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Photo : M. Đorđević

MILORAD PAVIĆ

« IL EST NÉCESSAIRE QUE NOUS RÊVIONS »

Propos recueillis par Branka Bogavac‑Le Comte

In : La Quinzaine littéraire ,
n° 506, 1er avril 1988.

 

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Branka Bogavac‑Le Comte : Monsieur Pavic, un poète yougoslave connu dit ceci de votre livre : Le Dictionnaire khazar est un roman d'aventures, un recueil de poésie, un livre de récits, une étude historique, une kabbale… C'est de la littérature absolue, un monument de l'imagination, un livre de l'avenir. Comment avez‑vous eu l'idée d'une telle forme pour un roman qui bouscule toutes les normes ?

Milorad Pavic : Dans la littérature serbe il existe une longue tradition d'oeuvres lexicographiques. Ce ne sont pas seulement des dictionnaires. Le Dictionnaire serbe‑latin-allemand de Vuk Karadzic (dont le bicentenaire de la naissance fut célébré l'année dernière par le monde entier), notre écrivain de l'époque romantique (publié en 1818 et 1852), contient beaucoup de contes, de récits, d'anecdotes, des poèmes populaires serbes et des proverbes. J'ai voulu que Le Dictionnaire khazar s'inscrive dans cette tradition et la porte plus loin.


Pavic Ivo Eterovic

Photo : Ivo Eteerović

B.B.L. : C'est un livre qui ne ressemble à aucun autre. Le critique yougoslave Egeric dit qu'on peut paraphraser Mallarmé selon qui la vie doit aboutir à un livre. Faut‑il que tout un peuple disparaisse pour qu'on écrive un bon livre ? Pourriez‑vous parler de sa structure, de ses thèmes puisque c'est par eux qu'il se distingue de tous les romans actuels ?

M. P. : Ce livre est fait sous forme de dictionnaire : noms de personnes, notions diverses, de sorte qu'on puisse le lire à partir du début, du milieu ou de la fin. Comme a dit M. Pivot, il y a autant de lectures que de lecteurs. Il est fait un peu comme une sculpture, sans fin ni commence-ment : peu importe le côté par où on l'approche.

Le roman est divisé en trois livres : hébraïque, chrétien et islamique. Son action commence au VIe siècle et dure jusqu'à nos jours. Les héros du livre cherchent à découvrir au cours de nombreux siècles les traces d'un peuple disparu, les Khazars. Donc, trois grandes religions le judaïsme, le christianisme et l'islam, trois grandes idéologie et troicultures encerclent un petit peuple qui ne partage ni la foi, ni l'idéologie, ni la force des grands.

 B.B.L. : Le Clézio dit : "On lit aussi pour trouver des rêves…" Peut‑on dire que votre livre est un livre de rêves ?

M. P. : Oui, il est nécessaire que nous rêvions. Il y a dans le livre des rêveurs et des chasseurs de rêves. Il y a des personnes qui rêvent les unes des autres en même temps. Le rêve libère l'homme de toutes les contraintes et la littérature l'y aide. La forme de lexique permet au lecteur de s'engager à remanier les choses d'après son goût et d'en faire ses mots croisés, mais sous sa propre responsabilité. Je voudrais voir mes héros, Cohen et Brankovic, dans la position de l'écrivain et d'un de ses lecteurs. Un roman ne doit pas être une rue à sens unique.

B.B.L. : Les critiques disent que vous êtes un écrivain classique et anti‑classique. Pourriez-vous expliquer cela ?

M. P. : Il faut d'abord apprendre à construire une phrase. J'enseigne la rhétorique et je sais comment cela se fait. Le mot "classique" peut avoir deux significations : un auteur qui a des bases classiques et un auteur qui, par son importance, devient classique. Et anti-­classique celui qui détruit les normes classiques. Ce que je tâche de faire c'est de détruire le roman et la phrase classiques pour aller plus loin. Le roman n'est pas en crise mais le réalisme l'est. Il faut avoir la force de le repenser, de reconstruire quelque chose de nouveau qui nous mène vers le XXIe siècle.

B.B.L. : C'est quoi la Parabole des "sept sortes de sel" chez les Khazars ?

M. P. : Cela veut dire qu'il ne faut pas réduire notre monde à une seule variante, à une seule idéologie, à une seule religion, à un seul mode de penser, de vivre, à un seul modèle de culture. Dans ce monde la vérité n'existe pas, mais chacun a sa vérité. Les histoires de Khazars n'étaient que le prétexte de parler de ces problèmes. Réduire le monde à une seule sorte de sel cela veut dire mourir.

B.B.L. : Qu'est‑ce qui compte en littérature ?

M. P. : Il faut aimer ce que vous écrivez. Lorsque je pense au Dictionnaire je me rappelle un seul sentiment : la peur. Autrefois je pensais que les lignes les plus vraies, les plus authentiques étaient celles qu'on aimait le plus en les écrivant. Plus tard je me suis rendu compte que seules les pages que vous avez écrites dans la crainte étaient les meilleures. C'est le signe que vous franchissez une frontière. Cette peur vous signale que vous êtes entrés dans une terre interdite. Dans le roman il faut tout bousculer de ce que vous donne la vie réelle, car les choses de la vie fidèlement transférées dans la littérature ressortissent en kitsch.

B.B.L. : Comme vous dites dans le Dictionnaire : "Un des chemins les plus sûrs qui mène vers le vrai avenir… C’est d'aller dans le sens où vous avez le plus peur".

M. P. : C'est tout à fait exact.

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Milorad Pavic est né en 1929 à Belgrade. Poète et écrivain, professeur à l'Université de Belgrade, Pavic est historien de la littérature serbe du XVIIe au XIXe siècles.

Il a publié deux romans, cinq volumes de récits et trois recueils de poésies. Son roman Dictionnaire khazar, roman‑lexique en 100 000 mots (1984) a obtenu le Prix NIN, équivalent du Goncourt.

Pavic a traduit Villon, Ronsard, Du Bellay, La Fontaine. Il est un grand polyglotte.

Pavic vient de passer une semaine à Paris à propos de la parution de son Dictionnaire khazar en français dans la traduction de Maria Beza-novska, chez Pierre Belfond. Il existe un exemplaire masculin du dicti-onnaire et un exemplaire féminin. Douze lignes dans l'un et dans l'autre ne sont pas les mêmes.

Depuis le Prix NIN le destin du Dictionnaire khazar ressemble au destin de ses héros : incroyable et fantastique. D'abord il a été découvert par le public, ensuite par la critique (130 articles). Lors de la présentation de ce livre, son éditeur yougoslave réserva la plus grande salle de Belgrade, l'Opéra, 1 000 places. Elle fut comble. Les étudiants yougoslaves se font photographier avec ce livre à la main.

Belfond a acheté les droits pour l'étranger sur un simple résumé (en allemand). Il l'a vendu au monde entier. Actuellement le Dictionnaire khazar est en cours de traduction dans seize langues.                                           

                                               B.B.L.                      

 

 

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Photo : D.Tanasijević

                                                                                                                                  
Extrait
 

4. Fragments conservés de la préface de l'édition originale Daubmannus publiée en 1691 et détruite (traduits du latin)

1. L'auteur conseille au lecteur de ne saisir ce livre qu'en toute dernière extrémité. Et même s'il se contente de l'effleurer, qu'il le fasse le jour où son esprit et sa vigilance sont plus aiguisés que d'habitude, et qu'il le lise comme s'il allait attraper la fièvre "sauteuse", cette maladie qui saute un jour sur deux et ne vous donne de la fièvre que les jours féminins de la semaine…

2. Imaginez deux hommes qui tirent chacun à une extrémité d'une corde, maintenant de cette façon un puma en son milieu. S'ils veulent s'approcher en même temps l'un de l'autre, le puma les attaquera car la corde ne sera plus tendue ; il faut donc garder la corde bien raide afin que le puma reste à égale distance de chacun d'eux. C'est pour la même raison que l'écrivain et le lecteur arrivent difficilement à se rapprocher : leur pensée commune est maintenue serrée par un fil que chacun tire de son côté. Si nous demandions au puma, c'est‑à‑dire à la pensée, comment il voit les deux autres, il pourrait dire que les deux proies mangeables tirent à chaque extrémité d'une corde celui qu'elles ne peuvent pas manger.

8. Garde‑toi bien, mon frère, de trop flatter et gratifier de courbettes empressées les gens qui ont le pouvoir dans la bague, et dirigent par le sifflement de l'épée. Ils sont toujours entourés d'une foule de gens qui leur font la cour contre leur gré, parce qu'ils sont obligés d'agir ainsi. Ils y sont contraints parce qu'ils gardaient une abeille sur leur chapeau ou cachaient de l'huile sous leur aisselle, parce qu'on les a pris en flagrant délit, et qu'ils le paient maintenant, leur liberté tient à un fil, ils sont prêts à tout. Ceux d'en haut, qui gouvernent tout, le savent bien et en profitent. Prends donc bien garde qu'ils ne te confondent pas, toi l'innocent, avec les coupables. Cela t'arrivera si tu te mets à trop les flatter et à leur faire des courbettes ils te classeront parmi les hors‑la‑loi et les malfaiteurs, pensant que tu es de ceux qui ont une tache à l'oeil et que tout ce que tu fais, tu ne le fais pas de ton plein gré et avec conviction, mais parce que tu y es obligé, afin d'expier ta mauvaise action. Et ces hommes‑là ne méritent pas d'être respectés, on leur donne des coups de pied comme aux chiens, et on les pousse à commettre des actes qui ressemblent à ceux qu'ils ont déjà commis…

9. En ce qui vous concerne, vous, les écrivains, pensez à la chose suivante : le lecteur est un cheval de voltige auquel il faut enseigner à attendre, après chaque travail bien fait, un morceau de sucre en récompense. Si le morceau de sucre fait défaut, il ne reste rien de la leçon. Quant à ceux qui jugent un livre, les critiques littéraires, ils sont comme les maris trompés : ce sont les derniers à apprendre la nouvelle...

Milorad Pavic : Le Dictionnaire khazar, trad. du serbo‑croate par Maria Bezanovska, Pierre Belfond, 264 p.                           

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