Milivoj Srebro

LE SIXIÈME JOUR

OU LE VOYAGE AU BOUT DES FORCES HUMAINES


Petrovic Rastko 

Rastko Petrović
(1898-1949)

Expression d’une expérience singulière, extrême, le chant du cygne du grand écrivain moderniste Rastko Petrović, Le Sixième jour [Dan šesti], roman publié à titre posthume en 1961, occupe une place particulière parmi les œuvres serbes consacrées à la Grande Guerre. Loin d’une vision épique de l’histoire exprimée dans Le Temps de la mort par Dobrica Ćosić, loin aussi d’une représentation populaire de la guerre proposée par La Trilogie serbe de Stevan Jakovljević et de la structure narrative simple, traditionnelle de ce roman, Le Sixième jour offre, sous une forme romanesque résolument moderniste, une tout autre vision de la Grande Guerre et, en particulier, de l’apocalyptique traversée de l’Albanie. Une vision très personnelle, originale, qui repose évidemment sur le vécu et les souvenirs de l’auteur, par ailleurs l’un des jeunes rescapés de cette terrible épreuve – Petrović avait à l’époque à peine dix-sept ans ! – mais qui  dépasse, sur le plan sémantique, les limites d’une représentation « réaliste », mimétique, de cet événement singulier, unique dans l’histoire moderne serbe.

Le Sixième jour – qui pourrait être considéré d’une certaine manière comme la suite du roman précédent de Petrović (Avec les forces incommensurables [Sa silama nemerljivim, 1927) – est composé de deux parties : la première est entièrement consacrée au « Golgotha albanais » alors que la seconde, nettement plus courte, se rapporte à la vie postérieure du héros principal passée en Amérique à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. La première partie est indubitablement plus émouvante, plus percutante que la seconde, plus réussie également sur le plan esthétique. Tout en s’appliquant à décrire en détails et avec minutie une expérience individuelle et collective extrême qui le marquera à jamais, le romancier a tenté d’y dénicher un sens plus profond, aux connotations mythiques et même métaphysiques. C’est justement la recherche de ce sens et non le calvaire national, comme dans La Trilogie serbe, qui est au cœur de ce roman dans lequel « les notions telles que la patrie, l’État, la nation ne figurent même pas » (Jovan Deretić). À dire vrai, Le Sixième jour n’est pas un roman de guerre à proprement parler : les ombres de la guerre, son écho et ses néfastes conséquences sont naturellement omniprésents, palpables, mais il n’y a ni tranchées, ni bruits d'artillerie ni odeur de poudre…

Sur le plan formel, la première partie du Sixième jour, ainsi que la seconde, se présente sous la forme d’un journal romancé : on y retrouve une datation précise, recouvrant huit semaines du dramatique exode à travers les paysages sauvages du Monténégro et les farouches montagnes et marécages albanais. Mais cette forme n’est en réalité qu’un cadre temporel dans lequel se développe un récit de voyage qui n’est cependant pas linéaire car sans cesse amplifié par des récits collatéraux dans lesquels le narrateur omniscient évoque le passé du héros principal ou raconte les destins de nombreux autres participants de ce drame collectif. Ce récit de voyage – d’un voyage très particulier menant à l’exil et au bout des forces humaines – relate les terribles épreuves endurées par un lycéen belgradois, issu d’une famille de petits-bourgeois, Stefan Papa Katić, l’alter ego de l’auteur, pour qui ce voyage se révèle sous un double aspect : à la fois comme une véritable traversée des enfers en solitaire et comme un voyage initiatique à la découverte de lui-même et du monde dans lequel il vivait.

La représentation du « Golgotha albanais » dans Le Sixième jour est également façonnée par les connaissances que le jeune homme acquerra lors de ce voyage au bout de soi. Le long chemin de l’initiation, en réalité le chemin de croix de Stevan Papa Katić, commence lorsque le jeune homme – au seuil de la maturité, encore adolescent et en proie à de nombreux doutes et interrogations propres à son âge – se trouve soudain dans le maëlstrom de l’histoire balkanique. Incapable de comprendre les raisons du chaos historique dans lequel il est jeté à l’instar de « millions d’hommes », tous « obsédés » par une idée qui lui paraît « hallucinante » : « tout faire pour rester en vie », Stevan Papa Katić part en exil sans savoir, sans même pouvoir imaginer, qu’il sera lui aussi confronté à des situations qui, dans une lutte pour la survie, ne laissent aucun choix digne de l’homme. Contraint malgré lui de partager un destin collectif, il suit au départ la masse des réfugiés, avec l’envie « de mourir à l’instant » et avec une souffrance intérieure dont il n’arrive pas à déterminer les causes mais qui lui semble – dans l’esprit de son éducation livresque – « immortelle, mythologique » ! Ce n’est que bien plus tard, au cours de son voyage dantesque dans les montagnes glacées et dans la boue des marécages lugubres d'Albanie qu’il apprendra ce qu'est la vraie souffrance, physique et morale, ce qu'est la survivance à la lisière entre la vie et la mort, ou encore d’où vient cette force, jadis incompréhensible, qui nourrit le désir de vivre malgré tout et coûte que coûte.

Sur sa route de l’exil, perdu dans la masse des réfugiés qui ressemblent de plus en plus à des ombres, à des squelettes vivants, Stevan « voyage en solitaire » et passe parfois des jours et des nuits « sans adresser la parole à quiconque et sans que quiconque lui dise un traître mot ». Et même s’il sait que la faim, le froid, l’épuisement et le combat pour la survie sont le lot commun, même s’il est conscient que les ultimes ressources de chacun sont à l’œuvre, il comprend, avec effroi, qu’il est en train de perdre son âme, une prise de conscience qui le fait demeurer encore au nombre des êtres humains ; il se rend compte de son incapacité à échapper à la colère qu’il nourrit à l’encontre de tout et de tous, que la force morale lui fait défaut pour résister à la haine, « oui, absolument, s’avoue-t-il, une haine épouvantable parce que tout est ainsi en ce monde ». Un monde qui lui paraît en pleine déchéance et où règne un instinct de survie qui prévaut sur toutes les lois humaines fondées sur la morale ou édictées afin de protéger les valeurs d’une société civilisée.

Dans un tel monde régi par les lois darwiniennes, et dans des conditions imposées par la nature et amplifiées par la guerre, « le monde animal et l’espèce humaine » sont également amenés à « se faire face ». Dans cet affrontement sans merci, comme le remarque le narrateur du Sixième jour, « jamais des ennemis n’ont ressenti plus grande faim, plus grande férocité ». À l’instar de beaucoup d’autres exilés, Stevan se trouvera aussi dans une situation où il sera obligé d’agir selon les lois darwiniennes : durant son interminable errance à travers les marécages albanais, affamé et à bout de forces, il est poursuivi pendant des jours par un chien, lui aussi anéanti par la faim. Seul, entouré de cadavres et en proie aux hallucinations, Stevan sera contraint de livrer un des derniers combats à la vie et à la mort contre un animal rendu enragé par l’instinct de survie.

Pourtant, malgré toutes ces terribles épreuves ou, paradoxalement, grâce à elles, le héros du Sixième jour ressent intuitivement, lors de son pénible « voyage d’initiation », que dans ce qu’il vit, et les autres exilés avec lui, se dissimule une signification plus profonde : ce chemin de croix est aussi une sorte de purgatoire. Car si la guerre et l’effrayante traversée de l’Albanie ne sont, à ses yeux, qu’un « retour à l’ordre tribal de la horde, à l’ordre de l’âge des cavernes », si elles représentent en fait une expression évidente de l’écroulement d’une civilisation, alors les souffrances endurées ne sauraient être dépourvues de sens : ce sont elles qui lui ont permis de retrouver des forces vitales insoupçonnées, jusqu’alors refoulées, étouffées précisément par les lois morales et sociales de cette même civilisation. En d’autres termes, le « Golgotha albanais » est vécu par Stevan comme une expérience à la fois destructrice et rénovatrice, une expérience qui a causé la destruction de son « être social », héritier d’une civilisation, mais qui a, dans le même temps, permis la libération des forces vitales qui lui ouvriront une vie autre, nouvelle.

Ainsi dans la vision du monde de Stevan Papa Katić, de ce monde en décomposition dont il faisait partie, émerge peu à peu l’idée dans laquelle se dessine le mythe de l’éternel retour, du retour de l’homme au commencement – à la nature, à ses propres sources, à sa propre essence que l’évolution historique de l’humanité lui a fait oublier et abandonner. Cette idée, suggérée déjà par le titre du roman aux connotations bibliques, est aussi exprimée métaphoriquement, dans la première partie, par une image mythique de la nature, représentée sous l’aspect d’une femme, le symbole même des forces rénovatrices.

Cette même idée sera développée plus encore dans la seconde partie du Sixième jour qui relate la vie en Amérique du héros devenu entretemps célèbre paléontologue de renom. Le choix de l’Amérique n’est évidemment pas un hasard et n’est pas non plus conditionné uniquement par le fait que l’auteur lui-même passe la dernière partie de sa vie aux Etats-Unis. L’Amérique est choisie parce qu’elle est l’incarnation même du nouveau, du monde à venir dans les représentations littéraires de la première moitié du XXe siècle dans les Balkans. Et c’est seulement dans un tel monde « qui renaît, comme le phénix, des cendres de l’ancien » (Jovan Deretić), que ce rescapé de l’apocalypse européenne sera en mesure de se régénérer, de reconstruire son moi enfui, réduit à néant. Même, sa mort accidentelle, survenue dans une forêt paradisiaque, sera vécue comme une sorte d’extase, comme un retour naturel au commencement et à ses sources primordiales retrouvées.

L’histoire de la publication du Sixième jour, toute aussi singulière à bien des égards, mérite également d’être évoquée La première version du Sixième jour – qui s’attachait uniquement aux deux mois du « Golgotha albanais » et qui portait le titre significatif Huit semaines – fut achevée dès 1934 mais le roman ne paraîtra que 27 ans plus tard. Pourquoi ? Lorsque l’auteur soumit son manuscrit à un éditeur belgradois, on le dissuada de le publier en arguant que la traversée de l’Albanie y était dépeinte « sous un jour trop sombre, pour ainsi dire défaitiste, et, en ce qui concerne l’armée serbe, avec une connotation presque diffamante » ! Plus tard, lors de son séjour aux Etats-Unis, où il restera jusqu’à sa mort prématurée survenue en 1949, Petrović complètera cette version en y ajoutant la seconde partie mais le roman, sous sa forme finale, ne sera publié qu’à titre posthume, en 1961, douze ans après la disparition de l’écrivain !

 

Littérature : Marko Nedić, Magija poetske proze [La Magie de la prose poétique], Belgrade, Nolit, 1972 ; Jovan Deretić, Srpski roman 1800-1950 [Le Roman serbe 1800-1950], Belgrade, Nolit, 1983 ; Miroljub Joković, Imaginacija i istorija [Imagination et histoire], Belgrade, Prosveta, 1994, p. 100-114 ; Djordjije Vuković, „Roman kao enciklopedijska tvorevina“ [Le roman en tant que création encyclopédique], Belgrade, Zavod za udžbenike, NIN, 2005, p. 571-592.

Date de publication : juillet 2014

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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> Le Sixième jour - extraits

> Dossier spécial : la Grande Guerre

Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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