Il nous est arrivé à l’aube.
Je dormais dans le couloir.
À côté d’un mur porteur, avait dit mon père.
Qui, alors encore, était p’pa.
Quoiqu’il arrive, tu es en sécurité, avait-il dit.
Oui, c’est là le mieux, avait dit ma mère
Qui était encore m’man.
Ainsi commence Top je bio vreo ‒ Le canon était chaud, publié à Belgrade en 2008.
Ce roman (?) relate le quotidien d’un immeuble de Sarajevo assiégée par les « tchetniks », les milices paramilitaires serbes, et l’armée des Serbes de Bosnie, où se côtoient et vivent ensemble des gens ordinaires, jusqu’alors ni Musulmans, ni Croates, ni Serbes. Le narrateur est un jeune garçon de dix ans dont les parents… serbes ont été déchiquetés chez eux par un obus… serbe. L’enfant est sain et sauf mais restera longtemps sourd et plus longtemps encore privé de l’usage de la parole.
Si les plus vifs à réagir ‒ ou les plus cyniques ‒ ont pu s’enfuir dès ou sitôt après le déclenchement des hostilités et rejoindre, qui la Croatie, qui la Serbie, qui tout autre pays, ceux qui sont restés ‒ de leur plein gré ou contraints ‒ sont tous logés à la même enseigne : ils sont la cible des snipers, les victimes potentielles d’obus aveugles. D’où la solidarité qui, dans un premier temps s’organise, d’où, ensuite aussi, dans la cave où tous se réfugient en cas d’alerte, les disputes qui éclatent entre personnes appartenant à des « communautés » désormais différentes. Le petit orphelin est pris en charge par Tidža et Hasan, des voisins musulmans qui le traitent comme un de leurs fils. Pendant ce temps, les hommes revêtent une tenue de camouflage, rejoignent ou sont enrôlés de force dans les unités de défense.
Le garçon observe la vie autour de lui, ses voisins dont certains, armes en main, se livrent à divers méfaits, font du « business », accaparent les appartements abandonnés ou expulsent de chez eux les occupants, désormais, d’une « autre nationalité ». Les enfants, copains et amis du petit narrateur, « jouent aux grands », se mettent à boire, à fumer, à se droguer, à fréquenter les prostituées… L’hiver est là, la famine aussi, l’entraide… encore, mais le siège s’éternise, les rancœurs s’exacerbent.
Le jour où son fils est abattu par un sniper, Tidža chasse le jeune garçon de chez elle : Hors de ma vue ! Il est recueilli par une autre famille, serbe cette fois. Nikola, le père, est systématiquement envoyé en première ligne creuser des tranchées et parer une éventuelle attaque terrestre serbe contre la ville. Son fils, Milan, se cache dans une armoire… Ils seront assassinés par des « dégénérés », leur épouse et mère sera violée sous les yeux du jeune garçon qui, alors, décide de fuir, de rejoindre « les siens » et, à son tour, de tirer sur la ville à coups de canon et ainsi appliquer la loi du talion. Le livre se termine sur ces phrases, lourdes de sens :
J’ai tiré la corde.
Le canon a tremblé.
Cette fois, j’ai bien vu qu’en bas, chez les Muše, d’un bâtiment en bordure de la rivière, montait un nuage de fumée.
« C’était bien, p’tit, mais maintenant repose-toi » dit le type à moustache. T’en fais pas, des occasions de tirer, t’en auras encore.
Et j’ai tiré.
Tiré…
Comme Le Journal de Zlata (dont je suis par ailleurs aussi le traducteur en français), Top je bio vreo raconte un épisode du siège de Sarajevo mais, cette fois, vu par les yeux d’un petit Serbe contraint de vivre ce qui le dépasse. D’où le style dépouillé à l’extrême, d’où les phrases, réduites à quelques mots, qui rapportent davantage les impressions, les sensations d’un jeune enfant… témoin muet de l’inconcevable : sa famille tuée par « les siens » ; Hasan, son grand frère par adoption, abattu de même, mais par « les autres »… mais qui sont aussi « les siens » ; sa seconde famille d’accueil assassinée par… ses voisins ‒ les « siens » ou les « autres » ? C’est un voyage initiatique auquel est contraint de se livrer le jeune garçon, de l’insouciance et de l’innocence de l’enfance à la réalité de la vie… et de la mort, à la soif de vengeance, au désir de tuer à son tour, sans état d’âme aucun…
Top je bio vreo a été qualifié de livre « dérangeant » ‒ du fait de son héros, parce que l’auteur – Serbe ‒ était lui-même natif de Sarajevo ? Peut-être… Mais, surtout, parce qu’il renvoie tout le monde dos à dos, assiégeants et assiégés, tous ceux qui assassinent sans discrimination… ou en pleine conscience, tous ceux pour qui la guerre ou le port de l’uniforme fut le meilleur des paravents pour se livrer aux pires exactions, meurtres, viols, prostitution, trafics en tous genres, contrebande, y compris avec… l’ « ennemi » !
Personne n’est épargné, mais certains sont néanmoins inscrits au tableau d’honneur, telle Munevera qui, sans ignorer les risques qu’elle court, apporte de quoi manger à ses voisins… serbes : elle frappe à leur porte… mais a systématiquement disparu quand ils ouvrent… Ce, jusqu’au jour où elle quitte Sarajevo pour rejoindre sa fille en Turquie :
Quand le voisin Nikola a déverrouillé la porte, (…) par terre, devant, il y avait une boîte (…)
Et, à côté de la boîte, il y avait Munevera, la voisine,
Qui dit être venue dire bonjour.
Et que c’était tout ce qui lui restait comme nourriture.
Nikola, le voisin, dit qu’il ne savait pas comment la remercier.
Et il l’invita à entrer.
Elle est entrée.
Et elle a dit qu’il n’y avait pas de quoi.
Que c’est un devoir pour tout le monde de venir en aide à qui en a le plus besoin.
Et que Mitra, sa voisine, et lui, de tous les gens qu’elle connaissait, étaient ceux qui en avaient le plus besoin.
Elle n’est pas restée longtemps.
Et la plupart du temps, comme à son habitude, elle n’a rien dit.
Si, je me rappelle, elle a dit seulement ça :
Dans cette guerre, les vôtres ne m’ont pas étonnée ; de leur part, je n’attendais rien de mieux. Par contre, ce qui m’a surprise, ce sont les nôtres, qui ne valent pas mieux. Jusqu’à cette guerre, je ne voulais pas le croire.
Quand elle est partie, même Mitra, la voisine, avait les yeux pleins de larmes.
Nikola, lui, pleurait. On aurait dit un gamin.
Cette scène, entre autres, montre que le livre évite le manichéisme. Les larmes de Nikola et Mitra font écho à la générosité de Tidža et Hasan, mais l’aveuglement devant la triste et insupportable réalité n’est jamais de mise. Les voisins musulmans ne reculent pas une seconde devant leur devoir de donner une sépulture aux parents du jeune garçon… mais se trouvent totalement désemparés quand se pose la question de poser ou non un nišan, la pierre tombale musulmane, sur la tombe de… chrétiens orthodoxes. De la même façon, les colis reçus de Belgrade par le jeune garçon : pour échapper à la famine, faut-il manger les saucissons du colis qui sont distribués en partage ? Certains préfèrent souscrire aux préceptes alimentaires de l’islam, d’autres non…
L’angélisme non plus n’est jamais de mise. Les Musulmans autant que les Serbes et les Croates de l’immeuble dénoncent les méfaits commis par « les leurs ». Les dernières phrases du livre citées plus haut se prêtent à toutes les interprétations possibles : le jeune garçon est-il en droit, a-t-il toutes les raisons de vouloir à tout prix assouvir sa vengeance ? Dès lors, n’est-il pas voué, lui aussi, à devenir le calque parfait de ceux qu’il exècre, un assassin aveugle que l’odeur du sang, la perspective de voir verser le sang excite et excitera toujours plus, son jeune âge ne l’excusant en rien ?
Top je bio vreo a été adapté au cinéma en 2012 par Boban Skerlić.
Affiche pour le filme Top je bio vreo
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Date de publication : juillet 2014
> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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