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Le Siège de l’église Saint-Sauveur est l’une des œuvres majeures de la littérature serbe récente. Roman historique, il donne dans l’esprit de la poétique postmoderne, par la combinaison du fictif et du factuel, une nouvelle version apocryphe du passé historique national qu’il rattache dans le même temps à une histoire dont le cadre est la Serbie contemporaine. L’action principale du roman relate un événement historique authentique : l’attaque lancée par les armées bulgare et koumani contre le monastère serbe de Žiča à la fin du XIIIe siècle. En alternance avec ce récit, le lecteur en suit deux autres qui l’emmènent dans des environnements historiques différents, le premier à Venise puis à Constantinople quand les Croisés mirent le siège devant la ville et s’en emparèrent au début du XIIIe siècle. Les différents cours de l’action se reflètent et se commentent mutuellement. La destruction de Constantinople par les Croisés sous la conduite du doge de Venise est similaire aux souffrances endurées par Žiča sous les assauts de conquérants venus de l’Est ; quant au jeune Bogdan, le héros de l’histoire contemporaine, il trouve la mort en Bosnie, victime accidentelle d’un bombardement mené par l’OTAN. Rend plus problématique encore le temps de la narration le fait que s’oppose à l’existence historique réelle le monde alternatif du rêve dans lequel des destins éloignés dans le temps se rencontrent et se croisent. Né dans le monde du rêve, Bogdan est le fruit des amours de l’impératrice byzantine Filipa et du fauconnier Ljuben dont les vies se déroulent à deux siècles de distance. Motive la fuite de Filipa dans le rêve son refus d’abandonner sa descendance à l’histoire « déshumanisée » que l’on connaît par les chroniques des dynasties byzantines. Ironie du sort, acheminant par les voies du rêve son enfant dans le monde plus sûr du futur, elle l’envoie dans la Serbie de la fin du XXe siècle et le livre à l’étreinte de cette même histoire « déshumanisée ». La relativisation des rapports entre factuel et fictif, la conscience narrative de l’auteur et la métatextualité rapprochent Le Siège de l’église Saint-Sauveur du roman historique ouest-européen contemporain. L’histoire que raconte Goran Petrović porte également une ressemblance au réalisme magique des écrivains latino-américains, à leur manière de rendre nébuleuse la frontière entre réaliste et fantastique, réel et merveilleux, histoire et mythe. Dans la construction de son récit, l’auteur s’appuie principalement sur la tradition culturelle nationale, des légendes orales et des contes, de l’hagiographie des saints du Moyen Age et des autres branches de la culture sacrée jusqu’aux formes de prose de l’époque moderne. Le lecteur est invité à s’abandonner à la conduite d’un narrateur autoritaire, impersonnel, qui module habilement sa langue et son style selon le thème abordé et dont le discours fusionne littéral et métaphorique, objectivise le spirituel et insuffle la vie à l’inanimé afin, par le truchement d’un réseau fourni d’images fantastiques, de leitmotiv, de personnages grotesques, imaginaires et symboliques, de situations et d’événements, de composer des variations sur les thèmes centraux du roman : l’existence de l’homme dans le temps, le combat du bien et du mal, le rapport de l’histoire à l’Histoire. Les fluctuations et tensions entre littéral et figuratif pointent le potentiel allégorique du roman mais, dans le même temps, se refusent aux interprétations univoques. Sur le plan sémantique, le roman est charpenté par une série d’oppositions teintées d’axiologie. Le monde des « seigneurs de l’histoire » est connoté négativement : cruauté, violence, ténèbres, destruction. Lui fait face le monde du rêve, de la liberté, de l’amour, de la lumière, de la spiritualité ; au-dessus de ces deux mondes, il y a celui, magique, du récit et de la narration. Goran Petrović parvient à enchanter son lecteur par la force de son verbe avec lequel, paradoxalement, par la reconstruction en imagination de l’histoire et de son action destructrice, il crée et affirme une réalité poétique autre et plus pondérée. *Traduit par Gojko Lukic, Seuil, 2006. – 383 p. Vladislava Ribnikar Traduit du serbe par Alain Cappon |