volontiers entre la dérision et le dégoût.  

La poésie métaphysique de Bognar s’encre dans la réalité historique de la Yougoslavie titiste. La poétisation de l’histoire – tradition serbe s’il en est – et, à travers l’histoire, celle de la société, tend à rejoindre les pensées essentielles de la philosophie (notamment dans le poème « ZEMLJA GOSPODARI PODzemljom / La terre gouverne le SOUterrain ») où l’idée de Néant, aboutissement dernier de toute activité et création humaine se présente comme étant une des réalités primordiales toujours présente à l’esprit du poète (toutefois, il ne s’agit là que d’une pointe extrême de sa vision poétique, mesure et critère philosophique permettant au poète de situer sa voix dans le théâtre de la comédie humaine).

La terre gouverne le SOUterrain

EN VAIN TU CHERCHES TON CHEMIN
VERITABLE SUR TERRE TOUS LES
CHEMINS MENENT SOUS ELLE...
Les Seigneurs du SOUSterrain sont sous terre.
La Musique est sous terre, la peinture est sous terre.
        la littérature est sous terre, la philosophie est
        sous terre, l'art est sous terre...
Hendrix est sous terre et Léonard de Vinci est sous terre,
        Nietzsche est sous terre, Krleža est sous terre,
        Ujević est sous terre, Platon est sous terre
        et Mozart est sous terre.
Le passé, le présent et le futur sont sous terre...
Le Christ est sous terre, Bouddha est sous terre, Osho est
        sous terre, l'arche de Noé est sous terre, le moyen
        âge est sous terre, le nouvel âge est sous terre,
        l'énergie électrique est sous terre et l'ordinateur
        est sous terre, le ZX2YHX est sous terre.
La marijuana, le LSD, le trip, l'opium, l'héroïne et le Hachisch
        sont sous terre.
Tout ce qui peut être dit a déjà été dit, tout ce qui peut se conquérir
        a déjà été conquit, tout ce qui a pu naître est déjà né et se trouve
        déjà sous terre. Comprend-le ! Comprend-le ! Tout est sous terre.
        Le monde est sous terre.
Les réincarnations sont sous terre, les utérus sont sous
        terre, l'inconscient est sous terre, les idéaux sont
        sous terre et l'amour est sous terre, l'éternité est sous terre.
La terre gouverne le SOUterrain, la terre est sous terre. 
                                                                                           Vukovar, 1986.

Dans le premier volet intitulé « Igra senki / Le jeu des ombres », Bognar se présente comme moraliste. Héritier de la poésie contestataire et notamment du Beat américain, narratif et sec plus que lyrique et enjoué, il considère maux et tares de son époque depuis un promontoire moral. Préoccupations éthiques sur fond de manipulations des masses sont au cœur de ce premier volet. Le poème « PoKlon / Présent » est à ce titre exemplaire : le titre même du poème représente un jeu de mots entre les substantifs clone et présent qu’il est par nature impossible de rendre en français. Le poète considère la question du clonage dans son aspect philosophique et psychologique, insistant sur la question de l’individualité en devenir du clone. Le monde de ce « jeu des ombres » est dominé par la violence, la bestialité, l’ignorance, l’insensibilité et la suffisance de l’homme de pouvoir, suffisance, le plus souvent, symbolisée et exprimée (là est la puissance satyrique du livre) par les petits apparatchiks de province. Ce monde d’ignorance, de suffisance d’esprit et d’atrophie morale des gens de province, ce monde flaubertien est un lieu d’abattement et d’aliénation, il est la mesure de sa solitude tenace. Mesure de la solitude des êtres vivant en communauté mais détachés les uns des autres et n’aspirant qu’à la réalisation de leurs propres appétits matériels, mais aussi mesure de la solitude fondamentale de l’âme éveillée, celle du poète. Il est celui qui réprouve, exhorte et le plus souvent crache sur une morale morte née, tel un Boris Vian ou un Kamov[3]Veliki On / Le grand lui », « Lovci na pozdrave / Les chasseurs de salutations », « OK »).   

Cette critique sociale est confortée par une vision historique précise. Le drame existentiel, social, national yougoslave, c’est dès le milieu des années quatre-vingt que le poète en désigne les prémices. Relations interethniques complexes, drames nationaux occultés (notamment ceux qui ont trait aux crimes des Nazis et Oustachis perpétrés à l’encontre des Juifs et Serbes lors de la Seconde Guerre mondiale) : dès cette époque, le poète montre son inquiétude face aux questions occultées qui vont refaire surface dans le drame de la ville de Vukovar en 1991. Tout ce que Bognar pressent et redoute dans ses premiers recueils voit venir sa confirmation tragique dans le recueil Ako se mrtvi jednog dana vrate[4] / Et si les morts revenaient un jour. L’intuition poétique a vu juste : le monde ancien (la Yougoslavie socialiste) est mort sous les décombres de ses non-dits[5]. Ces non-dits ont préparé le terrain à l’apocalypse du « Nouveau déluge » : aux récidives nationalistes de tous bords ; à la spirale de la haine, attisée par la peur, qui a pour conséquence le revanchisme nationaliste et les guerres yougoslaves consécutives. La « malédiction des petites différences »[6] ethniques engendrait ainsi une nouvelle guerre fratricide.   

Mais après l’image de l’apocalypse, après ce théâtre de l’épouvante, après une guerre fratricide en partie provoquée, selon le poète, par les apparatchiks communistes, s’ouvre au poète une nouvelle connaissance de l’homme. La métaphysique de l’âme humaine, chez Bognar, est toujours liée à ses racines sociales, à sa réalité contemporaine. C’est pourquoi il y a peu de traces de symbolisme dans sa poésie. Les conséquences des non-dits yougoslaves ont été / sont tels, que le poète se sent obligé de les évoquer, de les nommer et de les invoquer afin de pouvoir, par la suite, les exorciser et s’en défaire, c’est-à-dire s’en libérer et retracer alors l’expérience de la maturité. C’est ce qu’exprime l’excellent poème « Klesari kamene kolevke / Les sculpteurs du berceau de pierre ». Cet enchevêtrement d’images de réminiscences de la tradition classique représente la quintessence de sa connaissance, de son expérience d’écrivain, de poète : c’est une somme esthétique, éthique, le texte programmatique de sa poésie :

        Les sculpteurs du berceau de pierre 
        
        Extraire l’épée de la pierre
        extraire de la flamme le tison,
        ce n’est plus de l’héroïsme.
 
        Maintenant, l’héroïsme est
        extraire les yeux de la pierre,
        extraire le cœur de la pierre,
 
        extraire de la pierre la flamme,
        extraire l’âme de cette pierre,
        extraire la pierre de la pierre
 
        et la travailler la travailler
        la travailler la travailler
        achever cette danse sur la pierre
 
        jusqu’à ce qu’elle devienne poussière.
        Le plus grand héroïsme est maintenant
        d’arracher le souffle de la pierre…

                                                           Belgrade 1992.

Le souffle est quintessence, rêve, la vie même. Il est question de rêverie de la pierre elle-même (Bognar n’a-t-il pas un roman qui porte le titre éloquent de Budno stanje sna [7]  / Etat de veille du rêve). Toute ironie ou sentiment de révolte, de dégoût, sont ici absents. La symbolisation est pure, ancienne, classique. De cette structure formelle s’échappe une sorte de chant, de refrain incantatoire, une respiration de l’âme qui se veut pure et rituelle. Par-delà la peinture du chaos des structures sociales et politiques décriées tout au long du premier volet de la trilogie, il y a, dans ces vers, un appel à plus de rigueur, à plus de travail spirituel et de construction de soi (la structure formelle, stricte et impeccable du poème agit aussi en ce sens). Le sujet lyrique évoque ici une divinité démiurge propre au romantisme, aux démons ou dieux de Byron, de Njegoš qui, à partir de la matière informe du chaos primordial, modèlent un autre monde d’ivresse esthétique.   

« Les sculpteurs du berceau de pierre » est la pièce charnière de la trilogie. Il y est question de retour sur soi, de restructuration, de reconstruction. L’homme au sein de l’anthropocentrisme de Bognar est ce poète – forgeron – démiurge qui panse sa vie, ses blessures, son passé ; il les restructure, les renomme et en dégage l’essence même où se mêlent souffrances et rêves, pour créer un hymne à la vie, à la joie d’exister, à la création. Cet hymne, chez Bognar, après le désastre de Vukovar et de la guerre civile, est un moment de grâce, de sublimation.  « Les sculpteurs du berceau de pierre » ont été publiés dans le recueil Et si les morts revenaient un jour. Ce recueil important paraît à Belgrade en 1993. Le poète aura survécu au siège de Vukovar, il y aura perdu sa maison, des proches, ainsi qu’une bibliothèque de 3500 livres, brûlés sous les bombes. Le berceau exprime à présent l’idée de maturité dans la connaissance de soi et du monde. C’est un socle éthique, arche d’un nouveau rapport au monde d’un rescapé des apocalypses yougoslaves. Et, si l’auteur porte un regard sans complaisance sur les siens, il en va de même des autres. La critique de la réalité yougoslave se double, en effet, d’une critique du discours dominant : dans les années 80 il s’agira de la critique du discours socialiste, dans les années 90 celle du discours néolibéral. La responsabilité occidentale, notamment américaine, dans le drame yougoslave, telle que la perçoit le poète, est le sujet du poème « Bordel America ». Ici aussi l’image est d’une grande simplicité, la facture du poème classique : une galère romaine navigue à travers la brume : celle-ci s’épand autour d’elle, l’isole, l’enferme et fini par devenir l’essence de son être, de sa présence au monde.

Bordel America
 
Il n'y a plus d'appréhension authentique...
Alors que tes maraudeurs aux paumes
baignées de sueur naviguent à travers
l'épaisse brume le long des rives
abruptes et imprenables la torpeur
règne sur les navires. Quam parva
sapientia regitur mundus.
Amérique, tu n'as plus de nom.
Tu es devenue un décor de pierre ;
état trouble où se mélangent
en d'irritables et exacts mouvements
l'inquiétude, la conscience et le dégoût de soi.
O toi, stroboscopie courtisane si sûre de toi
qui écarte les jambes en direction
de reliefs de mondes inconnus,
tu as si facilement oublié
la doctrine de Monroe.
O, avidité transatlantique,
c'est nous qui t'avons créé
et maintenant nous te regardons.
Tes souhaits sont plus mortels
que de l'ammoniaque.
Toutefois, ne l'oublie pas :
même les chats dépensent
leurs neuf vies
et découvrent la sainte solitude.
Quam parva sapientia regitur mundus.
 
                                               Tivat, 1996

Cet isolement, regrettable, le poète en fait le constat et, dans le même temps, il en fait le deuil. Il n’existe pas, selon Bognar, de projection dans l’avenir, de vie future, d’avenir radieux : ce qui doit être radieux l’est soi dès à présent soi n’est pas. Ce monde parallèle (un des mondes parallèles possibles, reconstruit) est intérieur : mais chez Bognar, le solipsisme s’arrête là où la jouissance esthétique s’affirme à travers l’idée de partage, de communauté spirituelle. Ce que le discours anarchisant de Bognar suggère est évident : quel que soi le moment présent, la vie de l’esprit ne cesse pas, ni le dialogue avisé entre hommes d’esprits.

 

NOTES

[1] Elizejska trilogija, Prosveta, Belgrade, 2000.

[2]ZEMLJA GOSPODAR PODzemljom, Big Ben, Sarajevo, 1987.

[3] Janko Polić Kamov (1886-1910), poète, dramaturge et nouvelliste croate. Dans ses œuvres, il problématise de manière brutale et polémique l’expérience de l’être et de ses correspondances, psychologiques, historiques et ontologiques, par essence fragmentaires, au monde.

[4] Ako se mrtvi jednog dana vrate, Kruševac, Bagdala, 1993.

[5] Milo Lompar, Moralistički fragmenti, Nolit, Beograd, 2009, p. 60.

[6] Ce qui n’est autre, depuis la perspective du poète, qu’un acharnement quasiment pathologique à distinguer des différences régionales pour ensuite les ériger en différences étatiques et nationales et ainsi transformer, du temps même de la SFRJ, les concitoyens en ennemis et cibles de choix. 

[7] Budno stanje sna, Naučna knjiga, Belgrade, 1993.


Date de publication : novembre 2011

Résumé : L’œuvre poétique de Zoran Bognar (Vukovar, 1965) est représentative de la poésie de sa génération. L’article représente une analyse de l’anthologie de poésie de Zoran Bognar, une étude des formes et des idées qui lui sont propres. L’analyse situe celle-ci par rapport à l’anthropologie et la gnoséologie du poète, dans le cadre de son cheminement littéraire et intellectuel.

Mots-clés : dérision, gnose, éthique, métaphysique

        La trilogie Elyséenne rassemblait, en 2000[1], l’essentiel de l’œuvre poétique de Zoran Bognar, poète serbe contemporain. Construite sous forme d’anthologie personnelle, tentative de revue critique de l’œuvre produite à ce jour, La trilogie Elyséenne représente un essai poétique et métaphysique singulier sur la société actuelle. Ce recueil est, en ce sens, un ouvrage d’intérêt pour l’étude d’une fin de siècle qui, dans l’espace yougoslave, rime aussi avec la fin d’un Etat commun, la fin d’un espace pluriculturel commun, la fin de traditions perçues comme communes.

        Né à Vukovar (Croatie – République Serbe de Krajina, Syrmie occidentale entre 1991 et 1995) en 1965, Bognar publie ses textes de jeunesse au moment de la première crise financière qui suit la mort de Tito (les années 80 sont, sur le plan économique, une ère dite de « Stabilisation » – pour reprendre le terme en vogue à l’époque – et, sur le plan politique, une ère d’ouverture assez laborieuse au pluralisme démocratique). Il appartient à la génération qui, au seuil de la maturité, assiste à la décomposition de l’Etat fédéral. En 1987, à vingt-deux ans, il subit le fouet de la censure pour son recueil The United States of Yougoslavia. Le discours socialiste lui reproche son ton ironique et libertaire, la censure nationaliste croate son expression ékavienne. D’abord interdit de publication en Croatie et en Bosnie, le livre finira par paraître à Sarajevo sous un autre titre : ZEMLJA GOSPODARI PODzemljom / La terre gouverne le Souterrain[2].

            Sa poésie garde en mémoire les eaux puissantes du Danube et des rivières de Pannonie. Ces eaux, dans sa quête poétique, deviennent l’élément primordial de son monde. Eaux en tant que lieu de l’abysse, de l’abyme, lieu de la mise en abyme de l’intellect, de l’âme, des rapports humains, – ces eaux deviennent, au fil de son œuvre, lieu de naufrage de l’homme (l’ancien homme de Zoran Bognar appartient à un contexte historique définit : il s’agit de l’homme socialiste, il s’agit de la société telle que définie par l’expérience socialiste yougoslave). En ce sens, Novi potop / Le nouveau déluge, premier volume de sa trilogie, s’offre au lecteur en tant que nouveau livre de la connaissance – gnose nouvelle –, travail poétique à mi-chemin entre un Oscar Milosz et un Allen Ginsberg. De Milosz, Bognar retient cette recherche de définition de gnose individuelle, d’une pensée poétique et métaphysique individualisée qui tireraient racines des mondes bibliques et hellénistiques. Gnose orientée vers la vie intérieure, vers la réalité de l’homme spirituel et les besoins de cette spiritualité. De Ginsberg, Bognar retient l’idée d’engagement et se définit – en témoignent ses nombreux poèmes – comme poète de l’engagement, créateur d’une poésie sociale et politique qui joue volontiers entre la dérision et le dégoût.

        La poésie métaphysique de Bognar s’encre dans la réalité historique de la Yougoslavie titiste. La poétisation de l’histoire – tradition serbe s’il en est – et, à travers l’histoire, celle de la société, tend à rejoindre les pensées essentielles de la philosophie (notamment dans le poème « ZEMLJA GOSPODARI PODzemljom / La terre gouverne le SOUterrain ») où l’idée de Néant, aboutissement dernier de toute activité et création humaine se présente comme étant une des réalités primordiales toujours présente à l’esprit du poète (toutefois, il ne s’agit là que d’une pointe extrême de sa vision poétique, mesure et critère philosophique permettant au poète de situer sa voix dans le théâtre de la comédie humaine).

La terre gouverne le SOUterrain

EN VAIN TU CHERCHES TON CHEMIN

VERITABLE SUR TERRE TOUS LES

CHEMINS MENENT SOUS ELLE...

Les Seigneurs du SOUSterrain sont sous terre.

La Musique est sous terre, la peinture est sous terre.

        la littérature est sous terre, la philosophie est

        sous terre, l'art est sous terre...

Hendrix est sous terre et Léonard de Vinci est sous terre,

        Nietzsche est sous terre, Krleža est sous terre,

        Ujević est sous terre, Platon est sous terre

        et Mozart est sous terre.

Le passé, le présent et le futur sont sous terre...

Le Christ est sous terre, Bouddha est sous terre, Osho est

        sous terre, l'arche de Noé est sous terre, le moyen

        âge est sous terre, le nouvel âge est sous terre,

        l'énergie électrique est sous terre et l'ordinateur

        est sous terre, le ZX2YHX est sous terre.

La marijuana, le LSD, le trip, l'opium, l'héroïne et le Hachisch

        sont sous terre.

Tout ce qui peut être dit a déjà été dit, tout ce qui peut se conquérir

        a déjà été conquit, tout ce qui a pu naître est déjà né et se trouve

        déjà sous terre. Comprend-le ! Comprend-le ! Tout est sous terre.

        Le monde est sous terre.

Les réincarnations sont sous terre, les utérus sont sous

        terre, l'inconscient est sous terre, les idéaux sont

        sous terre et l'amour est sous terre, l'éternité est sous terre.

La terre gouverne le SOUterrain, la terre est sous terre.

Vukovar, 1986.

        Dans le premier volet intitulé « Igra senki / Le jeu des ombres », Bognar se présente comme moraliste. Héritier de la poésie contestataire et notamment du Beat américain, narratif et sec plus que lyrique et enjoué, il considère maux et tares de son époque depuis un promontoire moral. Préoccupations éthiques sur fond de manipulations des masses sont au cœur de ce premier volet. Le poème « PoKlon / Présent » est à ce titre exemplaire : le titre même du poème représente un jeu de mots entre les substantifs clone et présent qu’il est par nature impossible de rendre en français. Le poète considère la question du clonage dans son aspect philosophique et psychologique, insistant sur la question de l’individualité en devenir du clone. Le monde de ce « jeu des ombres » est dominé par la violence, la bestialité, l’ignorance, l’insensibilité et la suffisance de l’homme de pouvoir, suffisance, le plus souvent, symbolisée et exprimée (là est la puissance satyrique du livre) par les petits apparatchiks de province. Ce monde d’ignorance, de suffisance d’esprit et d’atrophie morale des gens de province, ce monde flaubertien est un lieu d’abattement et d’aliénation, il est la mesure de sa solitude tenace. Mesure de la solitude des êtres vivant en communauté mais détachés les uns des autres et n’aspirant qu’à la réalisation de leurs propres appétits matériels, mais aussi mesure de la solitude fondamentale de l’âme éveillée, celle du poète. Il est celui qui réprouve, exhorte et le plus souvent crache sur une morale morte née, tel un Boris Vian ou un Kamov[3]Veliki On / Le grand lui », « Lovci na pozdrave / Les chasseurs de salutations », « OK »).

        Cette critique sociale est confortée par une vision historique précise. Le drame existentiel, social, national yougoslave, c’est dès le milieu des années quatre-vingt que le poète en désigne les prémices. Relations interethniques complexes, drames nationaux occultés (notamment ceux qui ont trait aux crimes des Nazis et Oustachis perpétrés à l’encontre des Juifs et Serbes lors de la Seconde Guerre mondiale) : dès cette époque, le poète montre son inquiétude face aux questions occultées qui vont refaire surface dans le drame de la ville de Vukovar en 1991. Tout ce que Bognar pressent et redoute dans ses premiers recueils voit venir sa confirmation tragique dans le recueil Ako se mrtvi jednog dana vrate[4] / Et si les morts revenaient un jour. L’intuition poétique a vu juste : le monde ancien (la Yougoslavie socialiste) est mort sous les décombres de ses non-dits[5]. Ces non-dits ont préparé le terrain à l’apocalypse du « Nouveau déluge » : aux récidives nationalistes de tous bords ; à la spirale de la haine, attisée par la peur, qui a pour conséquence le revanchisme nationaliste et les guerres yougoslaves consécutives. La « malédiction des petites différences »[6] ethniques engendrait ainsi une nouvelle guerre fratricide.

        Mais après l’image de l’apocalypse, après ce théâtre de l’épouvante, après une guerre fratricide en partie provoquée, selon le poète, par les apparatchiks communistes, s’ouvre au poète une nouvelle connaissance de l’homme. La métaphysique de l’âme humaine, chez Bognar, est toujours liée à ses racines sociales, à sa réalité contemporaine. C’est pourquoi il y a peu de traces de symbolisme dans sa poésie. Les conséquences des non-dits yougoslaves ont été / sont tels, que le poète se sent obligé de les évoquer, de les nommer et de les invoquer afin de pouvoir, par la suite, les exorciser et s’en défaire, c’est-à-dire s’en libérer et retracer alors l’expérience de la maturité. C’est ce qu’exprime l’excellent poème « Klesari kamene kolevke / Les sculpteurs du berceau de pierre ». Cet enchevêtrement d’images de réminiscences de la tradition classique représente la quintessence de sa connaissance, de son expérience d’écrivain, de poète : c’est une somme esthétique, éthique, le texte programmatique de sa poésie :

        Les sculpteurs du berceau de pierre

        

        Extraire l’épée de la pierre

        extraire de la flamme le tison,

        ce n’est plus de l’héroïsme.

        Maintenant, l’héroïsme est

        extraire les yeux de la pierre,

        extraire le cœur de la pierre,

        extraire de la pierre la flamme,

        extraire l’âme de cette pierre,

        extraire la pierre de la pierre

        et la travailler la travailler

        la travailler la travailler

        achever cette danse sur la pierre

        jusqu’à ce qu’elle devienne poussière.

        Le plus grand héroïsme est maintenant

        d’arracher le souffle de la pierre…

                                                           Belgrade 1992.

        Le souffle est quintessence, rêve, la vie même. Il est question de rêverie de la pierre elle-même (Bognar n’a-t-il pas un roman qui porte le titre éloquent de Budno stanje sna[7] / Etat de veille du rêve). Toute ironie ou sentiment de révolte, de dégoût, sont ici absents. La symbolisation est pure, ancienne, classique. De cette structure formelle s’échappe une sorte de chant, de refrain incantatoire, une respiration de l’âme qui se veut pure et rituelle. Par-delà la peinture du chaos des structures sociales et politiques décriées tout au long du premier volet de la trilogie, il y a, dans ces vers, un appel à plus de rigueur, à plus de travail spirituel et de construction de soi (la structure formelle, stricte et impeccable du poème agit aussi en ce sens). Le sujet lyrique évoque ici une divinité démiurge propre au romantisme, aux démons ou dieux de Byron, de Njegoš qui, à partir de la matière informe du chaos primordial, modèlent un autre monde d’ivresse esthétique.

        « Les sculpteurs du berceau de pierre » est la pièce charnière de la trilogie. Il y est question de retour sur soi, de restructuration, de reconstruction. L’homme au sein de l’anthropocentrisme de Bognar est ce poète – forgeron – démiurge qui panse sa vie, ses blessures, son passé ; il les restructure, les renomme et en dégage l’essence même où se mêlent souffrances et rêves, pour créer un hymne à la vie, à la joie d’exister, à la création. Cet hymne, chez Bognar, après le désastre de Vukovar et de la guerre civile, est un moment de grâce, de sublimation.  « Les sculpteurs du berceau de pierre » ont été publiés dans le recueil Et si les morts revenaient un jour. Ce recueil important paraît à Belgrade en 1993. Le poète aura survécu au siège de Vukovar, il y aura perdu sa maison, des proches, ainsi qu’une bibliothèque de 3500 livres, brûlés sous les bombes. Le berceau exprime à présent l’idée de maturité dans la connaissance de soi et du monde. C’est un socle éthique, arche d’un nouveau rapport au monde d’un rescapé des apocalypses yougoslaves. Et, si l’auteur porte un regard sans complaisance sur les siens, il en va de même des autres. La critique de la réalité yougoslave se double, en effet, d’une critique du discours dominant : dans les années 80 il s’agira de la critique du discours socialiste, dans les années 90 celle du discours néolibéral. La responsabilité occidentale, notamment américaine, dans le drame yougoslave, telle que la perçoit le poète, est le sujet du poème « Bordel America ». Ici aussi l’image est d’une grande simplicité, la facture du poème classique : une galère romaine navigue à travers la brume : celle-ci s’épand autour d’elle, l’isole, l’enferme et fini par devenir l’essence de son être, de sa présence au monde.

Bordel America

Il n'y a plus d'appréhension authentique...

Alors que tes maraudeurs aux paumes

baignées de sueur naviguent à travers

l'épaisse brume le long des rives

abruptes et imprenables la torpeur

règne sur les navires. Quam parva

sapientia regitur mundus.

Amérique, tu n'as plus de nom.

Tu es devenue un décor de pierre ;

état trouble où se mélangent

en d'irritables et exacts mouvements

l'inquiétude, la conscience et le dégoût de soi.

O toi, stroboscopie courtisane si sûre de toi

qui écarte les jambes en direction

de reliefs de mondes inconnus,

tu as si facilement oublié

la doctrine de Monroe.

O, avidité transatlantique,

c'est nous qui t'avons créé

et maintenant nous te regardons.

Tes souhaits sont plus mortels

que de l'ammoniaque.

Toutefois, ne l'oublie pas :

même les chats dépensent

leurs neuf vies

et découvrent la sainte solitude.

Quam parva sapientia regitur mundus.

Tivat, 1996

            Cet isolement, regrettable, le poète en fait le constat et, dans le même temps, il en fait le deuil. Il n’existe pas, selon Bognar, de projection dans l’avenir, de vie future, d’avenir radieux : ce qui doit être radieux l’est soi dès à présent soi n’est pas. Ce monde parallèle (un des mondes parallèles possibles, reconstruit) est intérieur : mais chez Bognar, le solipsisme s’arrête là où la jouissance esthétique s’affirme à travers l’idée de partage, de communauté spirituelle. Ce que le discours anarchisant de Bognar suggère est évident : quel que soi le moment présent, la vie de l’esprit ne cesse pas, ni le dialogue avisé entre hommes d’esprits.



[1] Elizejska trilogija, Prosveta, Belgrade, 2000.

[2]ZEMLJA GOSPODAR PODzemljom, Big Ben, Sarajevo, 1987.

[3] Janko Polić Kamov (1886-1910), poète, dramaturge et nouvelliste croate. Dans ses œuvres, il problématise de manière brutale et polémique l’expérience de l’être et de ses correspondances, psychologiques, historiques et ontologiques, par essence fragmentaires, au monde.

[4] Ako se mrtvi jednog dana vrate, Kruševac, Bagdala, 1993.

[5] Milo Lompar, Moralistički fragmenti, Nolit, Beograd, 2009, p. 60.

[6] Ce qui n’est autre, depuis la perspective du poète, qu’un acharnement quasiment pathologique à distinguer des différences régionales pour ensuite les ériger en différences étatiques et nationales et ainsi transformer, du temps même de la SFRJ, les concitoyens en ennemis et cibles de choix.

[7] Budno stanje sna, Naučna knjiga, Belgrade, 1993.

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