Sur le plan esthétique, l’esprit prométhéen de la modernité invente l’expérimentation dans l’art : le domaine artistique devient le champ de la libre confrontation des idées et des opinions sur les points cruciaux de l’existence humaine. Ce qui signifie que l’œuvre d’art s’ouvre aux nouvelles formes d’expression, à la recherche de moyens nouveaux pour exprimer, fidèle à la fonction première de l’art, de manière plus vraie et plus juste la sensibilité de l’homme moderne. La preuve en est le Dictionnaire khazar de Milorad Pavić qui se distingue justement par son esprit d’expérimentation.
Dans ce roman, l’énergie de l’inconscient devient le moteur principal de la vie. Dans le retrait et l’abstraction du monde extérieur et concret, l’auteur du Dictionnaire khazar crée l’univers étrange et virtuel de ses protagonistes. Selon sa doctrine, l’homme n’existe que dans ses rêves et à travers l’inconscient ; il est enfermé dans une logique d’images qui l’empêche d’affronter la réalité concrète.
Dans la poétique de Pavić nous reconnaissons certains éléments à la fois de recul et d’innovation par rapport à la tradition. L’innovation chez Pavić, c’est d’abord sa tentative expérimentale d’établir le monde dans l’obscurité de l’esprit. Selon lui, le rêve est le fruit de l’âme et représente son engagement naturel dans la rencontre métaphysique de l’homme avec le monde. Le monde qui se reflète en images dans l’inconscient représente ainsi le seul savoir accessible aux humains. Mais, en même temps, une telle vision révèle une sorte d’éloignement par rapport à la réalité. Dans le roman de Pavić, le savoir ne dépend plus de notre capacité de compréhension. Il devient une catégorie irrationnelle et subjective.
Malgré le fait que l’ambiguïté et l’irrationalisme, tous deux présents dans le Dictionnaire khazar, éloignent la réflexion de ses sources cognitives et rationnelles, celle-ci s’appuie néanmoins sur la tradition et la culture chrétienne. La manière dont l’écrivain construit son roman ou son expérimentation ressemble à la pratique de la conscience phénoménologique, plus précisément à sa construction des objets du savoir.
La conscience phénoménologique est subjective et hermétique d’une manière proche de la vision poétique de Pavić. Elle aussi fait sa propre construction du monde à partir des données de la conscience et de l’inconscient. Mais, à la différence de la conscience phénoménologique, qui construit ses objets cognitifs avec l’intention de s’approcher le plus possible de la vraie image de l’homme dans le monde, la construction subjective de Pavić tente de s’imposer comme réalité unique. Le monde khazar inventé s’impose comme réalité des Khazars.
En ce sens, l’auteur ne cesse pas d’être lié à la tradition de la conscience cognitive dont provient la conscience phénoménologique du XXème siècle. Mais ce qui le distingue, c’est le fait qu’il construise son image du monde sur des données irrationnelles, persuadé que l’énergie de l’inconscient est la source unique de la compréhension. Paradoxalement, derrière une telle vision se cache la volonté rationnelle et précise de l’écrivain de créer un monde virtuel. Car l’univers des héros de Pavić est un univers virtuel, un phénomène artistique construit dans la conscience. Il apparaît comme un jeu d’ordinateur bien programmé où les protagonistes accomplissent leurs actions en suivant la logique du programme, sans aucun rapport avec des valeurs morales ou esthétiques. L’arbitraire s’impose comme critère de la création des objets artistiques dans la conscience.
D’abord il construit son roman en forme de dictionnaire. Cela lui permet de proposer aux lecteurs une liberté d’approche et de réception. En plus il les met dans une situation exceptionnelle en leur suggérant de participer activement à la construction de leur réception de l’œuvre d’art. Il dit qu’on peut lire son roman comme n’importe quel dictionnaire, c’est-à-dire par articles, en sautant des pages. Ou bien en suivant certaines notions dans les différentes parties du dictionnaire. Car, rappelons-le, Pavić a construit son dictionnaire en trois parties selon les trois sources religieuses : le livre rouge, (chrétien), le livre jaune (juif) et le livre vert (musulman). Cela donne un nouvel avantage aux lecteurs qui peuvent construire leur roman en commençant par la lecture de n’importe quel livre et dans n’importe quel ordre. D’ailleurs l’écrivain leur laisse une telle liberté (si l’on peut le constater avec une certaine ironie) qu’ils peuvent ne jamais ouvrir son livre : il réserve une page vide où « gît le lecteur qui n’ouvrira jamais ce livre. Ici, il est mort pour toujours. »
Le lecteur devient ainsi autonome. Il crée sa propre vision du roman en se présentant comme participant actif dans cette expérimentation artistique. Ce monde virtuel des protagonistes et des situations imaginaires n’existe que dans la conscience. La seule preuve de sa matérialité, c’est l’existence objective des mots imprimés – des signes écrits. Car le Dictionnaire khazar est fait de paroles (de nomen) dans la langue.
Pour illustrer cela, nous allons évoquer la descente en Enfer de l’Ulysse d’Homère, que Pavić cite dans son épisode de Kalina et Petkoutine. Il est bien clair que, chez lui, elle ne représente qu’une paraphrase, un simple jeu mental qui donne un éclairage historique au monde virtuel de Petkoutine et Kalina, tandis que chez Homère cette descente aux enfers pose la question de la vie et de la mort. Malgré le fait que le lecteur soit conscient du caractère imaginaire du monde d’Homère, en lisant cet épisode, il partage les mêmes sentiments d’angoisse, de peur et de besoin profond de franchir les frontières du licite qui sont ceux du héros principal. Il comprend Ulysse, il le reconnaît en soi. En lisant Homère, le lecteur met à l’épreuve les limites du monde qu’il explore dans la vie. Tandis qu’en lisant l’épisode qui évoque la descente d’Ulysse dans le Dictionnaire Khazar, nous reconnaissons les contours de notre conscience, de l’archétype culturel et religieux de notre civilisation.
Le monde virtuel de Pavić se fonde donc sur la valeur de la parole, du verbum que la tradition chrétienne reconnaît depuis toujours. C’est la parole, le verbe qui ouvre la porte à l’odyssée de notre civilisation. Elle contient à la fois le monde et le savoir sur le monde. A partir de cette idée centrale de la culture chrétienne, l’écrivain construit son univers dans l’imaginaire. Selon lui, l’imaginaire est le seul territoire du monde et le seul endroit où l’âme confirme son existence. Si le monde est contenu dans la parole, c’est-à-dire dans son abstraction éternelle, il existe donc indépendamment de son apparence physique. Il est phénomène de la conscience, subjectivité individuelle mais aussi émanation du savoir collectif. Le monde virtuel de Pavić est construit à partir de paroles dans la langue, gardienne de la mémoire collective, de l’Histoire, de la tradition, des vieilles croyances, etc.
Une telle vision artistique conduit à une nouvelle option esthétique. La création littéraire, à l’exemple du Dictionnaire khazar, n’est pas forcément rapportée à la compréhension qu’on dit conventionnelle et traditionnelle de la vie et de la réalité. Il ne s’agit plus de vraisemblance. L’envie d’expérimentation par laquelle débute le XXe siècle, notamment chez Joyce, se termine par l’idée de la création conçue comme un simple jeu, programmé en fonction de goûts artistiques. Les critères moraux, éducatifs ou traditionnels ne comptent plus. L’imagination est décisive ; l’écrivain n’est que son modeste serviteur.
Le Dictionnaire khazar est l’exemple d’une telle tendance esthétique. Imaginé et fonctionnant comme un objet virtuel de la conscience, il s’impose comme la réalité sur l’histoire khazare. Car selon la conscience phénoménologique, ce qui existe ce sont les phénomènes de notre conscience. Ainsi la sensibilité moderne, déjà marquée par la domination de l’image diffusée à travers les écrans et par l’irruption de l’informatique, renonce de nouveau, non seulement au niveau esthétique mais aussi sur le plan métaphysique.
Autrement dit, l’esprit d’expérimentation, soutenu par les tendances libératrices et prométhéennes, semble aboutir à un certain illusionnisme de l’image et de l’imaginaire. L’esprit prométhéen de la modernité, qui critique souvent la tradition chrétienne, avec le développement de la conscience phénoménologique se prête à redéfinir les valeurs traditionnelles de notre civilisation. C’est ainsi que la culture devient le patrimoine de l’esprit. Se référer aux mythes ou aux œuvres littéraires, c’est communiquer avec un monde qui nous appartient au même titre que le monde physiquement présent.
Cette tendance au retrait de l’esprit dans la fiction et dans l’imaginaire, dépositaires de l’héritage culturel, se confirme entièrement dans le roman de Pavić. La subjectivité l’emporte sur l’objectivité de l’image ; de la même façon le relativisme moral s’impose aux valeurs éthiques traditionnelles. Le Dictionnaire khazar est un exemple significatif de synthèse des tendances divergentes de la modernité. Les valeurs traditionnelles ainsi que la détermination prométhéenne aboutissent à une projection subjective et volontariste des données culturelles.
Date de publication : mars 2012
DOSSIER SPÉCIAL : Milorad Pavić
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