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LA MÉMOIRE ET L’IDENTITÉ NATIONALE :

LA MÉMOIRE DE LA GRANDE GUERRE EN SERBIE

par

VOJISLAV PAVLOVIĆ

 

vido

le complexe mémorial sur l’île de Vido

 

La Grande Guerre, dans la mémoire collective serbe, se trouve encadrée par deux événements chargés à la fois d’un fort potentiel émotionnel et d’une importance politique cruciale : les guerres balkaniques et la création du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes. Ces deux événements ont conditionné l’évolution de l’identité nationale serbe avant et après la Grande Guerre. La lutte pour la libération des Serbes vivant dans l’Empire ottoman a été le socle sur lequel fut bâtie, entre le milieu des années 1880 et 1912, l’identité nationale serbe. L’action nationale, menée à la fois en Macédoine et au Kosovo, et en Serbie proprement dite, a fait sortir la notion de l’identité nationale serbe des cabinets ministériels, dépassant ainsi le cadre des élites belgradoises et permettant à la majorité des Serbes de se l’approprier. L’idée de la libération des co-nationaux en Turquie animait principalement une génération de soldats et d’officiers restée sous les armes pratiquement sans interruption de 1912 à 1919. Or cette longue guerre, qui l’a conduite de Kumanovo à Ljubljana, aboutit à la création d’un nouvel État dépassant non seulement leurs espoirs les plus audacieux, mais encore leur étant parfaitement étranger. Cette création changea également le regard porté sur la Grande Guerre. Désormais il fallait résoudre le dilemme du choix de la guerre dont il fallait préserver la mémoire : celle de l’armée serbe qui souvent luttait contre ses futurs concitoyens, ou celle qui, par les efforts de toutes les nations yougoslaves, avait porté sur les fonts baptismaux l’État commun ? Autrement dit, la mémoire de la Grande Guerre devait-elle s’inscrire dans la continuité de la mémoire serbe, ou s’agissait-il d’un événement unique, fondateur d’une identité nouvelle, yougoslave ?

Ce dilemme dans le regard porté sur la mémoire de la Grande Guerre  sera d’actualité tout au long de la vie de l’État yougoslave. Les différentes réponses, apportées dans le temps par les monuments et les œuvres littéraires, nous permettent d’esquisser une périodisation rapide. Dépourvues de message politique, les années 1920 s’inscrivent dans la continuité de la mémoire serbe. La perspective change résolument – et dans la lecture des faits et dans la représentation du passé – après la création de la Yougoslavie en 1929. Une forte volonté politique, si ce n’est personnelle, du souverain fait en sorte que les jalons d’une idéologie yougoslave sont posés et accompagnés de monuments érigés à la gloire de l’âme yougoslave. La césure imposée par l’avènement d’un autre événement fondateur, la guerre des partisans, portant sur les fonts baptismaux la Yougoslavie communiste, dura jusqu’aux années 1960. L’obligation de se conformer à la nouvelle mouture de l’idéologie yougoslave imposa une relecture de la Grande Guerre. Désormais le soldat serbe était présenté comme le « poilu » – et, qui plus est –, de la première heure, en faveur de la lutte pour l’État commun.

La continuité : la mémoire des poilus

S’inscrivant dans la continuité de la mémoire serbe, les initiatives des années 1920 démontrent d’abord une sincère volonté de témoigner du respect envers le sacrifice des frères d’armes disparus dans la guerre. Les associations de poilus ainsi que le prince régent Alexandre sont à l’origine de la construction de monuments dépourvus de messages politiques. Dès 1917, le prince Alexandre ordonne la construction d’un ossuaire sur le mont Kajmakčalan, à l’endroit où l’armée serbe perça le front ennemi en 1916. En 1922, sur l’île de Vido, à côté de Corfou, la marine yougoslave érige une croix en mémoire des milliers de soldats serbes qui ont succombé à leurs blessures dans cette île grecque, transformée en hôpital de fortune après la retraite d’Albanie. La croix est ornée de l’inscription suivante : « Aux héros immortels, la marine SHS. » En 1922, au pied du mont Avala, un premier monument au soldat inconnu est érigé. Sur place, une pierre tombale existait déjà, posée par l’armée allemande avec l’inscription : « Ein unbekannter serbischer Soldat. » C’est dans ces lieux qu’à l’initiative d’un député serbe est érigée une simple pyramide de pierre. Un obélisque est construit en 1924 dans les environs de Lazarevac pour préserver la mémoire des soldats serbes et notamment celle des caporaux issus du fameux bataillon de Skopje, composé exclusivement de jeunes diplômés serbes. L’association des poilus est à l’origine de la construction d’un ossuaire dans le village de Gučevo commémorant la bataille de la Drina de 1914. L’iconographie y est plus riche avec l’apparition d’un aigle au sommet de l’ossuaire en forme de pyramide. Le caractère serbe du monument est accentué par les armoiries serbes en bas-relief. La présence  du blason serbe témoigne de l’évolution de la gestion mémoriale concrétisée par l’accentuation du caractère serbe des monuments érigés à la fin des années 1920. Le même motif est présent sur le monument de Tekeriš commémorant la bataille de Cer. Il s’agit d’une grande crypte en pierre, construite en 1928 et consacrée le 28 juin 1928, réunissant les restes des soldats serbes et de leurs adversaires de l’époque, les soldats tchèques. En revanche, le monument de Mačkov kamen commémorant la bataille de la Drina de 1914, inauguré en 1929, annonce l’arrivée de la période yougoslave dans la gestion mémoriale. Il s’agit d’un ossuaire en pierre portant l’inscription suivante : « Les Yougoslaves, frères de sang, toutes disputes oubliées, vous jurent l’amour et l’accord, reposez en paix éternelle. »[1]

L’auteur de ces vers, Vojislav Ilić le jeune, est le chantre quasiment officiel du triomphe des armées serbes. Il est sollicité le plus souvent pour traduire en poésie les sentiments supposés être partagés par tous lors des fêtes commémoratives et des célébrations de la victoire. Ses rimes ornent les monuments, par exemple du cimetière serbe à Salonique, tandis que ses vers n’hésitent pas à exalter les prouesses et la sagesse des généraux serbes. Ainsi, il consacra ses poèmes « Le novembre 1914 » et « La Liberté » au général et ministre de la Guerre Petar Pešić. Il consacra ses poèmes aussi au roi Pierre Ier et au régent Alexandre avec les intitulés plus qu’évocateurs : « Vive le roi ! » et « Vive le prince héritier ! ». Il est d’ailleurs le plus cité et le plus représenté dans les manuels scolaires. Cependant ses rimes, aussi populaires qu’elles soient à l’époque, ne résistèrent pas à l’épreuve du temps. En revanche, les poèmes de Milutin Bojić, dont notamment « Le caveau bleu » consacré aux soldats serbes morts des maladies et d’épuisement à l’île de Vido, restent le synonyme du soldat serbe, martyr de la cause nationale. Par leurs qualités intrinsèques et comme témoignage de première main d’un poilu, ses poèmes font partie des plus beaux vers écrits sur la Grande Guerre. Dans son recueil Les poèmes du mal et de l’orgueil, publié en 1917 à Salonique, il exalte le dévouement des soldats tout en croyant fermement en l’utilité et la nécessité du sacrifice personnel au profit de l’intérêt plus large de la société serbe[2]. La prose serbe de l’époque nous a laissé une image plus nuancée de la guerre. La retraite par l’Albanie, le front de Salonique, l’exil sont les thèmes abordés dans les nouvelles de Dragiša Vasić, Milutin Jovanović, Vladimir Stanojević et Veselin Vukićević. Il s’agit des témoignages retraçant avec franchise la longue marche d’une armée en déroute et la vie dans les tranchées. Plus que ces formes brèves parues dans les revues telles que Srpski književni glasnik, les romans de Dragiša Vasić, Crvene magle, voire de Stanislav Krakov, Kroz buru, publiés tous au début des années 1920, ont touché un public plus large. Cependant la production romanesque était bien plus importante pendant les années 1930[3].

Le témoignage le plus important de la continuité de la mémoire serbe a été le roman La Trilogie serbe de Stevan Jakovljević, devenu le symbole même de la Grande Guerre[4]. Jakovljević avait été lui-même un poilu, et il s’est employé à recueillir les témoignages de ses frères d’armes. Soucieux de raconter les événements tels qu’il les a vus et tels qu’ils lui ont été relatés par ses proches et ses connaissances, Jakovljević cherche à s’effacer devant le témoin. Son œuvre connut six éditions depuis la parution du premier volume en 1934 jusqu’en 1941. C’est le plus grand succès de librairie avant la guerre. L’adaptation d’une partie de son œuvre pour le théâtre connut, elle aussi, un véritable succès dans les théâtres belgradois et en province serbe.

Quel est donc le soldat serbe qui, décrit par Jakovljević, connut un tel succès auprès de ses lecteurs ? Le véritable héros de son œuvre, le soldat serbe, est sûrement patriote, mais il ne quitte pas ses champs en chantant la gloire de la nation. Il y va à contrecœur, guidé par le sens du devoir pour défendre la patrie. Le romantisme, qu’il soit patriotique ou guerrier, est complètement absent de son récit. Ses héros souffrent, doutent, compatissent même avec leurs ennemis, ils n’aiment pas cette guerre qui leur est imposée par eux. Jakovljević aime ses héros autant qu’il déteste la guerre. Il trace une image presque parfaite du paysan serbe, taciturne, refusant tout discours inutile, respectant l’homme et non l’autorité de ses officiers, mais surtout ayant une idée claire de l’intérêt national et le sens de l’État. C’est justement cette particularité qui assure la place de Jakovljević dans la continuité de la mémoire serbe. La conscience nationale serbe est, et pour lui et pour ses frères d’armes, indissociable de l’État serbe. Paysan, soldat, électeur, le héros de Jakovljević apporte à l’État commun une forte identité nationale et politique, qui ne laisse aucune place à cette espèce de melting pot yougoslave devenu la politique, voire l’idéologie officielle, après  l’instauration par le roi Alexandre de son régime personnel et la proclamation de la naissance de la Yougoslavie.

Vasa Eskicevic-izlazak srpske vojske na more-1915

Vasa Eškićević, 1915

La mémoire créatrice de l’identité yougoslave

La naissance de l’État yougoslave, voulue par le souverain, modifia aussi la conception de la mémoire de la Grande Guerre. Le roi Alexandre, déjà à l’origine de la construction de la plupart des monuments de la première période, désormais seule autorité du pays, et auréolé par l’image non seulement de libérateur mais surtout d’unificateur, s’employa à remplacer les monuments existants par de nouveaux, mais cette fois-ci porteurs du message yougoslave. À côté de la croix sur l’île de Vido fut conçu de son vivant, mais mis en chantier entre 1936 et 1938, un véritable complexe mémorial suivant le projet de l’architecte Nikola Krasnov. Le tombeau de 1 232 soldats serbes, ainsi que les restes de 1 532 soldats inconnus, sont réunis sous la devise plus qu’éloquente : « La Yougoslavie aux soldats serbes ». La place était même laissée pour les armoiries yougoslaves, posées seulement à la fin du siècle dernier.

L’exemple le plus éclatant de cette nouvelle vision de la mémoire de la Grande Guerre est la construction du mémorial du soldat inconnu à Avala. C’était un projet personnel du souverain, entièrement financé sur ses fonds privés. Symboliquement, la décision était importante à plusieurs niveaux. D’abord, le monument existant était jugé complètement insuffisant pour exprimer le message voulu par le souverain. Qui plus est, à l’endroit choisi, au sommet du mont Avala, se trouvaient les restes de la forteresse médiévale serbe de Žrnovo. La destruction de ce vestige de l’histoire serbe était la preuve absolue de la volonté du souverain d’effectuer une césure définitive dans la mémoire collective. Le choix de l’artiste, capable d’exprimer le message voulu par le souverain, était aussi significatif : Ivan Meštrović, Croate et sécessionniste viennois, était appelé à exprimer le message yougoslave au sein d’une société serbe conservative et orthodoxe. Déjà la réception de la précédente œuvre, faite par Meštrović pour la société serbe, était tout sauf concluante. Après la victoire serbe dans les guerres balkaniques, la municipalité de Belgrade avait commandé à Meštrović une fontaine monumentale consacrée à cet événement. Meštrović ne put terminer que la statue du Pobednik (Vainqueur) avant le commencement de la Grande Guerre. Le projet était réactualisé à l’occasion de la célébration du dixième anniversaire de la percée du front de Salonique. La statue était érigée sur la place principale de Belgrade. Or la société serbe fut horrifiée par cette statue nue haute de 14 m. La bonne société belgradoise exigea et obtint que la statue soit déplacée sur la forteresse de Kalemegdan. On reprocha également à l’œuvre de Meštrović son caractère impersonnel. Ce n’était pas un vainqueur allégorique que souhaitaient voir les bourgeois belgradois, mais un vainqueur serbe. Malgré, donc, les difficultés dans la réception de l’art de Meštrović, il était sollicité par le roi à imaginer ce panthéon allégorique de l’identité yougoslave qui devait être le monument du soldat inconnu.

Pobednik na Kalemegdanu

la statue du Pobednik (Vainqueur)

Le choix de l’endroit n’était pas non plus dû au hasard. Le fait qu’il soit déplacé hors de Belgrade, signifiait qu’il devait s’affranchir d’un contexte urbain jugé trop marqué par sa nature serbe. De cette façon, le monument était éloigné de tout symbole de l’identité nationale serbe représenté par la capitale. La volonté de placer le monument dans un environnement naturel voulait démontrer l’enracinement de l’identité yougoslave dans la nature, précédant toutes les divisions entre les « tribus yougoslaves » apportées par l’histoire. L’orientation, sur l’axe est-ouest, traduisait l’idée d’une Yougoslavie qui se considérait comme appartenant aux deux pôles, tout en effectuant leur amalgame dans sa propre identité culturelle. La création d’une identité propre s’effectuait dans un processus complexe où les valeurs européennes, tout en étant intégrées dans la nouvelle identité, servaient aussi comme marques d’une authenticité propre à l’espace yougoslave. La complexité idéologique de l’édifice était montrée aussi par la nette volonté de démontrer l’adhésion de la population voisine au projet de sa construction. Les paysans des villages des alentours furent conviés à la consécration des fondements du monument par le roi. À l’occasion, la messe était célébrée par le prêtre de la paroisse voisine. Les liens unissant donc le roi, les paysans et la nature étaient la base sur laquelle reposait l’image de la seule dynastie authentique dans les Balkans. Cet enracinement profond de la dynastie régnante était en opposition aux nationalismes ambiants des élites serbes et croates. Le souverain apparaissant le plus souvent en uniforme soulignait l’importance de l’armée comme l’autre élément clé de la cohésion nationale. C’est pourquoi le rôle important joué par l’armée dans la construction du monument était mis en exergue. Dans cette naissante idéologie yougoslave, l’armée était censée non seulement préparer pour la guerre, mais aussi éduquer et développer l’identité nationale yougoslave[5]

Spomenik-neznanom-junaku-na-Avali

le mémorial du soldat inconnu à Avala

Le monument était construit en marbre noir, composé de deux escaliers monumentaux, conduisant aux entrées sud et ouest. À chacune d’entre elles, des cariatides vêtues des costumes typiques des différentes régions yougoslaves symbolisaient le caractère complexe de l’identité étatique. À l’entrée principale, celle de l’ouest, les deux cariatides étaient dans les costumes de Šumadija et Crna Gora, les deux régions majeures de l’espace national serbe. À l’entrée opposée se trouvaient les cariatides slovène et croate. Les quatre autres étaient dalmate, bosniaque, macédonienne et voïvodinienne. L’imagerie yougoslave était omniprésente et toute référence à la guerre elle-même singulièrement absente. Jugée par trop serbe, donc élément de discorde possible, la guerre ne trouva pas sa place dans ce panthéon laïque de l’identité yougoslave. Cette démarche prouve la volonté de recomposer et même d’effacer les identités existantes au profit d’une identité nouvellement créée, ou imaginée, par le souverain et un certain nombre d’intellectuels comme réponse à l’échec démocratique du Royaume des Serbes, Croate et Slovènes.

Cependant, même pendant la construction de ce panthéon laïque du yougoslavisme, la continuité de la mémoire serbe était assurée par la construction du cimetière serbe à Salonique, à Zejtinlik, commencée en 1926 et terminée en 1936. Le complexe monumental du cimetière militaire serbe abritait les tombeaux de 1 440 soldats serbes et réunissait les restes de 5 580 autres dans la crypte. Le mausolée et la chapelle étaient construits et décorés des fresques de style byzantin, selon les canons de l’Église orthodoxe. Malgré la volonté du roi, on est forcé de conclure que la société serbe restait toujours attachée à sa culture et à son identité forgées déjà avant la Grande Guerre. comme les romans de Jakovljević et la chapelle à Zejtinlik le prouvent.

Zejtinlik

la chapelle serbe à Zejtinlik

Le poilu serbe comme ancien combattant de la Yougoslavie communiste

La Yougoslavie de Tito est, elle aussi, née d’une conflagration mondiale à laquelle s’ajoutaient la guerre civile et les conflits nationaux. Les communistes fondaient leur légitimité sur leur victoire contre les nazis, mais aussi contre l’ancienne Yougoslavie créée par les poilus de la Grande Guerre. La mémoire de cette dernière se trouva donc non seulement supplantée par un autre événement fondateur, mais aussi reléguée aux oubliettes. Le bain de sang dont était marquée la fin du premier État commun des Slaves de Sud justifia l’utilisation de son histoire comme épouvantail dans les manuels scolaires. Une nouvelle histoire à fort caractère idéologique lui était opposée, où les poilus n’avaient pas leur place. Cependant, avec le relâchement idéologique des années 1960, la mémoire de la Grande Guerre commença à réapparaître. Encore une fois, c’étaient les poilus eux-mêmes qui étaient à l’origine de ce renouveau. L’association des diplômés serbes, engagés dans le bataillon des 1 300 caporaux, chercha, dès 1964, à trouver une place dans le système. La date n’était pas choisie au hasard, car il fallait marquer le cinquantième anniversaire de la bataille de Kolubara, où ils avaient été envoyés au front. Ils souhaitaient bénéficier des mêmes privilèges que les vétérans de la guerre de partisans de Tito. C’est pourquoi ils s’étaient adressés à la très conservatrice association officielle des anciens partisans, mais exclusivement en Serbie. Cette lecture s’accordait parfaitement avec l’interprétation traditionnelle de la Grande Guerre. Les vainqueurs cherchaient la reconnaissance et réclamaient une place de choix dans le panthéon national. La démarche choisie était plus que significative, car ils ne demandaient que le droit de faire une souscription pour ériger le monument à la gloire de leurs confrères à Rajac. Ils ne doutaient donc nullement du soutien populaire, car ils exigeaient seulement le droit de faire appel à la générosité des citoyens.[6]

L’enracinement profond de la mémoire de la Grande Guerre dans la mémoire collective serbe, auquel faisaient confiance les anciens caporaux, était démontré la même année par le succès du film Marš na Drinu (La Marche sur la Drina) du réalisateur Žika Mitrović. L’histoire était celle d’une batterie d’artillerie serbe engagée dans la bataille de Cer en août 1914. Les prouesses des hommes et le patriotisme des officiers ainsi que la victoire au prix des sacrifices communs composaient la formule qui réveillait immédiatement l’orgueil national serbe après presque deux décennies de « fraternité et unité » dans la Yougoslavie communiste. Le thème musical, une marche composée au XIXe siècle par l’auteur serbe Stanislav Binički, devint presque l’hymne du renouveau de la conscience nationale. Or les protagonistes du film marchaient au rythme des notes de Binički pour livrer bataille à l’ennemi d’hier et désormais non seulement les concitoyens mais aussi les frères d’armes dans la guerre des partisans. L’ambiguïté de la mémoire de la Grande Guerre réveillait les clivages qui auraient dû être ensevelis à jamais sous l’importance de l’acte fondateur de la guerre commune dans les armées de Tito.

Néanmoins, l’évolution de la société yougoslave était telle que ces manifestations de caractère national ne pouvaient pas être purement et simplement prohibées, comme c’était le cas dans l’immédiat après-guerre. La fédéralisation, sinon la destruction de la police secrète yougoslave après la chute de son maître, Aleksandar Ranković en 1966, ouvrit des espaces nouveaux à l’expression des identités nationales. La mémoire de la Grande Guerre bénéficia, elle aussi, de ce dégel politique, retrouvant sa place dans la mémoire collective serbe. Déjà, en 1967, l’Association des poilus de la retraite d’Albanie obtint sa place dans le système, avec un enregistrement officiel, et des bureaux lui étaient accordés par la ville de Belgrade.[7] Finalement ses membres obtinrent les mêmes privilèges sociaux que les anciens partisans vers la fin de la décennie. Les monuments de la Grande Guerre devinrent même l’objet de l’attention de l’association officielle des anciens partisans. La direction serbe de l’association fit recenser en 1970 les monuments des guerres de 1912 à 1920 afin de veiller à leur entretien et leur éventuel renouveau. Cette décision témoignait de la volonté de dépasser le fossé idéologique afin de créer une continuité de la mémoire collective serbe. Cette tendance était particulièrement présente au niveau local.

Les monuments aux morts dans les villages serbes, construits dès les années 1950, avaient tendance à réunir sur la même plaque commémorative les noms des villageois morts lors des deux guerres mondiales. Le clivage idéologique n’ayant pas atteint le niveau local, une telle pratique démontre l’enracinement profond de la conscience nationale, voire de celle de l’État. Les systèmes politiques changeaient, les intitulés du pays aussi, pour ne pas parler des chefs plus ou moins charismatiques, mais l’État serbe – comme le bien commun – restait éternel.[8] C’est donc pour cet Etat serbe que les poilus de la Grande Guerre et leurs fils avaient péri, bien que les anciens aient juré allégeance à la couronne et leurs fils au maréchal Tito.

Le raisonnement était plus nuancé au niveau de la direction du Parti communiste serbe et il est nécessaire de l’analyser dans la perspective des événements politiques qui ont secoué la Yougoslavie au début des années 1970. Les « libéraux » serbes de Marko Nikezić et Latinka Perović, arrivés au pouvoir après la chute de Ranković, ont été à leur tour obligés de se retirer en 1972, ayant, par leur ouverture vers la société civile, mis en péril le monopole politique du Parti communiste et de son chef historique, le maréchal Tito. La nouvelle direction de Petar Stambolić et Draža Marković, imposée à la Serbie par Tito en personne, était en quête d’une ligne politique lui permettant de faire oublier l’ouverture démocratique de leurs prédécesseurs. Les « libéraux » ayant été plus qu’impitoyables envers toute velléité du nationalisme serbe, la nouvelle direction chercha, au contraire, à faciliter l’expression de l’identité nationale serbe. La mémoire de la Grande Guerre devint donc, non comme précédemment un devoir de mémoire, mais un argument de choix dans les sourds conflits entre les partis communistes nationaux en quête de légitimité, dont la seule source, en l’absence de démocratie, se révéla être le retour aux valeurs nationales. Dans une Yougoslavie en passe d’acquérir, par la constitution de 1974, les traits d’une union presque confédérale, la gestion mémoriale devint, elle aussi, la base de la reconstruction, voire de la construction des histoires nationales, longtemps abandonnées au profit de celle de la Yougoslavie communiste.

L’articulation de l’identité nationale, dans le cadre de chacune des Républiques – ou, pour être plus précis, sur le territoire géré par chacun des partis communistes nationaux –, facilita donc la réintégration de la mémoire de la Grande Guerre dans la mémoire collective. Le caractère social et idéologique de la mémoire de la lutte des partisans s’estompa au profit du patriotisme national. Les œuvres de Dobrica Ćosić sont les meilleurs exemples de ce processus, tout en démontrant le changement de perspective dans le jugement porté sur la Grande Guerre. Dans son œuvre Vreme smrti (4 vol. parus de 1972 à 1979), Ćosić reprend le thème, déjà abordé avec tant de succès par Jakovljević, de l’histoire de la Serbie dans la Grande Guerre.[9] Or la perspective est profondément différente. Déjà l’intitulé, Le Temps de la mort, est plus qu’évocateur. La trilogie de Jakovljević, malgré tout son réalisme, voire son naturalisme, était une œuvre optimiste, pleine de confiance dans la force innée du soldat et du peuple serbes. En revanche, Ćosić se focalise sur les deux premières années de la guerre qui se terminent par l’exode à travers l’Albanie, de sorte que ses livres deviennent une chronique de la défaite. La retraite, les épidémies, la dévastation du territoire, l’occupation, les énormes pertes humaines pour un pays aussi petit, selon Ćosić, n’étaient pas justifiées par l’issue de la guerre. Ses œuvres, écrites presque soixante ans après la création de l’État commun, ont comme toile de fond le questionnement sur l’utilité de cette union pour laquelle la Serbie avait fait de tels sacrifices.

Ćosić, communiste serbe et partisan de Tito de la première heure, exprime dans ces écrits le mécontentement devant les transformations de la Yougoslavie dans les années 1960 et 1970. Il était partisan d’un État centralisé, considérant en dernière instance que l’union des républiques socialistes, que la Yougoslavie était devenue, ne valait pas tant de sacrifices serbes. Avec Ćosić, la mémoire de la Grande Guerre devient le support du réveil d’un nationalisme serbe, dont les promoteurs étaient tous les communistes déçus. Ćosić est exclu du Parti en 1968 parce qu’il considère que le Parti ne combattait pas assez vigoureusement le nationalisme albanais au Kosovo, dont souffrait la population serbe en province. Dans ces écrits, qui mélangent la fiction et les documents, Ćosić n’hésite pas à appeler comme témoins le chef de gouvernement Nikola Pašić, le prince Alexandre et le général Živojin Mišić. En narrant les échanges entre ses trois hommes clés de la Serbie, Ćosić relate leur attachement à l’union. Néanmoins, par la voix de Mišić, il fait sentir aussi des doutes face aux attitudes réservées des autres nations yougoslaves. De cette façon, il construit l’argumentaire pour sa thèse principale, c’est-à-dire l’idée que la Yougoslavie n’aurait pas de sens si elle ne devenait pas le berceau d’une nation commune dont les Serbes auraient été l’essence même. Privée de son rôle de Piémont, la Serbie perdait une bonne partie des raisons de favoriser l’union. Ćosić utilisa donc la mémoire de la Grande Guerre pour mettre en exergue l’idée, jusqu’alors étrangère à l’opinion publique serbe, que toute union yougoslave n’était pas conforme aux intérêts serbes.

Les œuvres de Ćosić trouvèrent un écho dans l’historiographie dans la mesure où les historiens soutenaient la thèse d’une orientation yougoslave des gouvernements serbes pendant la Grande Guerre. Les années 1970, après l’ouverture des archives (avec la règle des cinquante ans), vit naître une riche production historiographique sur la Grande Guerre. Elle est intéressante à plusieurs titres, surtout lorsqu’on tente d’y discerner les influences des conflits nationaux naissants. Lors du colloque tenu en 1979 à Ilok, à l’occasion de la célébration du soixantième anniversaire de l’union des nations yougoslaves, les historiens de Belgrade s’employèrent à prouver que Pašić et le régent Alexandre n’avaient jamais songé à une autre forme d’union que celle de toutes les nations yougoslaves.[10]

Cette brève analyse de la place occupée par la mémoire de la Grande Guerre dans la société serbe nous permet de conclure que le dilemme initial entre la continuité de la mémoire serbe et la naissance d’une mémoire yougoslave ne peut finalement pas être résolu. Force est de constater que les deux ont vécu côte à côte, voire qu’elles ont connu des vies parallèles. La mémoire serbe a été entretenue d’abord par les poilus, ensuite par les différentes associations des anciens combattants. En revanche, la mémoire yougoslave, créée par le roi Alexandre et qualifiée à l’époque de « yougoslavisme intégral », s’était transformée dans les années 1970 en idée de Serbie comme Piémont de la Yougoslavie. La longévité de ces deux conceptions de melting pot yougoslave peut être expliquée à la fois par la continuité étatique et par des causes nationales. L’enracinement profond de l’État et de la dynastie serbes dans la conscience nationale facilita l’acceptation de l’État yougoslave, créé sous l’égide de la dynastie serbe et selon les concepts bien connus de la tradition politique serbe. La Yougoslavie centralisée du roi Alexandre créa l’illusion d’une métamorphose naturelle de l’État serbe en Yougoslavie. L’échec définitif de ce concept dans les années 1970 poussa d’abord les dissidents communistes, et ensuite la société serbe guidée par la nouvelle direction du Parti serbe, à réaffirmer avec vigueur leur attachement à l’union fondée par leurs aïeux, dont les bases étaient en train d’être mises en cause par la fédéralisation du Parti communiste yougoslave.



NOTES

[1] Voir Subotić, Vojislav, Memorijali oslobodilačkih ratova Srbije (Les mémoriaux des guerres de libération), t. I, vol. 2, Le gouvernement de la Serbie, Belgrade, 2006.

[2] Milutin Bojić, Pesme (Poèmes), Belgrade, 1922.

[3] Olga Manojlović, Umetničke revizije rata (Les révisions artistiques de la guerre), Tokovi istorije, Časopis Instituta za noviju istoriju Srbije, 3-4, 1997, p. 124-125.

[4] Stevan Jakovljević, Srpska trilogija (La trilogie serbe), Belgrade, Geca Kon, 1937.

[5] Aleksandar Ignjatović, Od istorijskog predanja do zamišljanja nacionalne tradicije. Spomenik neznanom junaku na Avali (De la mémoire à l’invention de la tradition nationale. Le monument du soldat inconnu sur le mont Avala), Belgrade, Institut za noviju istoriju Srbije, « L’histoire et la mémoire », 2006, p. 229-252.

[6] Archives de Serbie et Monténégro, SUBNOR (Association fédérale des anciens combattants de la guerre de libération), fonds 297-80, 297-81.

[7] Ibid. Compte rendu annuel sur l’activité de l’Association des poilus de la retraite de l’Albanie, Belgrade, le 31 mars 1970.

[8] 8. Olga Manojlović, Ideološko i političko u spomeničkoj arhitekturi Prvog i Drugosg svetskog rata na tlu Srbije (L’idéologie et la politique dans l’architecture des monuments consacrés aux Première et Seconde Guerres mondiales), thèse de doctorat, soutenue à l’Université de Belgrade en décembre 2004.

[9] Dobrica Ćosić, Vreme smrti (Le temps de la mort), Belgrade, Prosveta, vol. I, II, 1972 ; vol. III, 1975 ; vol. IV, 1979.

[10] Voir notamment la discussion dans Stvaranje jugoslovenske države 1918 (La création de l’État yougoslave, 1918), Belgrade, Narodna knjiga, 1983, p. 449-519.


Vojislav PAVLOVIĆ,
Institut d’études balkaniques,
Belgrade.

 

Pavlović Vojislav, « La mémoire et l'identité nationale : la mémoire de la grande guerre en Serbie », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2007/4 n° 228, p. 51-60. DOI : 10.3917/gmcc.228.0051

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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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