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DEUX PERIODIQUES SERBES

DANS LA FRANCE DE LA GRANDE GUERRE

par

TAMARA VALČIĆ-BULIĆ

Patrie-serbe-9-septembe-1918

N° 9, septembre 1918

 

Au milieu des bouleversements apportés par la première guerre mondiale, dans les années de guerre probablement les plus difficiles pour la France mais à coup sûr pour la Serbie, occupée et sur le point d’être rayée de la carte[1], une activité intellectuelle importante des Serbes se développe en exil. Une des preuves de cette activité est indubitablement l’apparition de certains périodiques serbes, pratiquement partout où les Serbes se sont provisoirement installés : à Corfou, à Salonique, à Bizerte, à Paris, Genève, Londres. Parmi ces périodiques il y en a qui sont naturellement en leur langue maternelle : à Corfou Srpske novine (Le Journal officiel), Zabavnik (Almanach), Pravda (Vérité) à Salonique, Napred (En avant) à Bizerte[2]. Ces périodiques témoignent du besoin des Serbes d‘établir des liens entre eux, de s’informer sur les événements politiques et autres concernant leur pays et la suite de la guerre.

Mais, il y en a également qui sont publiés en langues étrangères, et qui, tout en s’adressant au public serbe, et, on le verra, plus amplement yougoslave, ont pour objectif supplémentaire d’établir et d’entretenir des rapports d’amitié entre leur propre peuple (et dans un certain sens en son nom) et le peuple du pays hôte, de lui faire connaître le passé, le patrimoine culturel, les créations artistiques du peuple serbe et d’affirmer ainsi son originalité et son identité nationale. La plupart ont un caractère national prononcé dès le titre : à Genève sortent La Serbie, La Nouvelle Serbie et Yougoslavie. À Paris, à côté de certains bulletins officiels dépourvus d’intérêt culturel, c’est La Patrie serbe, revue assez intéressante, qui marque pour les Serbes exilés ces deux années de guerre[3].

Il s’agit d’une revue mensuelle paraissant d’abord à Vitré, petite ville de Bretagne, puis à Paris, entre octobre 1916 et décembre 1918. Quelques mois après l’armistice, alors que la plupart des réfugiés commencent à rentrer au pays, et en plein milieu des préparations pour le traité de paix, c’est au tour de La Revue yougoslave de faire son apparition, prouvant ainsi la poursuite d’une activité intellectuelle de l’émigration serbe et yougoslave.

À l’heure d’un véritable engouement pour la Grande Guerre, il semble intéressant de rappeler cette activité, ce pan historique un peu occulté, considéré comme trop marginal par les francisants et d’accès plus difficile pour les serbisants, d’explorer ce monde des échanges humains et culturels entre les Français d’une part et les Serbes et les Yougoslaves confondus d’autre part.

Les deux revues parviennent pratiquement à assurer cette continuité d’échanges – avec une pause négligeable d’à peine deux mois, de décembre 1918 à mars 1919. Cependant, il ne s’agit pas uniquement d’une continuité temporelle : de nombreux intellectuels serbes et yougoslaves, les plus renommés, participent au travail de l’une et de l’autre. Ils sont légion : professeurs d’université, savants, anciens députés, critiques littéraires, enfin professeurs des lycées, venus en exil avec leurs élèves[4].  Certains d’entre eux avaient été avant la guerre collaborateurs de la revue littéraire serbe de l’époque la plus renommée, Srpski književni glasnik (Le messager littéraire serbe), revue d’opposition en même temps ; d’autres ont, pendant la guerre même, participé à l’élaboration d’un programme et d’un État yougoslaves.

Des slavistes français s’intéressant aux problèmes de la Serbie et des Balkans en général ou des traducteurs du serbe collaborent également[5]. Quelques grands écrivains et intellectuels comme Edmond Rostand ou Jean Richepin parmi les premiers, Jean Brunhes, géographe parmi les seconds, publient eux aussi, parfois dans les deux revues. En outre, un des collaborateurs remarqués de La Patrie serbe, Alexandre Arnautovic, romaniste, devient dès le premier numéro le rédacteur en chef de La Revue yougoslave. De plus, certains articles de La Patrie serbe sont réédités plus tard par La Revue yougoslave. Une certaine affinité intellectuelle et même idéologique, en dépit de leurs noms respectifs, s’affirme, nous faisant croire à une unité de mission. Cela est d’autant plus vrai que La Patrie serbe, d’abord discrètement, puis avec de plus en plus de force dès le début de 1918, s’emploie en faveur d’un état yougoslave uni et fait publier aussi bien des textes des intellectuels croates et slovènes contemporains que des articles sur les Croates, leur histoire et leur art.

Les deux revues sont d’aspect relativement modeste ; elles sont toutes les deux brochées et du point de vue typographique assez semblables, illustrées principalement par des photographies. La Patrie serbe sort une fois et La Revue yougoslave deux fois par mois. Chaque numéro de la première contient une cinquantaine de pages, de la seconde également. Etant donné les circonstances, le mérite des deux rédactions est plus remarquable encore. Cela vaut notamment pour La Patrie serbe qui ne semble bénéficier d’aucune subvention mais est, de toute apparence, le fruit de l’initiative privée d’un certain Dragomir Ikonić, docteur en philosophie et directeur-fondateur de la revue, ainsi que de quelques autres intellectuels enthousiastes. La Revue yougoslave, elle, a été fondée par la Ligue des universitaires serbes, croates et slovènes, et son président est un linguiste d’importance, Alexandre Belić. Nous ne disposons d’aucune information sur le tirage de ces revues ; qu’elles aient tenu deux ans chacune, cela semble bien suggérer qu’elles étaient lues. Que dans le dernier numéro de La Patrie serbe, en décembre 1918, un article – portant le nom de « Futures frontières yougoslaves » – ait été censuré, cela peut témoigner d’une distribution plus large qu’il n’y paraît à premier abord.

Toutefois, ces deux revues se caractérisent par un certain nombre de différences également. La première consiste dans leur iconographie et par conséquent dans le ton dominant de chacune. La patrie serbe est évoquée sur la couverture de la première par le tableau d’une mère manifestement en captivité, vêtue d’un costume national (serbe ou grec ?), mère tenant sur sa poitrine un nourrisson tout nu qu’elle allaite. Elle se détourne de l’enfant, probablement pour cacher une trop grande souffrance qui l’envahit. Le pathétique est à son comble ; tout contribue à provoquer l’ardeur patriotique. La Revue yougoslave, à l’opposé de La Patrie serbe, se présente d’emblée comme une revue intellectuelle et politique ; sur sa couverture figure la carte de l’Europe et une place particulière y est réservée au Royaume des Serbes, Croates et Slovènes nouvellement formé.

La seconde différence consiste dans les intentions affichées des deux revues. La Patrie serbe était principalement destinée à la « jeunesse serbe en exil », formule plus tard transformée en « revue mensuelle pour les Serbes en exil », plus généralisante[6]. Elle devait travailler à faciliter et à améliorer l’éducation des jeunes gens serbes apprenant le français. Le principal but proclamé de La Patrie serbe était de rassembler la « jeunesse serbe » et de l’inciter à travailler et à se former, de l’encourager et de raviver son patriotisme, pour la préparer aux tâches historiques qui l’attendaient à la fin de la guerre[7].

Aujourd’hui, dispersés de tous côtés, dans l’attente d’une vie nouvelle, nous portons vaillamment notre croix. Elles sont pénibles pour tous ces heures de l’exil, mais plus encore pour vous qui, trop jeunes, êtes privés de l’amour paternel et des soins de vos familles.[8]

La Revue yougoslave, en revanche, était bien plus tournée vers le public français et pour son but principal avait de perpétuer l’amitié des deux peuples, nouée dans la guerre, ainsi que de faire connaître un pays jusque-là inconnu de la plupart des Français ; voici ce qu’en dit la rédaction :

[… pour] montrer sous un vrai jour un peu de notre vie intellectuelle et économique […] de rester tout proches les uns des autres, de nous unir même en une seule famille morale. C’est pour travailler, dorénavant sans cesse, pour ce rapprochement intellectuel franco-yougoslave que la Ligue fonde sa revue.[9]

Les Serbes et la Serbie, plus tard « le peuple yougoslave », sont représentés par une suite de contributions ; certaines sont organisées en rubriques ; la rubrique historique présente les coutumes serbes, l’histoire serbe ancienne et moderne, avec un accent assez compréhensible sur les exploits serbes pendant la Grande Guerre, et surtout les contacts de la Serbie avec la civilisation française, dès les croisades. C’est ainsi que sont évoqués la rencontre du comte Raimond de Toulouse avec le roi serbe, Constantin Bodin, les rapports d’un des plus grands rois serbes du Moyen Âge, Milutin avec Charles de Valois ou le personnage d’Hélène d’Anjou[10]. Les questions d’un passé plus récent sont systématiquement soulevées. La question de la Macédoine, des rapports de la Serbie et de l’Italie, celle des Albanais et des Serbes, la dénationalisation imposée par les Bulgares à la population serbe, la reconnaissance de la Yougoslavie par les grandes puissances, le problème des frontières avec l’Italie, puis avec la Roumanie, sont abordés dans les articles des deux revues. Il s’agit, on le voit, d’un moyen de propagande essentiel pro-serbe mais également pro-yougoslave.

Bien qu’une certaine image des Serbes comme héros épiques, traditionalistes, se dégage de certaines contributions, qu’il est impossible d’évoquer toutes ici, la rédaction travaille en même temps à présenter la Serbie comme un État moderne, progressiste, pour la rapprocher le plus possible des démocraties occidentales, la France en tête. Un seul exemple, celui du texte de Jovan Žujović, président de l’Académie Royale serbe, « Pour le rapprochement universitaire », publié en avril 1919, représente la Serbie comme un État moderne fondé sur les idéaux de la Révolution française : tous les droits civils et politiques y sont respectés, la « question juive » y est résolue, la justice, l’armée, l’enseignement, sont basés sur les principes de la société démocratique. L’importance de la civilisation française, de sa pensée, de sa science, pour la Serbie, est présentée sans esprit critique, exagérée outre toute mesure, mais cela n’est pas dépourvu de sincérité.

Le peuple serbe s’assimile le mieux les idées d’origine française, parce qu’elles expriment la vérité et la justice, avec une beauté et une bonté qui le charment.[11]

Mais les deux revues, et surtout La Patrie serbe, se font aussi l’écho des événements de la vie culturelle et quotidienne : les chroniques musicale, théâtrale, artistique, saluent notamment les conférences, livres, concerts, expositions consacrés aux Serbes et aux Yougoslaves ; l’activité des associations serbes en exil est également évoquée ; des informations sur la vie des élèves et étudiants serbes en France sont régulièrement données ainsi que sur le travail humanitaire des Français et surtout des Françaises ; des nécrologies des grands hommes sont publiées ; le tableau brossé est assez animé.

Enfin, la rubrique littéraire mérite un examen particulier mais on se bornera ici à quelques indications générales : elle semble, dans une certaine mesure, instrumentalisée et mise, elle aussi, au service de la propagande politique, pro-serbe et à la fois pro-yougoslave ; en témoigne la présence notamment des textes littéraires français qui n’ont été choisis qu’en fonction de leur rapport avec la Serbie ou la Yougoslavie. Quelques titres suffiront à étayer cette thèse : « Les quatre bœufs du roi Pierre » d’Edmond Rostand faisant allusion à la retraite de l’armée et du roi serbes en 1915, « Salut à la Serbie » de Jean Richepin, et d’autres de la même veine[12]. D’autre part, les auteurs français – quelque élogieux que fussent leurs textes – prouvent par leur peu de notoriété pour la majorité d’entre eux, à quel point le problème de la Serbie et plus tard de la Yougoslavie, reste tout de même marginal pour les Français.

La situation est bien différente quand on considère les auteurs serbes, puis croates et slovènes, publiés dans les deux revues. Parmi eux la place d’honneur revient aux « modernistes » : Vojislav Ilić, Jovan Dučić et Milan Rakić, et non à des poètes ressentis comme « archaïques », romantiques comme Jakšić, Zmaj ou des poètes d’époques encore plus éloignées. Il est vrai qu’il ne s’agit que de traductions de poésies et pas d’œuvres inédites. Il n’en demeure pas moins que certaines poésies, comme celle de Milutin Bojić (mort d’ailleurs en 1917) « Le Tombeau bleu », sont publiés quelques mois après la publication de l’original. Enfin, sont privilégiés les poètes qui ont subi une forte influence de la poésie des parnassiens et des symbolistes français. Les deux rédactions œuvrent donc à présenter au public français ce qui est le plus susceptible de lui plaire, mais en même temps ce qu’il y a de plus authentique dans la poésie serbe du moment. L’exception est naturellement faite de la poésie patriotique moderne et ancienne, notamment des poèmes épiques serbes sur le Kosovo et sur la figure quasi mythique de « Kralievich Marko », devenu un héros yougoslave.

Les deux revues, on l’a vu, ont chacune à sa manière une orientation didactique. Elles exercent une propagande politique, mais ne s’adressent, tout compte fait, qu’à un petit cercle d’initiés. Il n’en est pas moins vrai que les textes évoqués tentent d’améliorer les rapports entre les Serbes, puis Yougoslaves et leurs amis français, d’éveiller en France l’intérêt pour leur langue et culture et par-dessus tout font preuve d’un élan mutuel d’intérêt et de sympathie.



[1] La Serbie est, après la défaite de son armée de 1915, occupée par les troupes austro-allemandes et bulgares, le gros de ses civils et de son armée ayant fait retraite en passant par les montagnes de l’Albanie ; les uns ont été décimés par le froid et par les maladies alors que les survivants ont été transportés par les troupes alliées à Corfou, et dans quelques autres îles de Grèce, ainsi que dans quelques villes de l’Afrique du Nord ; plus tard, nombreux sont ceux qui ont été acheminés vers certains pays occidentaux, principalement la France et la Suisse.

[2] D’après La Revue yougoslave précisément, c’est un Français, un certain Albert Aufort, qui fonde une imprimerie en Tunisie pour les combattants serbes mutilés et réformés. (n° 3-4, avril 1919).

[3] Ces revues ont été recensées par Miodrag Ibrovac, in : Uvod u proučavanje romanistike i uporedne književnosti – Bibliografski prirucnik ; Manuel bibliographique des langues et des littératures romanes et de la littérature comparée (bilingue), Naučna knjiga, Belgrade, 1959, p. 201.

[4] Pour ne citer que quelques exemples : Branislav Petronijević, philosophe, Alexandre Belić, linguiste, Miodrag Ibrovac, romaniste, Milan Grol, critique théâtral et d’autres encore.

[5] Les premiers sont représentés par Ernest Denis, Emile Haumant, les seconds par Philéas Lesbègue, Léo d’Orfer ; à eux s’ajoutent des collaborateurs inconnus aujourd’hui mais membres des associations franco-serbes, florissantes à ce moment-là, comme Montagne, secrétaire de l’Association Nation serbe, Gérard-Varet, recteur de l’Université de Rennes. Nombreuses sont également les femmes, notamment traductrices ou même poétesses. Toutefois, des deux côtés, par pur hasard ou par choix politique délibéré, il y en a qui ne collaborent qu’avec l’une des deux revues. C’est – et pour cause – notamment le cas de certains collaborateurs croates (Josip Smodlaka, Ante Tresić Pavičić) qui n’écrivent que pour La Revue yougoslave.

[6] La Patrie serbe, 2e année, n° 1, janvier 1918.

[7] Le souci didactique était tel que la rédaction tenta de publier un supplément en langue serbe ; deux suppléments sortirent, en avril et en mai 1917, en caractères cyrilliques, mais l’entreprise fut rapidement abandonnée, probablement pour des raisons financières. Il est intéressant de noter que ce supplément était destiné également à des amis français apprenant le serbe.

[8] La Patrie serbe, 1ère année, n° 1, octobre 1916.

[9] La Revue yougoslave, 1 ère année, n° 1-2,1-16 mars 1919, p. 1-2.

[10] Respectivement La Patrie serbe, n° 1,20 octobre 1916 ; n° 6,1/14 avril 1917 ; n° 4,1/14 février 1917.

[11]La Revue yougoslave, 1 ère année, 1-16 avril 1919, n° 3-4.

[12] Et encore Léo d’Orfer, « Pourquoi j’ai aimé la Serbie », Andrée de Bussière, « L’épée du prince Alexandre », Pierre de Sancy, « Salut ! Voila les Serbes ! », Auguste de Villeroy, « Aux enfants serbes », Amélie Mesureur, « Stances aux Serbes héroïques » (dans La Patrie serbe ) ; « À la Serbie ressuscitée », « La Serbie en croix », « Joyau suprême », « Yougoslavie » (dans La Revue yougoslave ).

 

In Revue de littérature comparée 3 / 2005 (n° 315), p. 341-346

URL : www.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2005-3-page-341.htm.

 

> Dossier spécial : la Grande Guerre

Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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