GLORIA VICTIS !
par
PAUL FERRIER
Paul Ferrier (1843-1920)
Gloire aux vaincus ! Gloire à ce septuagénaire,
Qui, courbé sous les ans mais non point amoindri,
Dans une dignité que l'Europe vénère,
S'exile et, presque seul, arrive à Scutari !
Son héroïque armée a cédée sous le nombre,
Trois empire puissants l'assaillaient à la fois ;
Sur ses monts pleins de neige et dans ses bois pleins d'ombre,
De la lutte inégale elle portait le poids.
L'Entente retardant, sourde à ses cris d'alarmes,
Le rapide secours qui semblait l'oublier,
Elle n'avait, sans pain et peut être sans armes,
Le choix que de se rendre ou de se replier.
Retraite à pied, combats d'arrière garde,
Amour du sol natal et mépris du trépas,
Elle fit tête ! Et l'on eut dit la Vieille Garde !
Le peuple Serbe, aussi, meurt et ne se rend pas.
Les braves gens ! martyrs d'un conquérant sauvage,
Mais rebelles pourtant à la loi du plus fort,
Ils refusaient la paix au prix de l'esclavage,
Préférant à la honte ou l'exil ou la mort !
Gloire aux Serbes vaincus et gloire à leur roi, Pierre,
Impavide et stoïque au jour du désarroi !
Tout perdu fors l'honneur, il garde l'âme fière
Et d'un petit royaume il reste le grand roi.
Battu, traqué, mais pur de toute forfaiture,
Se retirant devant l'ennemi trop nombreux,
Sans escorte et, dit-on encor, sans nourriture,
Il s'éloigne, à cheval, comme faisaient les Preux.
Pas lui que l'or achète ou que la peur terrasse !
L'amour de la patrie est son unique amour !
C'est qu'il est du pays, c'est qu'il est de la race,
C'est qu'à Belgrade même il a reçu le jour,
C'est qu'il n'est pas de ces monarques exotiques
Qui, des trônes vacants s'adjugeant le butin,
Du Kaiser allemand restent les domestiques.
C'est qu'il n'est pas Cobourg, qu'il n'est pas Constantin ?
Mais sacré comme lui par le destin contraire,
Avec dégoût de ceux qui roulent au fumier,
Il est un autre roi pour l'appeler son frère.
Gloire à Pierre premier frère d'Albert premier !
6 décembre 1915
Le poème publié dans La Quinzaine de Guerre, n° 21, février 1916, Imp. L. De Matteis 3, rue des Juges-Consuls, Paris.
La Quinzaine de Guerre, n° 21, février 1916, p. 1, 7 et 8 © Collection de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić
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