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Même si sa courte vie ne lui a pas permis de faire fructifier davantage son extraordinaire talent de satiriste, Radoje Domanović a légué à la postérité plusieurs récits anthologiques. Parmi ces récits, pour la plupart allégorico-satiriques, il convient d’évoquer en particulier les suivants : Stradija, Mrtvo more (Mer morte), Ukidanje strasti (Abolition des passions), Vođa (Le Guide), Danga (Au feu rouge) et Kraljević Marko po drugi put među Srbima (Kraljević Marko de retour parmi les Serbes). Dans tous ces récits, l’écrivain brosse, tout en recourant aux procédés narratifs typiques de la satire, une image à la fois allégorique, fantastique et grotesque de la Serbie de son époque. En fait, ces procédés ont pour fonction de mieux accentuer l’absurdité et la laideur d’une réalité sociale où se profilent la dégradation morale, l’immobilisme, la corruption et la dépravation des mœurs. Ainsi, dans la nouvelle Stradija, Domanović recourt au cliché narratif du « manuscrit trouvé » afin de mieux faire ressortir l’étrangeté des vices et des travers qui font le malheur de son pays. Ce procédé narratif lui permet de prendre ses distances par rapport aux « incroyables » aventures d’un voyageur anonyme qui part à la recherche de la patrie de ses ancêtres, pays qu'il n'a jamais connu, mais qui est « réputé par son passé et son peuple héroïques ». La nouvelle est construite sur le principe du contraste : au lieu de rencontrer les gens honnêtes, fiers et intrépides, dont son père lui avait parlés, le voyageur ne trouve sur son chemin que des lâches, des poltrons et des couards. Dans les deux autres nouvelles, Mer morte et Abolition des passions, le ton sarcastique de Domanović prend même des accents orwelliens. Ainsi, dans la première, le satiriste montre ses braves compatriotes, envahis d’une inquiétude perpétuelle et ne cessant de se lamenter, adopter avec enthousiasme un programme politique stipulant que « personne ne fait rien », et qu’il est « interdit de penser quoi que ce soit, sauf autorisation expresse de la police, car penser porte atteinte au bonheur » ! L’absurde orwellien est encore plus perceptible peut-être dans Abolition des passions, où l’Assemblée nationale vote la résolution par laquelle « l’âme des hommes sera désormais exempte de passions »… Cependant, parmi les innombrables « bravoures » des habitants de cet étrange pays que dépeint Domanović, la plus remarquable est sans aucun doute celle évoquée dans la nouvelle Au fer rouge où les citoyens donnent leur consentement à se faire marquer le front au fer rouge, afin que les autorités puissent distinguer les « honnêtes gens » de la « canaille qui risque de les corrompre » ! Les vices et les travers que Domanović stigmatise dans ses nouvelles satiriques ont un visage tantôt comique, tantôt hideux. Par ses tonalités sombres, la nouvelle Le Guide déconcerte, car le satiriste y montre les conséquences tragiques de la crédulité et du manque d’esprit critique. Tel Sterija qui, dans Les patriotes, met en scène les « fourbes » qui, sous l'apparence du patriotisme, n’hésitent pas à dispenser les conseils les plus insensés pour mener les gens à leur guise, Domanović y décrit un vendeur d’orviétan qui, ayant réussi à s’imposer, mène vers l’abîme un peuple désireux de quitter sa terre infertile et de partir à la recherche d’une « terre promise ». Le portrait de cet homme taciturne que personne ne connaît, « mais qui a l'air très intelligent, puisqu'il ne fait que se taire et réfléchir », n’est pas sans rappeler Nikola Pašić, homme politique controversé qui a, pendant plusieurs décennies, joué un rôle important sur la scène politique serbe. La description de cette longue marche pleine de périls, où les enfants et les vieillards meurent, les hommes et les femmes disparaissent dans des ravins, tandis que leur chef réussit toujours à s'en sortir sans aucune blessure, révèle de façon sous-entendue de nombreuses allusions aux événements politiques de l’époque. La raillerie mordante de Domanović vise ici autant le politicien qui mène le peuple à sa perte, que ses concitoyens, trop dociles et trop crédules. Le fait d’être nourri de la tradition épique n’empêche pas Domanović d’adopter une attitude critique à l’égard de certains mythes qu’elle véhicule, considérés par la plupart des Serbes comme indissociables de leur identité nationale. Dans la nouvelle Marko Kraljević de retour parmi les Serbes, imprégnée d’un rire amer, le satiriste dénude leurs chimères en donnant vie à ce héros légendaire, tel qu’il est représenté dans l’imagination populaire, pour le faire descendre sur terre. Son apparition effrayante, au lieu d’éveiller l’admiration, ne suscite chez ses compatriotes – lesquels n’avaient auparavant de cesse de l’invoquer – que la consternation et la terreur. Domanović démasque ici leur mauvaise foi et leur incapacité à différencier le mythe de la réalité, se moquant de l’illusion qu’ils ont de leur courage et de leur amour pour la liberté. Sa satire est féroce : elle fustige et condamne, sans aucun parti pris. Si l’éclat de l’œuvre de Domanović ne ternit pas, c’est que tout en étant tissée avec des fils dont les couleurs sont celles de son milieu et de son époque, elle transcende de loin le contexte sociopolitique. Ses résonances universelles sont sensibles dans la présence de motifs bibliques, mais aussi dans la critique impitoyable d’un type de société qui produit des êtres amoraux et dépravés. L’image grotesque des contemporains de Domanović, acceptant d’être marqués sur le front au fer rouge, n’évoque-t-elle pas par ailleurs celle, non moins déconcertante, de nos propres contemporains, s’empressant de se faire implanter sous la peau des puces électroniques… les seuls supports encore crédibles de l’identité dans ce brave monde qu’est le notre ? Nourrie d’un esprit rebelle, l’œuvre satirique de Radoje Domanović reste un appel à refuser tout ordre établi qui déprave l’être humain, et surtout à extirper les vices qui mènent l’homme à sa perte. *Trad. du serbe par Christine Chalhoub, Paris : Non lieu, 2008 Marija Džunić Drinjaković |