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AVEC L'ARMÉE SERBE EN RETRAITE

À TRAVERS l'ALBANIE ET LE MONTÉNÉGRO

par

RAOUL LABRY 

 

Labry - Avec larmée serbe
Avec l'armée serbe en retraite
Perrin et Cie,
Paris, 1916.

 

Raoul Labry
(1880-1950)

Ce n'est pas seulement un slavisant qui a disparu l'été dernier en la personne de Raoul Labry. Avant de se consacrer à la Russie, il avait parcouru déjà une longue carrière d'humaniste… […] Il devait, je pense, cet intérêt pour les peines et les efforts des hommes à sa formation première. Sortant d'une famille de paysans, il avait dû lui-même affirmer sa volonté pour entrer dans la carrière des études. […] Licencié à vingt et un ans seulement, en 1901, il connut ensuite les situations difficiles de délégué dans la classe de seconde à Mâcon, de chargé de cours au lycée de Quimper, avant d'être reçu à l'agrégation des Lettres en 1907. […]

En 191З il avait été chargé d'un cours de russe à la Faculté des Lettres de Toulouse. Mais ce fut la guerre de 1914 qui le rapprocha du monde slave. Nommé d'abord maître de conférences à l'Institut français de Saint-Pétersbourg, il est, en 1915, envoyé en Serbie, interprète de la mission médicale de l'Armée d'Orient. Il se pénètre de sympathie pour un petit peuple fruste et courageux au cours d'une dure retraite dans les montagnes, et il se familiarise avec sa langue et ses mœurs, il connaît les soldats et les dirigeants, et désormais la Serbie, devenue Yougoslavie, occupera toujours une place dans son cœur et dans sa vie. Il s'est raconté, comme participant de cette épopée, dans un livre plein d'émotion : Avec l'armée serbe en retraite à travers l'Albanie et le Monténégro, publié chez Perrin en 1916. C'est alors qu'il débute dans la carrière de journaliste, dans La Dépêche de Toulouse. Il restera un fidèle collaborateur de ce journal jusqu'en 19З9, et dans les très nombreux articles qu'il écrira pour lui on pourra rechercher sa pensée sur bien des sujets. […]

Pascal Pierre

In: Revue des études slaves, Tome 28, fascicule 1-4, 1951. p. 129-137.

*

Dans l’Avant-propos de son livre intitulé Avec l'armée serbe en retraite. A travers l'Albanie et le Monténégro, publié à Paris en 1916, l'auteur dit :

"Ce sont des notes sans prétention, écrites au jour le jour, pendant la longue retraite à travers le sandjak de Novi Pazar, le nord du Monténégro et l'Albanie, à la lueur des feux du bivouac, sous la tente, dans la neige ou dans Les hans albanais. Elles sont la traduction exacte de la réalité journalière que le souvenir n'a pas eu le temps de déformer."

Au début du printemps 1915 le gouvernement serbe fit appel aux Alliés pour qu'ils viennent en aide au pays dont la population était décimée par la typhoïde.

"Et dès le 17 mars [1915], poursuit l'auteur, le chef de la mission, le médecin principal de 1ère classe Joubert, s'embarquait à Marseille pour aller tout de suite organiser la lutte contre le fléau avant l'arrivée de ses officiers. J'avais l'honneur de l'accompagner. Le 25 mars nous étions à Salonique et le 27 à Nisch. J'ai vu la Serbie au moment de ses plus grands deuils et j'en ai éprouvé la plus vive pitié. Le 26 mars je passai en chemin de fer, vers le soir, à Vélès." (Nous apprenons plus loin qu'à l'automne [1915] l'auteur était encore en Serbie, à Nich, puis à Kragujevatz.)

Mihailo Pavlović


—  EXTRAITS  —

Mercredi 3 novembre [1915]

Départ dans le soleil levant, perdus au milieu d'une immense file de chariots. C'est l'exode de tout un peuple, d'une horde qui déménage.

Sur la voiture qui précède la mienne bringuebalent trois enfants, une table, un poêle, un lit de fer, une marmite, le tout pêle-mêle. Je marche en tête de mes trois voitures en compagnie de mon fidèle ordonnance. Le caporal Voïslav, qui porte en bandoulière la guzla que je lui avais achetée pour me chanter, aux temps heureux, les épopées de son pays.

Le brave Tchédomir, un blessé de Koumanovo, rude invalide qui me servait, harcèle les bœufs paresseux dont le hasard m'avait fait propriétaire. Stevan, le cuistot, affublé de la casquette de parade d'un lieutenant serbe attaché au médecin principal Jaubert, une marmite sur le dos, chemine avec Milan, le taciturne, auprès de la troisième voiture conduite par Voïa, le sourd.

Le médecin principal Jaubert et mon ami, le médecin major Demonet, pataugeant dans la boue, ferment la marche de ce convoi à la capitaine Fracasse. Nous allons à travers la plaine fangeuse de l'Ibar. Nous traversons les parcs de combat de la malheureuse armée serbe, qui agonise dans une dernière bataille. Des décharges énormes retentissent à notre droite. Un capitaine d'artillerie, affalé au bord d'un fossé, me montre d'un geste las les quelques gargousses qui restent à sa batterie.

- Après cela ce sera la fin, me dit-il ; le soldat le sait, il a perdu toute confiance. Ce sera bientôt la déroute. Comment résister à l'ouragan d'obus qui précède la marche des Allemands ?

Et comme pour donner force aux paroles du capitaine, les coups précipités des grosses pièces boches forment un grondement continu.

Un blessé, cachectique, qui se traîne sur des béquilles, tombe. Il crie : "Maïka! maïka! (Ma mère!) On l'installe sur une voiture. Il reste encore de la pitié chez beaucoup. La route tourne vers le sud, vers la gorge profonde que l'lbar s'est taillée dans les montagnes. Nous gravissons une rude montée, semée déjà de voitures brisées. À grand’peine nous nous hissons sur la crête d'un éperon rocheux qui ferme la vallée encaissée de l'lbar.

[P. 31-34]

Dimanche 14 novembre

Matinée perdue à courir la ville pour trouver à réparer les voitures et ferrer les bœufs. Je rencontre un officier serbe que les Turcs révoltés aux environs ont dépouillé et blessé. Le pays va se soulever. Les comitadjis bulgares devancent leur armée de très loin, battent la campagne, torturent et massacrent. Il faut gagner en hâte Prichtina, devant laquelle, dans le Char-Dagh [Šar-Planina], tiennent encore quelques débris de l'armée serbe. Affolement de tous. Sur la route d'Ipek [Peć], défilé incessant de tout un peuple en haillons. Beaucoup tombent épuisés avant d'avoir dépassé les faubourgs de la ville.

Départ vers 1 heure. Le convoi est commandé par le médecin principal Randon, plein d'énergie et d'entrain. Sortie difficile de la ville. Il faut faire passer à nos chars un raidillon défoncé où ils s'enlisent dans la boue gluante. On jette quelques bagages inutiles. Nous perdons près de deux heures à franchir ce passage, au milieu des cris, des disputes. Le revolver commence à être le seul argument des discussions. Je forme l'arrière-garde avec mes deux amis, Cot, de Camarés, et Gardies, de Nice. Jusqu'à la nuit, la boue nous empêche de faire plus de 8 kilomètres. Nous campons devant la gare de Voutchitern. Il gèle.

***

Lundi 15 novembre

Départ au jour. La plaine de Kossovo commence. Nous arrivons à Voutchitern, gros village dominé par une énorme caserne turque, où s'entassent les fuyards. Pont romain à dos d'âne, très curieux. Comme l'Ibar s'est déplacé, le pont fait sans raison le gros dos au-dessus des prairies, inutile et désuet.

Longue attente à l’entrée du bourg pour trouver du foin et faire ferrer un bœuf, dans une batterie d'artillerie serbe campée au bord de la route. Elle n'a plus de munitions. Dans les défilés du Char-Dagh, attaquée par des irréguliers, elle a perdu la moitié de son monde et de ses chevaux. Des blessés ont été mutilés. Le capitaine qui la commande attend l'ordre de faire sauter ses canons avant d'essayer de s'échapper avec les quelques hommes qui lui restent.

Le commandant militaire du bourg, par la manière forte, a pu forcer Turcs et Albanais à apporter sur le marché quelques provisions. Je puis acheter des pommes de terre : nous sommes sauvés de la faim pour quelques jours. Sortie difficile de Voutchitern, comme toujours, au milieu de la cohue des voitures, des bœufs et des fugitifs. Nous cheminons dans l'immense plaine de Kossovo où les Turcs, au quatorzième siècle, triomphèrent des Serbes.

Nombreux furent ceux qui y tombèrent sous le cimeterre turc ; aussi nombreux sont ceux qui y tombent les jours pendant cette retraite, crevant de misère. Un vent glacé balaie les landes incultes que nous traversons. Nous sommes gelés jusqu'aux moelles. La manche est lente. La route est semée de carcasses de chevaux morts : la chair en a été dévorée avidement par les passants. Une odeur épouvantable se dégage de deux cadavres de soldats que nul ne songe à ensevelir. Un cheval hennit dans un champ, raidi sur ses jambes. Il tombe. Un prisonnier autrichien se jette sur lui, lui coupe la langue et la dévore crue, la figure ensanglantée.

Golgotha-3

Un soldat (à droite) transporte un enfant à travers les montaignes d'Albanie

Nous marchons jusqu'à la nuit. Nous parvenons au tombeau du sultan Mourad, tué à la bataille de Kossovo par Lazare [sic]* Obilitch : c'est avec difficulté que le Turc insolent qui le garde m'ouvre pour me permettre de le visiter. Nous pouvons dresser la tente dans une ruine toute proche. Mais à 8 heures, une trombe de pluie et de vent nous en rend le séjour impossible. Nous couchons sur le carreau de la cuisine d'un poste de gendarmerie serbe attenant au tombeau. La fenêtre brisée et la porte disjointe laissent passer une bise glaciale qui nous transit.


[*Le sultan Mourad fut tué par Miloš Obilić / Obilitch.]

***

Mardi 16 décembre

Je suis rompu et je souffre d'un rhumatisme à la jambe gauche. Il faut marcher quand même et au plus vite. Nous allons, déjà haves et les vêtements mal en point, par une route morne qui tourne en lacets dans la plaine fangeuse, légèrement ondulée.

Arrivée vers midi à Prichtina, dont les minarets se dressent dans un bas-fond. Les rues sont pleines de fuyards qui refluent des routes de Prokouplié et d'Uskub [Skopje]. On entend le canon sur les montagnes qui dominent la ville. L’ennemi est là précédé de ses comitadjis. Les Turcs nous dévisagent d'un air narquois. L'émeute est proche. Nous pouvons trouver du pain de maïs, la proïa serbe. Nous sommes rejoints par un officier d'état-major français qui me recommande de hâter la marche jusqu'à Chtimplia [Štimlje].

Hier une bande albanaise a attaqué un convoi sur la route et l'a massacré : les traînards, les isolés sont perdus. Nous pressons les bœufs. Je parviens à suivre difficilement, appuyé sur un bâton coupé au long du chemin. C'est à grand’peine qu'à la nuit tombante, j'atteins avec mon arrière-garde Liplian, station du chemin de fer de la ligne Mitrovitza-Uskub, la dernière qui reste aux mains des Serbes. Triste nuit.

[P. 65-71]

 

Remarque : La note de M. Pavlović sur R. Labry et les extraits de l’ouvrage Avec l'armée serbe en retraite sont ici reproduits d’après : Témoignages français sur les Serbes et la Serbie 1912-1918, choix de textes, notes de présentation, traduction et commentaires par Mihailo Pavlović, édition bilingue, Belgrade, Narodna knjiga, 1988, p. 175-179.

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