Extrait de La Vie d'un homme dans les Balkans
16h28. Il me semble que, sur ma montre, l'aiguille indiquant les secondes se déplace en sauts saccadés tout comme mon cœur agité. Nous sommes aujourd'hui le 2 (15) septembre 1918. Le grand jour est arrivé. Pour d'autres que nous, le jour J et l'heure H ont déjà commencé hier à l'aube.
Toute la nuit précédente, le feu avait embrasé le ciel et la terre sur la montagne voisine de Sokol, à l'assaut de laquelle nos soldats s'étaient élancés comme en direction d’un château fort médiéval, en portant des échelles improvisées afin de s'élever le long de la forteresse. Un ouragan grondait aussi plus loin, près de Dobro Polje, où deux divisions françaises attaquent à nos côtés. Ce fut une nuit d'insomnie où le ciel était illuminé par éclairs de centaines de canons, les explosions qui se produisaient de tous côtés. Nous avons passé cette nuit à l'ombre de ce feu d'artifice mortel.
Aujourd'hui, à l'aube, notre 2e bataillon du 5e corps est entré dans les étroites tranchées en pierre situées au-dessous du funeste point 4, où se dressent, au milieu de monceaux de pierre brisés, les troncs desséchés de chênes dénudés.
Tableau de Vasa Eškićević (1867-1933)
Avec l'aube, le ciel s'embrasa aussi au-dessus de nous. De tous les points montagneux situés derrière nous, on entendit gronder des canons jusque-là muets et invisibles, amenés là secrètement et nuitamment, depuis des semaines, et qui se mirent à déverser le feu ...
Des tranchées et des abris, surgissent des hommes qui viennent d'être surpris au château. Tout le versant de la montagne situé entre nos groupes et nous se couvre maintenant d'une véritable mer humaine. Huit cents Bulgares s'efforcent de se faufiler à travers nos lignes. Le feu de huit fusils-mitrailleurs, qui commencent à chauffer entre les mains de mes soldats, fauchent la totalité de leurs rangs. Les hommes affolés jettent leurs armes, hurlent, lèvent haut les mains et agitent des mouchoirs blancs. Tout le bataillon de fantassins bulgares se rend. Les autres détachements de notre régiment viennent en courant et entourent ce groupe, qui a terminé sa guerre.
Si mon devoir est accompli, d'autres camarades conduisent nos prisonniers et dénombrent les mitrailleuses prises à l'ennemi. Ce n'est que plus tard que j'apprendrai que, parmi les 800 soldats bulgares faits prisonniers, se trouvait le commandant de leur 28e régiment d'infanterie, et que nous nous sommes emparés non seulement d'une dizaine de mitrailleuses bulgares, mais aussi de huit mitrailleuses allemandes avec tout leur personnel et que le commandant de cette unité, un Prussien, voyant sa défaite, s'est tiré une balle dans la tête, afin de ne pas être fait prisonnier.
Nous assistons à l'effondrement de tout le front bulgare. Mes soixante volontaires d'Amérique ont joué un rôle décisif dans la victoire.
Le sommet de la montagne se présente à nous, déserté par ses défenseurs... Un quart d'heure seulement plus tôt, voire même moins, se trouvait ici le haut commandement militaire bulgare, qui assistait à la plus grande défaite militaire bulgare et à l'écroulement du front... Dans une cabane située au sommet, des pièces d'argenterie aux armoiries royales reposent sur la table, ce qui témoigne que le commandant suprême des forces armées bulgares, le prince héritier Boris, a assisté à notre victoire, et qu'il s'en est fallu de peu pour que nous le surprenions ici. Ses deux chiens de chasse aboyaient frénétiquement devant la cabine, car il n'avait pas eu le temps, devant notre arrivée soudaine, de les détacher.
Le sommet grisâtre, poste d'observation du haut commandement bulgare, n'est maintenant qu'un plateau dénudé, où soixante jeunes gens, originaires de villes industrielles américaines, regardent, avec une lueur de fierté dans les yeux, comment, dans la vallée de la Crna Reka située en contrebas, les colonnes bulgares fuyant en désordre leurs positions perdues s'entremêlent comme des fourmis apeurées. De tous côtés surgissent, en flots continus, nos divisions ainsi que les unités françaises.
La victoire est plus éclatante qu'aucun de nous n'aurait pu l'espérer.
Me tenant de côté, encore mouillé et essoufflé, je ne me rends presque pas compte qu'il s'agit du plus beau moment de ma guerre de sept ans.
Nous voici arrimés au sol de notre patrie, sûrement et fermement. L'exil est terminé.
Remarque : La Vie d'un homme dans les Balkans [Život čoveka na Balkanu] est l’autobiographie inachevée, publiée à titre posthume en 1997, de l’écrivain serbe Stanislav Krakov (1895-1968). L’extrait tiré de ce livre, traduit du serbe par Ljubomir Mihailović, est ici cité d’après : Dušan Bataković (dir.), Histoire du peuple serbe, Lausanne, L’Age d’Homme, 2006, p. 265-266.
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