La critique, qui s’efforçait de définir la nature de la prose de Živojin Pavlović et en appelait fréquemment à la conception de l’art exposée par l’auteur dans son recueil d’essais O odvratnom (Du répugnant), a recouru de manière quasiment systématique à une expression clef : l’esthétique du laid. Néanmoins, l’interprétation qu’elle a proposée s’est parfois révélée bien différente du sens que l’écrivain lui-même lui accordait, et il est même arrivé qu’on lui attribue des connotations axiologiques négatives. En conséquence, il semble nécessaire de se remémorer ce que déclare Živojin Pavlović dans son essai O lepom i ružnom (Du beau et du laid) : « L’art véritable est ‘laid’ en dépit de tous les vernis, ornements et glaçages ». Laid, donc, mais pas à cause de sa matière qui « serait en elle-même d’une laideur brutale, c’est-à-dire immédiatement destructive ». Nullement. L’art est laid, ou « laid », si nous avons bien saisi ce qu’entend l’auteur, en premier lieu du fait de « la puissance destructrice de son expression ». Ou, en d’autres termes, parce que l’art « instruit l’homme de l’étendue de son erreur et lui ouvre les yeux sur sa personne, sur la place et le rôle tragique qu’il joue dans l’infini ».
Ainsi, si nous faisons nôtre cette interprétation de la nature de l’art, il nous faut considérer la prose de Živojin Pavlović comme suit : une mise en garde contre les erreurs commises par autrui et par nous-mêmes, et la révélation exprimée sous une forme artistique de l’inéluctabilité de notre destin. Un destin auquel on ne saurait échapper vu, simplement, l’éphémérité de l’être humain, un destin qui, dans Le cimetière tsigane (Cigansko groblje), s’avère cependant être tout autant le fruit des erreurs que l’homme commet, de sa structure mentale, voire de sa position historique et existentielle peu enviable dans un monde qui regorge de leurres. Mettre au jour ces leurres, révéler les égarements humains quitte à présenter une image par trop laide de la vie, tel est le but, entre autres, vers lequel tend l’écrivain.
Le monde que Pavlović dépeint dans ses nouvelles est celui des marginaux et des originaux de la Serbie orientale, des laissés-pour-compte dont la « petite » existence s’écoule loin des courants de la civilisation et de l’histoire. Mais, par là-même, leur existence devient à bien des égards paradigmatique. Car tant l’histoire que la civilisation et l’idéologie ne révèlent qu’à la frange le visage qui est vraiment le leur. Là où la mesure de toute chose est la vie. Là où le mot guerre s’entend au sens d’assassinat de son prochain, où histoire est un champ de bataille permanent, où l’idéologie officielle est celle que sous-entend le dicton « La vache du voisin ?... Qu’elle crève ! »[1] Tenant donc la position de ces marginaux pour celle de pions et, a priori, de perdants dans un jeu auquel d’autres se livrent, Pavlović s’efforce de manière, certes, implicite et par le truchement de l’art de la narration, de révéler, de démystifier ce jeu. Un jeu cruel qui se nomme l’histoire et l’idéologie.
Naturellement, en situant le destin de ses personnages dans un contexte particulier, celui des années dites de rupture – la Deuxième Guerre mondiale, le conflit avec le Cominform, l’agitation étudiante de 1968 –, l’auteur du Cimetière tsigane s’attaque au premier chef à l’idéologie communiste et la démasque comme étant une stratégie dont la finalité est d’établir la dictature et la violence. Une stratégie qui, par ailleurs, a dicté aussi le cours de l’histoire contemporaine yougoslave en l’interprétant ensuite comme participant d’un processus mondial nécessaire et, il va de soi, progressiste qui, comme tout ce qui est grand, demande évidemment certains sacrifices. Des sacrifices ou plutôt des victimes, disent les nouvelles de Pavlović bien avant que l’on ait même songé à s’attaquer à des tabous aujourd’hui brisés.[2] Car, en réalité, tous ont été les victimes de cette idéologie néfaste, aussi bien ses « fidèles » adeptes tels les activistes de la jeunesse communiste de "Brada" (La Barbe) que les gens simples qui n’entendaient rien aux règles du « grand jeu » qui se disputait.
Quoique marqué par les traumatismes d’un temps où le présent était immolé sur l’autel d’un « avenir radieux », le monde des personnages du Cimetière tsigane ne saurait toutefois pas s’intégrer exclusivement dans le système coordonné par l’histoire et l’idéologie. Ce, pour la bonne raison qu’aux yeux de Pavlović l’homme n’est pas exclusivement un être dit social, mais bien autre chose : un être conditionné par l’éthique et la génétique, voire un être énigmatique, irrationnel, instinctif qui, de manière imprévisible cède tantôt à de violentes passions érotiques et au déchaînement du corps, tantôt à de sombres pulsions suicidaires, tantôt à l’appel du destin et de l’atavisme. À dire vrai, on pourrait affirmer que si l’auteur brosse le portrait de marginaux à une époque de rupture, pour autant il ne tient ni leur profil mental ni les raisons de leur sort tragique pour la résultante des circonstances extérieures. Ces dernières peuvent, certes, servir de catalyseur, comme dans "Pitanje" (Question), mais pas être la cause véritable du destin. Aucunement. La vie de l’homme, fût-ce d’un marginal, est pour Pavlović quelque chose de bien plus ample, de bien plus complexe. Que l’on pourrait qualifier de mystérieux écheveau où s’entremêlent la cruelle réalité et la nature humaine toute en contradictions. Une nature qui, bien souvent, échappe à l’entendement et plonge ses racines dans la sphère du subconscient ou dans la conscience collective reçue en héritage. C’est pourquoi, selon Živojin Pavlović, la vie, par sa complexité et sa profondeur, dépasse tout conditionnement provenant de l’histoire ou d’une idéologie.
Au demeurant, son attachement à la vie, la fascination qu’il éprouve pour le miracle de l’existence parfois réduite à l’élémentaire, détermine en quelque sorte la construction des nouvelles du recueil. Voyant que la vie elle-même offre des situations narratives toutes prêtes et des prototypes qui, par leur profil psychologique insolite, possèdent d’avance des éléments propres à l’intrigue et à la dramaturgie littéraire, l’auteur du Cimetière tsigane fait en sorte que ce soit elle, la vie, qui s’exprime, et dans la langue authentique qui est la sienne. Une langue délibérément « écrue », pataude de style notamment quand l’écrivain ravive les archétypes du modèle narratif et use d’un idiome caractéristique du parler de la Serbie orientale. D’où la nécessité pour elle de préserver sa nature brute, non taillée, grammaticalement « sale » et lexicalement « laide ». À l’image de la réalité des personnages de Pavlović. Car « si elle n’est pas réelle, est-il dit dans "Hobby", la réalité n’est pas non plus vraie ».
En dépeignant la vie telle qu’elle est, très souvent tragique et brutale, dans Le Cimetière tsigane comme, du reste, dans la plupart de ses œuvres, Živojin Pavlović adopte en vérité l’esthétique du laid. Mais, comme souligné par ailleurs, il s’agit du laid qui est vrai. Qui est la manifestation authentique de la réalité, la conscience que l’issue tragique de l’homme est inéluctable. Naturellement il faut ajouter ceci : dans ce recueil, tout n’est pas laid. Ou « laid ». Ce livre possède en outre une tendresse lyrique qui atténue, voire efface les scènes de violence et les images de brutalité ; il possède encore une poésie qui sublime l’expérience du monde et révèle sa dimension secrète, notamment dans les nouvelles où tout est vu avec la logique, avec la naïveté d’un enfant et une subjectivité hypersensible qui, davantage par l’intuition que par la raison, découvre le monde et la place que l’on y occupe ; il possède, enfin, le souci de la langue, de son façonnement formel, du rythme stylistique du texte.
Pourtant, une fois terminée la lecture, un sentiment dominant persiste : Le Cimetière tsigane a pour personnage principal la vie, la vie laide parce que tragique. La vie, comme nous le fait observer l’un des protagonistes à la fin du livre, à laquelle trouver un sens est impossible.
[1] En serbe : « Neka komšji crkne krava“. (Note du traducteur.) [2] Le Cimetière tsigane a été publié pour la première fois en 1972. (Note de l’auteur.)
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